Le virus et les affordances.

Le numérique comme pandémonium de la pandémie. Tous les démons réunis. De celui de la surveillance à celui de la déshumanisation. Il est étonnant ce virus. Dans ce qu'il dit, permet, autorise et légitime de notre rapport au numérique à proportion de ce qu'il interdit, ne permet plus, délégitime dans notre rapport aux autres hors numérique. 

Il est étonnant ce virus. D'abord il s'attaque (parfois) aux deux seuls sens que le numérique ne permet pour l'instant pas de "reproduire" : le goût et l'odorat. Privés de goût et d'odorat, l'expérience sensorielle du numérique est alors pleine et pleinement palliative (même si le toucher n'est pas aujourd'hui répandu, les interfaces dites haptiques existent bien qu'encore réservées à certains usages professionnels ou parfois ludiques). Le monde d'après était tout entier dans le numérique du jour d'avant la pandémie.

Il est étonnant ce virus. Il interdit le contact physique et permet donc aux stratégies et plateformes numériques palliatives de prendre un sens et une place inédite. Mais le "télétravail" interdit toute forme d'aléatoire, de stochastique de la rencontre qui est à la base d'une sociabilité pleine. Déjà nos chemins numériques avaient davantage des allures plus carcérales que récréatives. Le monde d'après était tout entier dans le numérique du jour d'avant la pandémie.

Il est étonnant ce virus qui transforme chaque place publique en espace privé. Et chaque espace privé en conversation publique technologiquement médiée. Si cela reste acceptable pour des apéros skype, cela devient éminemment plus problématique quand il s'agit d'enjeux professionnels. Et là encore il n'est pas neutre ou anodin que ce soit Facebook ou Google qui aient été parmi les premières entreprises à annoncer le prolongement de ce temps de télétravail, et que Twitter soit le premier à annoncer qu'indépendamment de la fin de l'épidémie (ou pas) il laisserait la possibilité à ses employés de demeurer "définitivement" et "à vie" en télétravail.

Mark Zuckerberg a derechef annoncé hier (le 14 mai) le lancement de "Messenger Rooms", un service de visio à plusieurs embarqué dans Messenger / Facebook  et qui a cette particularité : 

"You can also start a room for all your friends at the top of your News Feed and just see who stops by to say hi. You don't need to schedule time to hang out like other video conferencing tools — it's much more serendipitous and fun."

Une "pièce" (room) tout en haut de votre newsfeed, fenêtre en permanente ouverte sur votre vie chez vous. En permanence. En permanence. Pas besoin de programmer une date ou une heure de réunion, puisque la réunion est permanente. Un monde de réunion, de sollicitation, d'intrusion permanente. Le monde d'après était tout entier dans le numérique du jour d'avant la pandémie.

Il est étonnant ce virus qui masque (littéralement autant que métaphoriquement) la possibilité d'exprimer nos émotions avec les difficultés particulières que l'on connaît pour – par exemple – les personnes sourdes et/ou certaines profession du soin (orthophonistes notamment). Cela tombe "bien" puisqu'une nouvelle fois les plateformes numériques ont fait des émotions le coeur de leur ingénierie virale et que chacun peut à loisir faire ses gammes sur le clavier émotionnel des émoticones. Le like a remplacé le lien. Le monde d'après était tout entier dans le numérique du jour d'avant la pandémie.

Il est étonnant ce virus. Parce que nous pourrions tous et toutes êtres victimes d'une forme inédite de prosopagnosie appareillée : la difficulté de reconnaître des visages masqués. Et d'interpréter correctement les expressions. Et que cette déception devant l'interprétation devenue complexe de l'intentionalité de l'autre dans une relation présentielle, pourrait nous inciter davantage à nous réfugier commodément dans l'expérience certes dégradée mais plus conforme à nos cadres et à nos attentes émotionnelles interprétatives que proposent nombre de plateformes ou d'expériences de "visio-" ou "télé-"présence. Le monde d'après était tout entier dans le numérique du jour d'avant la pandémie. 

Il est étonnant ce virus. La parole même, quand elle est à présence de l'autre, en présence de l'autre, pourrait être bannie de l'espace social. Il faudrait se préparer à ne plus parler fort dans des espaces fermés. L'idéal d'un monde policé. Frontière d'un monde entièrement policier. "Parler fort" c'est aussi s'engueuler, débattre, chanter peut-être, invectiver ou galvaniser. Il nous nous resterait alors plus qu'un monde et cris de colères essentiellement typographiques. ON CRIE EN MAJUSCULES sur les réseaux, depuis que le web existe, ou depuis 1995 en tout cas. Le monde d'après était tout entier dans le numérique du jour d'avant la pandémie.

Il est étonnant ce virus. Qui nous oblige à sombrer dans une forme d'hypervigilance à la présence de l'autre. Une hypervigilance interactionnelle : à chaque fois que quelqu'un s'approche trop, tente trop de nous parler. Une hypervigilance émotionnelle pour essayer de décrypter à la seule intonation de sa voix ou au plissement de ses yeux s'il sourit réellement ou non. Une hypervigilance situationnelle pour à chaque fois que possible maintenir cette distance en anticipant les réaction de l'autre. Une hypervigilance visuelle nous poussant à savoir si l'autre a un masque, son masque, s'il l'a correctement mis, s'il s'agit d'un masque homologué ou d'un bout de tissu mal cousu. Une hypervigilance qui rappelle les sur-sollicitations attentionnelles de nos notifications du monde d'avant. Ainsi que la société de vigilance que voulait Emmanuel Macron et qui institue la défiance en règle et le soupçon en norme. Une pré-occupation. Le monde d'après était tout entier dans le numérique du jour d'avant la pandémie.  

Il est étonnant ce virus. Il va nous obliger à revoir une grande partie de nos "affordances". L'affordance c'est le titre de ce blog mais c'est aussi et surtout "la capacité d'un objet à suggérer sa propre utilisation." Comme ces deux poignées de portes, l'une invitant à pousser et l'autre à tirer.

Affordance-squad-01

 

Des gestes aussi simples que l'ouverture d'une porte vont devoir être entièrement revus, repensés, recalculés. Les affordances naturelles, évidentes, celle de la poignée de porte par exemple, vont être dé-naturées et re-naturalisées au profit d'autres interactions et d'autres médiations. Ne plus ouvrir avec la main mais avec le coude ou le pied et/ou disposer d'objets techniques se superposant en interférence à l'affordance première pour la maintenir mais en nous maintenant aussi protégés.

Capture d’écran 2020-05-15 à 19.04.11(Affiche à retrouver ici)

Ici un "ouvre-porte" pour l'avant bras à imprimer soi-même, et par là des multitudes de "crochets multi-usages portes et boutons", "keygienic", "Handysafe", "Swisskeyy", "Hygienic Key", ou bien encore "Sacha" produit par les Nantais de l'atelier d'Ernest, ou Yanook du côté de Pau.

Capture d’écran 2020-05-15 à 11.27.02

Autant d'objets pour autant d'extensions de nos mains et ayant pour vocation de ne plus nous mettre directement en contact avec un monde oscillant entre le sans contact et la multiplication des surfaces et écrans tactiles. Un monde coupé en deux affordances primaires contradictoirement contrariantes et contraires : agir sans contact d'une part et multiplier les technologies et écrans tactiles d'autre part. Car du contact ne restent que les "cas" qui sont contacts et qui doivent être épidémiologiquement tracés. Le reste c'est l'absence de contact tactile pour chacun. Ou la limitation et l'épure. La trace et l'empreinte sont à bannir. Le monde d'après était tout entier dans le numérique du jour d'avant la pandémie.  

Toutes nos affordances sont revues et à revoir. Comme les feuilles beaucoup d'entre elles sont mortes et se ramassent à la pelle. Les affordances matérielles comme l'ouverture des postes ci-dessus ; mais également les affordances situationnelles (distances sociales, proxémie) ; mais aussi les affordances techniques : les plus sociales – qui avant le coronavirus aurait spontanément préféré faire des apéros sur Zoom en visioconférence ? – comme les plus professionnelles (dira-t-on définitivement adieu aux "Open Space" ?)

C'est peut-être cela, ce concept, cette notion, l'affordance, qui permet de mieux comprendre toute la radicalité avec laquelle ce virus est en train de modifier nos comportements sociaux, techniques et linguistiques, des plus grégaires, des plus primaires, aux plus construits et aux plus élaborés d'entre eux. 

Le virus de l'affordance, le virus de la capacité des êtres à se porter au devant des autres. De la capacité des êtres à suggérer leurs propres sociabilités. 

Il est étonnant ce virus. Ou est-ce notre monde et nos rapports sociaux qui l'étaient avant lui et dont il ne serait, en vrai, que le révélateur ou l'accélérateur ? L'affordance effondrée. Nous invitant à en imaginer de nouvelles. Peut-être moins au départ moins insouciantes mais plus soucieuses de l'autre et de la nature. 

 

 

 

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Rappel des épisodes précédents.
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Et aussi pour se souvenir. 

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