Internet : le jour d’après

C'est un article qui tourne en boucle sur les réseaux. Probablement l'article à lire du mois de Juillet. Repéré d'abord par Jean-Marc Manach sur Big Browser, il est – notamment – disponible sur Ecrans. Il s'agit de l'histoire de la reconnexion d'un blogueur iranien, après 6 ans passés en prison : "6 ans après, Internet se recroqueville." L'original est lisible ici.

Je vous en livre quelques extraits qui m'ont particulièrement interpellés et qui me permettront d'intercaler les réflexions que je livre ici, depuis non pas 6 mais déjà 10 ans. En toute liberté.

Le like a tué le lien.

"J’ai essayé de poster sur Facebook un lien vers un de mes articles. Il s’est avéré que Facebook n’en avait pas grand-chose à faire, et que mon lien a fini par ressembler à une petite annonce sans le moindre intérêt. Aucune description. Pas d’image. Rien. Il a amassé trois likes en tout et pour tout. Trois. Fin de l’histoire. Là, j’ai vraiment compris que les choses avaient changé."

Je l'annonçais il y a 5 ans ici, et cela semble s'être – hélas – largement confirmé : le like a tué le lien.

"Le lien hypertexte était ma monnaie à moi, il y a six ans. Il représentait l’esprit ouvert et interconnecté du World Wide Web – une vision qui avait commencé avec son inventeur, Tim Berners-Lee. Le lien hypertexte était le moyen d’abandonner la centralisation – tous les liens, les files et les hiérarchies – et de la remplacer par quelque chose de plus distribué, par un système de nœuds et de réseaux. (…) Depuis ma libération, j’ai pris conscience de l’ampleur de la dévalorisation du lien hypertexte, presque de son obsolescence. Quasiment tous les réseaux sociaux traitent désormais les liens comme n’importe quel autre élément – comme une photo ou un texte – au lieu de les considérer comme un moyen d’enrichir ce texte. On vous encourage à poster un seul lien et à l’exposer à un processus quasi-démocratique de «likes», de «plus» et autres petits cœurs : ajouter plusieurs liens à un même texte n’est généralement pas permis. Les liens hypertextes sont placés dans une perspective objective, isolés, dépouillés de leurs pouvoirs."

Mesurer ainsi le reniement de la promesse originelle du web, "un homme, une page, une adresse".

Trackback To The Future.

"En 2008, quand j’ai été arrêté, les blogs étaient des mines d’or et les blogueurs des rock stars. A cette époque, et malgré le fait que l’Etat bloquait l’accès à mon blog à l’intérieur de l’Iran, j’avais environ 20 000 visiteurs par jour. A chaque fois que je mettais un lien vers un site, sa fréquentation atteignait brutalement des sommets : j’avais le pouvoir de valoriser ou de couvrir de honte qui je voulais. Les gens lisaient mes billets avec attention et laissaient de nombreux commentaires pertinents, et même beaucoup de ceux qui n’étaient pas d’accord avec moi venaient quand même lire ce que j’écrivais. D’autres blogs mettaient des liens vers le mien pour discuter de ce que je racontais. J’avais l’impression d’être le roi du monde."

Hé oui, la glorieuse époque des blogs (un bon bouquin  – de 2008 – sur le sujet, en libre téléchargement ;-), celle des classements des blogueurs influents, celle où le personnal branding n'avait pas encore été inventé et où Loïc Le Meur dit "le pape", pouvait donc passer ses journées à poster des photos de lui en train de surfer sur son ego et où tout le monde lui en était encore reconnaissant, mais celle aussi des "trackbacks", des commentaires qui ne viraient pas encore systématiquement au concours de trolling ou à la course au point Goodwin, l'avènement de la célèbre phrase de Benjamin Bayard : "L'imprimerie avait permis au peuple de lire, internet va lui permettre d'écrire". Déjà aussi cette aristocratie de la parole, mais une aristocratie "ad hoc", suffisamment diluée pour constituer un vital et nécessaire renouvellement de la parole et de l'écriture citoyenne. Un renouvellement des "autorités".

Bulle de filtre

"Il ne fait aucun doute à mes yeux que la diversité des thèmes et des opinions en ligne est moindre qu’autrefois. Les idées neuves, différentes et provocatrices sont supprimées par les réseaux sociaux dont les stratégies de classement donnent la priorité au populaire et à l’habituel."

Le vieux débat donc sur la poule et l'oeuf, la poule de la bulle de filtre et l'oeuf de l'éditorialisation algorithmique.

Comment internet est devenu la télé.

"Il est possible qu’en réalité ce soit le texte lui-même qui soit en train de disparaître. Après tout, les premiers visiteurs du Web passaient leur temps à lire des magazines en ligne. Ensuite sont venus les blogs, puis Facebook, puis Twitter. Maintenant, c’est sur des vidéos Facebook, sur Instagram et SnapChat que la plupart des gens passent leur temps. Il y a de moins en moins de texte à lire sur les réseaux sociaux, et de plus en plus de vidéos et d’images à regarder."

Inaudimétrie.

"Je regrette le temps où je pouvais écrire quelque chose sur mon propre blog, publier dans mon propre domaine, sans consacrer au moins autant de temps à le promouvoir"

Ce n'est pas moi, l'inventeur du "Twitter Countdown" et l'addict du RT systématique de tous les tweets mentionnant mes billets qui vais vous dire le contraire.  Le fait est que l'attention étant de plus en plus difficile à capter, et de plus en plus "concentrée" sur quelques sites, il est de plus en plus difficile – et/ou il devient de plus en plus systématique si l'on veut y parvenir – de consacrer autant de temps à la promotion qu'à l'écriture d'un billet. Les blogueurs ont également été, bien avant l'avènement du "quantified self", les pionniers de l'addiction aux métriques et autres statistiques de consultation. La situation actuelle est celle d'une – relative – "inaudimétrie" : sans ce temps passé à assurer la promotion d'un billet, précisément dans les écosystèmes (Facebook notamment) qui nous imposent cette "contrainte", la plupart de nos productions sont condamnées à rester inaudibles, sans audience réelle. Et nous ne mesurons plus l'audience réelle de nos productions mais celle de la promotion que nous nous efforçons de leur assurer.

Choisir le web que nous voulons.

Et puis, à la toute fin de l'article, il y a cette phrase qui claque comme un slogan.

"Autrefois, Internet était une chose suffisamment sérieuse et puissante pour m’envoyer derrière les barreaux. Aujourd’hui, c’est apparemment à peine plus qu’un loisir."

Alors bien sûr, des gens se retrouvent, aujourd'hui encore, en prison parce qu'ils ont osé, "sur internet", braver ou défier le régime politique ou religieux de leur pays. Le nier serait idiot. Mais oui, aujourd'hui une certaine partie du web est devenu essentiellement une prison, et si "internet" envoie en prison de moins en moins de gens, c'est aussi parce que nous sommes devenus les gardiens consentants de notre panoptique. Il y a 5 ans de cela j'écrivais :

"L'approche fermée, propriétaire, compartimentée, concurrentielle, épuisable de l'économie du lien hypertexte ne peut mener qu'à des systèmes de nature concentrationnaire. Des systèmes de l'enfermement consenti, en parfaite contradiction avec la vision des pères fondateurs du Web pour qui le parcours, le "chemin" importe au moins autant que le lien. Choisir : le lien ou le chemin (de ronde). (…) La totalité des liens qui dessinent mon "vrai" profil social, mon véritable cheminement, ceux-là restent la propriété – et à la discrétion – du seul Facebook. Dans l'usage quotidien de Facebook, de YouTube et de tant d'autres, nous n'effectuons aucun autre cheminement que celui qui place nos pas dans ceux qui sont déjà les plus visibles ou prévisibles. Ce chemin-là, tant il est en permanence scruté et surveillé par d'autres "au-dessus" de moi, ressemble davantage à une promenade carcérale qu'à une navigation affranchie."

Où étions-nous pendant 6 ans ?

Hossein Derakhshan a passé 6 ans, privé d'internet, dans les prisons iraniennes. Où avons-nous passé nos 6 dernières années ? Où avons-nous passé nos 6 dernières années pour ne pas avoir compris qu'avec le lien hypertexte, c'était en fait tout le projet politique du web qui était en train de mourir ? Qu'avec l'essor des logiques de "like" et la verticalité attentionnelle des différents écosystèmes qui font du "défilement" leur principal mode d'interaction (ou de non-interaction), c'étaient des pans entiers de la toile qui étaient en train de se délier, de se "dé-filer" ? Que la cacophonie féconde et profane de cette épiphanie de la publication que furent les liens hypertextes tendait à être irrémédiablement remplacée par le malconfort d'une kakonomie organisée pour transférer l'essentiel de nos capacités attentionnelles sur des contenus qui visent à nous distraire, c'est à dire à nous séparer de l'essentiel, de cet essentiel que fut la force d'attraction des liens. Attraction. Distraction. L'économie de l'attention procédait par addition, l'économie de l'occupation est de nature soustractive et privative.
Dans la guerre de l'attention, l'arme de la distraction massive. Les données qui sont autant celles de la servitude volontaire que celles de l'enfermement consenti. Parce qu'à force d'être distraits, nous oublions aussi que nous sommes enfermés. Parce qu'à force de faire défiler, nous en oublions de … filer.
 
Le témoignage d'Hossein Derakhshan n'est qu'un témoignage. Un ressenti. Une voix. Peut-être juste une posture. Mais certainement pas une imposture. Tout est d'ailleurs une question de posture. Ne me demandez pas pourquoi j'ai voulu conclure ce billet par les deux photos suivantes (indépendamment du probable photomontage de la seconde). Mais n'attendez pas encore 6 ans pour choisir la votre. De posture.
 
Salut-nazi-hambourg-refus_877320
 
Red_Army_Fail

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