Schizo-haptie : l’interface du faux-mouvement et la schizophrénie du geste-contrôle.

Le 4 novembre 2013, j'annonçais l'avènement du World Wide Wear. Le 1er Juin 2015, Google annonce un partenariat avec Levi Strauss pour le lancement d'un Jean connecté, sorte de "touch screen Jean".

#ParisGagné.

Il y a 10 ans de cela, en 2005, un rapport de l'union nationale des télécoms baptisé "Internet Of Things" faisait état de 875 millions d'individus connectés (je vous en parlais ici). Nous sommes aujourd'hui près de 3 milliards. Le même rapport indiquait que "dans un futur proche", le nombre de "machines connectées" dépasserait celui des hommes. 10 ans plus tard c'est 50 milliards de capteurs passifs qui s'annoncent comme disponibles à l'horizon 2020.

50 milliards de capteurs et 3 milliards d'internautes plus tard.

Il y a quelque chose de vertigineux à penser l'internet des objets et le web physique. Ce monde dans lequel chaque objet, chaque artefact, du plus trivial au plus élaboré devient sinon "intelligent" du moins "communiquant". Ce monde dans lequel le "hors-connexion" n'a d'autre choix que de devenir un "hors-monde".

Il y a quelque chose d'encore plus vertigineux à penser aux interfaces de demain. Internet au coeur même de nos objets quotidiens, une nouvelle "externalisation" de ce qui fonctionnait déjà comme une externalisation de nos mémoires, à laquelle fait écho le mouvement inverse de ces interfaces qui se rapprochent sans cesse de notre corps, de ces interfaces qui font de notre corps une interface comme les autres, et demain probablement la première d'entre toutes, sinon la seule.

Ce changement radical dans les interactions homme-machine (IHM), ce nouveau paradigme du corps interface, j'avais déjà tenté de le décrire et de l'illustrer dans mon article "Bienvenue dans le World Wide Wear" :

"A force d’être omniprésents, les écrans auront disparu : ils seront intégrés aux murs de nos maisons, aux parebrises de nos voitures, aux verres de nos lunettes, aux cadrans de nos montres, aux surfaces de nos tables, à celle même de notre peau. Google Glass, montres connectées, vêtements intelligents, etc. : bienvenue dans le world Wide Wear. De la même manière que les profils ont remplacé les pages web dans le fonctionnement de la planète web, ce ne sont désormais plus les écrans mais nos corps qui servent d’interface. Bardés de capteurs, cernés de miroirs publicitaires déformants, mesurés (quantified self), affichés, scrutés, optimisés.

(…) des objets connectés rendus autonomes par la volumétrie des données que nous acceptons de leur confier, des interfaces «à même la peau» qui nous permettent de le faire à un coût cognitif nul. L’ensemble représentant pour l’historien des techniques du siècle prochain un passage certainement comparable à celui du volumen au codex, de la lecture à voix haute à la lecture silencieuse."

Les interfaces en -tique

L'histoire des "interfaces" est fascinante. En moins d'une dizaine d'années, comme je l'écrivais ici, le champ des IHM (interfaces homme-machine) s'est transformé de manière radicale : nous sommes passés des interfaces de la lettre (celle du clavier) aux avatars (remember "second Life"), aux boutons (le "like"de Facebook mais aussi le bouton Dash d'Amazon) pour, dans un retournement dont seul l'histoire des techniques a le secret en revenir aux mères de toutes les interfaces : la voix et le geste.

Optiques (Google Glasses, Oculus Rift), acoustiques (la voix avec Siri, Cortana et "Ok Google") et haptiques (le geste). La sainte trinité des interfaces in-corporées.

La main dans le Soli laisse.

A l'occasion de sa conférence Google I/O, ledit Google a annoncé la sortie prochaine d'un projet baptisé "Soli" et qui permet, grâce à une micro-puce utilisant un système de radar et que vous pouvez (la micro-puce) installer partout (genre dans le bracelet de votre montre), de contrôler par des gestes de la main une impressionnante quantité d'objets ou de terminaux connectés. Comme pour toute les recherches sur les interfaces "gestuelles" ou "haptiques", l'idée est d'identifier un certain nombre de geste "invariants" (balayage, tape, rotation, etc …) pour permettre ensuite de capter et de reconnaître lesdits gestes et les associer à une action de "commande". L'originalité du projet Soli tient – entre autres – à l'utilisation du système de radar et à la reconnaissance (permise par les ondes radar) de gestes relevant de la motricité fine. Mais le mieux est de visionner la vidéo de présentation :

 

Le projet Soli s'inscrit donc dans le champ des technologies "wearable". Avec pour ambition de faire de la main l'interface première et pourrait constituer une nouvelle bascule anthropologique :

"Nous sommes aujourd'hui semblables aux primates découvrant la station debout et observant qu'ils perdent l'usage de leur mains comme organes de portage mais qui n'ont pas encore découvert qu'ils y gagneront un organe de préhension, un organe à tout faire, une interface universelle." racontait déjà Michel Serres.

SoliProjet Soli : Je frotte mes doigts et je monte le son.

S'il est le plus médiatisé d'entre tous, une foule de projets permettant de convertir les gestes en actions sont en train d'émerger.

Le Bri(ll)o. Branchez la guitare et connectez les objets.

Pour atteindre l'universalité, ou à tout le moins une situation de quasi-monopole dans le domaine des objets connectés, il faut être capable de déployer ces nouvelles modalités d'interface à l'échelle d'un maximum des 50 milliards de capteurs passifs qui composent l'internet des objets. Et c'est là qu'entre en scène l'autre projet de Google, baptisé "Brillo" et qui poursuit les objectifs suivants :

"une nouvelle plateforme dérivée d'Android qui permette aux développeurs et aux fabricants de construire des terminaux connectés. Dans le cadre du projet Brillo nous proposons un protocole de communication (Weave) développé en partenariat avec Nest, un ensemble d'APIs pour les développeurs, ainsi qu'un ensemble de schémas et de programmes de certification pour s'assurer de l'interopérabilité entre terminaux et applications."

Le projet Brillo est le dernier avatar de la firme de Mountain View pour prendre le contrôle de l'Operating System d'un monde fait d'objets connectés et d'interfaces haptiques et vocales. A l'échelle du web, c'est l'algorithme Pagerank qui avait rempli ce rôle. A l'échelle du Cloud et de la montée en puissance des navigateurs comme pièce centrale du puzzle de nos accès, ce fut le lancement du navigateur Chrome qui lui avait permis de tenir encore ce rôle (cf mon billet "navigateur Chromé et WebOS jantes alliage"). A l'échelle de l'internet et du web "mobile" c'est Android qui prit le relai (plus de 80% des smartphones vendus dans le monde tournent sous Android).

Le projet Brillo s'inscrit dans le sillage du projet Google Physical Web visant à attribuer une adresse physique (URL) à chaque objet (dont je vous parlais dans le billet "Internet des choses et web physique") et l'on voit bien de quelle manière Brillo pourrait à la fois constituer le symétrique de la logique qui vit Google devenir une métonymie du web mais également l'anti-symétrie du projet initial du web en laissant un acteur déployer et contrôler "son" internet, "son" interconnexion de réseaux au détriment "d'une" interconnexion de réseaux.

Roland Barthes en Levi Strauss.

C'est souvent dans les détails de la fibre que se donne à lire l'avenir d'internet. La fibre (optique) qui connecte bien sûr, mais également l'autre fibre, celle du lin, du coton, celle dont sont faits nos Jean's. A l'heure du World Wide Wear, des objets et vêtements connectés, Google vient d'annoncer un partenariat avec les Jeans Levi Strauss. Objet : un Jean connecté. Nom de code du projet : Jacquard (l'inventeur du métier à tisser).

"Un pantalon capable de contrôler les appareils connectés de la maison. Toutefois, le tissu n’est pas fait de la même façon, lui, et des fils conducteurs se mêlent ainsi aux matériaux habituels. L’opération est totalement invisible, bien sûr. Ces fils conducteurs sont reliés à des circuits électroniques ultra compact, donc la taille ne dépasse pas celle d’un centime d’euros. Ils contiennent différents algorithmes capables d’analyser tous les frottements faits sur le tissu. Grâce à la technologie mise au point par Google, ils peuvent notamment faire la différence entre une tape ou un balayage." (Source)

Une "tape" sur son Jean pour allumer ou éteindre la lumière, un "balayage" vers le bas pour baisser le volume de la radio, un autre vers le haut pour l'augmenter.

Schizo-haptie.

Imaginez un peu : la dimension haptique de Soli pour mettre l'ensemble de nos interfaces littéralement "à portée de main", l'ensemble des objets cibles couverts par un réseau du web physique reposant sur le protocole Brillo, et autant d'instanciations possibles au travers du moindre de nos vêtements (projet Jacquard), du moindre appareil à l'écoute (nos smartphones bien sûr, à 80% sous Android, mais également nos lunettes, nos lentilles, nos montres, etc …).

Et se poser la question de la déconnexion, celle du dépareillé, du "des-appareillé". Quand notre corps, notre voix sera l'interface, quand notre main en sera la ligne de commande, comment rendre possible ce dés-appareillage ? Quand nombre d'entre nous sont aujourd'hui incapables de se passer de leurs smartphones, de "lâcher" cet objet, quand et surtout comment serons-nous demain capables de s'affranchir de nos corps-interfaces pour revenir à plus naturelles synesthésies qui risquent de nous apparaître comme "dégradées" puisque non-augmentées ? Le hold-up du haptique sur tout autre mode d'interfaçage avec le monde et les objets techniques pourrait également donner naissance à de passionnantes études sur l'interface … des faux-mouvements.

Aux pathologies actuelles du numérique, à la nomophobie, à la FOMO, à l'algorithmophobia, faudra-t-il rajouter une nouvelle forme de schizophrénie (du grec "schizein = fendre" et "phrên = esprit") dénommée "schizo-haptie", une schizophrénie du mouvement et de l'ensemble de la panoplie des "gestes-contrôle" ?

Dans Le plaisir du texte, Roland Barthes écrivait :

"Texte veut dire Tissu ; (…) perdu dans ce tissu – cette texture – le sujet s'y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de sa toile."

Du World Wide Web au World Wide Wear

Du texte-tissu de mots à l'objet tissé de fibres et de circuits électroniques, après le plaisir du texte, l'internet des objets sera-t-il celui du plaisir … du Jean ? 

 

<Update> Pas pu résister mais il se trouve que ce matin en partant au boulot, j'ai deux petits chatons qui, comme tous les matins, s'amusent à s'agripper à mon Jean. Du coup le jour où j'aurai un Jean connecté …

ChatChat interagissant avec le projet de canapé-connecté. Griffure de bas en haut = j'ai faim / Frottement = j'ai soif / Traces d'urine = je t'avais pourtant demandé de me laisser sortir.

</Update>

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