Le tout numérique et ses parties

Comme souvent le dernier billet de Martin Lessard est remarquablement stimulant. En signalant celui-ci sur Twitter, Martin écrit ceci : "laisserez-vous un organe envoyer un texto à votre docteur ?"

Relisez cette dernière phrase, allez lire le billet de Martin et revenez ici. C'est bon ? Ok.

Ingénierie-fiction

L'internet des objets, le corps interface, les pilules de mot de passe qu'on avale et autres plus récentes pilules pour apprendre les langues étrangères, les voitures sans chauffeur et tout le toutim sont désormais le futur inéluctablement proche d'un quotidien qu'Orwell et quelques autres mirent tout leur talent à imaginer.

Nous sommes passés de la science-fiction à une sorte "d'ingénierie-fiction" : on ne se contente plus de partir de bases scientifiques pour établir une fiction, mais on repense l'ensemble des fictions possibles à l'aune des possibilités d'ingenieries permettant de les incarner dans le récit du réel.

Parce que le numérique vient du nombre, il est fractionnable.

A volonté. Et sans notre volonté.

Le numérique à ceci de particulier qu'il porte en lui, de manière intrinsèque, un fractionnement du monde (p. 127 à 145 de ma thèse, si ça vous chante). Ainsi l'exemple choisi par Martin de l'organe malade envoyant directement un texto au médecin est, sinon immédiatement vraisemblable, du moins parfaitement emblématique. C'est la fin d'une vision holistique, de la vision "globale" de notre environnement, de notre maison, de nos amis, de notre corps. Nous ne voulons pas connaître "la" météo en France ou dans le grand ouest, mais la météo du point précis ou nous nous trouvons à l'instant même ou nous nous y trouvons. Nous ne voulons plus appeler un ami mais trouver l'ami qui se trouve dans le même secteur que nous en même temps que nous. Nous ne voulons plus "savoir si nous allons bien" mais mesurer notre fréquence cardiaque, notre pouls, séquencer telle ou telle partie de notre génome. Nous ne voulons plus "prendre des nouvelles de nos amis" mais féliciter automatiquement chaque ami pour chacune de ses promotions ou évolutions de carrière

Demain un organe malade ou déficient, notre organe, enverra un message directement à un docteur, à notre docteur. Aberrant ? Pourtant aujourd'hui un GPS, mon GPS envoie une position, ma position, vers mon compte facebook ou tout autre environnement connecté, vers tout autre biotope informationnel auquel je suis relié, et le plus souvent sans que je le lui ai explicitement demandé. Simplement parce que je l'ai autorisé une première fois à le faire. Ou parce qu'il s'est lui-même autorisé par défaut cette procédure (opt-out). Et personne ne trouve ça aberrant.

Le problème n'est pas la fin de cette perception holistique : elle porte possiblement en elle de nouvelles et fascinantes synesthésies. De nouvelles alliances et combinaisons de sens. Comme cette main, "la main de ces primates, découvrant la station debout et observant qu'ils perdent l'usage de leur mains comme organes de portage mais qui n'ont pas encore découvert qu'ils y gagneront un organe de préhension, un organe à tout faire, une interface universelle" (ego dixit à partir de souvenirs d'une conférence de Michel Serres).

Alors oui, peut-être que de cette fragmentation naîtront de nouvelles perceptions. Peut-être universelles. 

Mais avant cela il nous faudra affronter un problème majeur : cette fragmentation de la perception implique nécessairement que se mette en place une perspective holistique supérieure, seule capable de maintenir ensemble les différents éléments éparpillés de notre rapport au réel. Or en l'état actuel des technologies et des usages, seuls quelques algorithmes aux mains des quelques sociétés qui les déploient pourraient devenir demain dépositaires de cette perspective holistique supérieure. Et ce faisant achever, au mieux, de conditionner, et au pire d'aliéner et d'altérer notre rapport au monde, aux autres, au réel. 

Voilà la raison pour laquelle je ne suis pas – encore – prêt à laisser un de mes organes envoyer un texto à mon docteur.

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