Maudites métriques merdiques de mots

En tant qu'enseignant sur les questions de "culture numérique" et en charge de quelques cours sur les pratiques de l'écriture "pour le web" et autres SEO, je garde un oeil attentif aux stratégies de positionnement et à l'impact des mots-clés.

Et je trouve ça fascinant.

Ayant, avant mon doctorat, suivi des études de lettres et notamment beaucoup travaillé, en maîtrise et DEA sur l'oeuvre de Beckett, je reste émerveillé par l'usage, le détournement, la déconstruction de la langue.

Et je trouve ça fascinant.

Passionné également par les questions d'indexation liées au fonctionnement du web et des moteurs de recherche, je m'efforce de suivre et de mettre en perspective ce que Frédéric Kaplan a magistralement résumé dans la formule du "capitalisme linguistique".

Et je trouve ça fascinant.

Voilà mon équilibre : le vocabulaire et la langue comme littérature, les descripteurs et l'index comme artefacts technologiques calculables, les mots-clés et le code comme stratégies d'équilibre entre la préservation du message que l'on veut faire passer et la quête d'une visibilité suffisante pour s'extraire de la masse du web.

Depuis l'avènement de Google dans les années 2000, on ne compte plus les ouvrages et débats sur "comment écrire pour le web ?" et autres "faut-il écrire pour les moteurs de recherche ?" Une sorte de stylistique comptable s'est installée, servant de rente à des Messieurs Jourdain de la balise H1 et autres Alcestes du backlink. Les réseaux sociaux et plus globalement les nouveaux formats courts (Vine, Twitter) associés à la multiplicité des solliciations attentionnelles et aux effets de rente – attentionnelle toujours – qu'il est vital de préserver, nous racontent l'histoire de la grenouille des mots-clés qui voulait se faire aussi grosse que le boeuf de la littérature. A cette différence près que j'ai parfois l'impression qu'elle a fini par y parvenir. Et n'a pas explosé pour autant.

A la poursuite d'un Graal, toujours plus court, toujours plus fort, à la recherche du mot, de la formule, de la recette qui nous placerait systématiquement et comme par magie en tête de presque toutes les recherches, à presque tous les coups. Oubliant que les métriques ne sont rien. Que la structure du sonnet (2 quatrains, 2 tercets, rimes en "abba abba ccd eed") est connue depuis des lustres et pour autant elle n'a jamais permis d'en produire à coup sûr d'illustres. 

Voici donc "les mots à utiliser pour générer de l'engagement sur les médias sociaux".

Sur Facebook ces mots magiques s'écrivent "warns", "would", "tell us" et autres "deals"

Word-fab

Sur Twitter ils se nomment "social", "top", "you", "please" et il paraît qu'il doivent être utilisés si vous voulez obtenir des Retweets. D'autres mots.

Word-twt

Et pour le cas où ces mots ne suffiraient pas, voici la phrase. Mieux que la phrase, "La longueur idéale d'un titre sur le web." C'était hier 70 caractères, c'est aujourd'hui 56. Pas 57. Cinquante-six. Mot chiffre qui par ailleurs ne génèrera aucun retweet sur Twitter ni aucun taux d'engagement sur Facebook. Un vrai mystère.

Autrucheponey

Des longueurs, des mots plus que d'autres, les canons de beauté du SEO.

L'étape suivante est bien sûr déjà là. A force de calculer, aucun homme ne rivalise avec les machines à calculer algorithmiques. Pourquoi dès lors feindre l'étonnement quand les moteurs de recherche réécrivent nos titres, de moteurs prescripteurs devenant simplement scripteurs ? Pourquoi feindre la perplexité à la lecture des premiers articles des robots d'Associated Press (lire aussi sur Le Monde) ?

 

Il y a plusieurs manières de voir l'évolution de ce segment particulier qu'est la langue à l'heure de l'économie de l'attention. A l'heure où les mots ont un prix fixé aux enchères de l'attention.

On pourrait tout ramener à la poésie.

On pourrait tout ramener à la poésie. A la contrainte. Pas de littérature sans contrainte. Contrainte de la rime, contrainte de la forme. Le sonnet de tout à l'heure. Et toutes les autres formes fixes de la littérature. Unité de temps, de lieu, d'action. Parnasse. Pourquoi en irait-il autrement du web ? Baudelaire comptait ses alexandrins, versifiait ses sonnets, savait aussi les thèmes et les mots à l'époque "vendeurs". Nous comptons aujourd'hui la longueur de nos titres. Hier comme aujourd'hui, poésie comme web, pour un poète véritable combien de laborieux versificateurs ?

On pourrait inventer l'OuPoRéPo

On pourrait inventer, à la manière d'un nouvel Oulipo, l'OuPoRéPo, l'Ouvroir de Positionnement et de Référencement Potentiel. C'est à dire se focaliser sur le code, sur sa déconstruction, pour s'en amuser, en démontrer la vanité, y puiser de nouvelles méthodes mathématiques de génération de textes, de nouvelles et fécondes contraintes. J'avoue souvent rêver à ce que ferait un Pérec des régles du SEO lui qui fut capable d'écrire La disparition. Si Pérec devait aujourd'hui réécrire la disparition, peut-être parviendrait-il à mettre en ligne un texte composé de mots suffisamment insipides ou non-marchands pour s'assurer qu'il n'apparaisse jamais dans aucun moteur de recherche. Si Pérec écrivait aujourd'hui La vie mode d'emploi il ne s'inspirerait pas de la polygraphie du cavalier mais de la formule itérative du Pagerank.

Et je trouve ça fascinant.

Je trouve ça fascinant mais aussi inquiétant que cette stylistique du SEO / SMO soit aujourd'hui d'abord et avant tout celle des algorithmes qui mettent en mot l'accès au monde, qui nous racontent l'histoire du monde, qui choisissent ce qui sera la mémoire du monde. Qui lui impriment leur propre style, cette fois irréductible à toute stylistique. Le vain plaisir de compter. Le nombre de secondes d'une vidéo. 6. Le nombre de caractères d'un tweet. 140. Le nombre de caractères d'un titre. 56.

Je rappele ce que j'écrivais déjà ici :

"A moins bien sûr que ce que l'on appelle intelligence n'ait déjà essentiellement changé de camp : le web comme proto-organisme géré, parcouru et principalement visité par … des robots concourant eux-mêmes à créer une intelligence collective artificielle, des robots qui depuis longtemps déjà éditent et corrigent nos articles sur Wikipédia, des robots qui rédigent eux-mêmes des articles, des robots qui changent eux-mêmes les titres de nos pages web s'ils les jugent trop mauvais

Et si c'était nous qui imitions ces robots ? Et si lorsque nous rediffusons un article sans le lire nous ne faisions finalement rien d'autre qu'imiter ces … robots ?? Si l'intelligence est la capacité de créer du lien, comment aujourd'hui prétendre nier que nous faisons d'ores et déjà face à une formidable et parfaitement inédite forme d'intelligence "automatique" du côté des machines et des algorithmes ? Et que de l'automatique à l'artifice … Mais comment ne pas voir du même coup l'évidence qui veut que l'essentiel de l'activité en ligne de l'essentiel des internautes ne soit un retour en arrière vers un degré zéro de l'intelligence : même plus la capacité de créer des liens, seulement celle d'en rediffuser d'existants, qui nous sont eux-mêmes souvent proposés par la machine, par l'algorithme."

Et puisque j'ai un jour, autour de mes 18 ans, lu une pièce étrange qui s'appelait "Fin de partie", et puisqu'elle a conditionné les années qui ont suivi, puisque j'y trouve encore nombre de réponses, j'en partage une avec vous. En guise de conclusion. Une phrase de 99 caractères. Prononcée par un type qui s'appelle "Clov". Un type un peu perdu. Qui apprend lui aussi le langage. 

"J’emploie les mots que tu m’as appris. S’ils ne veulent plus rien dire apprends-m’en d’autres. Ou laisse-moi me taire."

C'est bon. Tout est OK. Fin de partie.

 

P.S. : Amical clin d'oeil à Sébastien Bailly et Emilie Ogez, parmi les rares qui savent aller trouver les mots derrière les métriques.

Autre P.S. : ce n'est qu'après la publication de ce billet que je tombe sur l'article intitulé : "Un algorithme français pour prédire la qualité littéraire d'un livre".

<Mise à jour d'un mois et demi plus tard> Et puis soudain, comme une sorte d'apothéose, revisiter les titres de grands romans français en mode "vazy clique, mais vazy cliiiiiique", le storytelling du pauvre, le teaser SEO compatible, l'apothéose vous dis-je 😉 </mise à jour>

 

2 commentaires pour “Maudites métriques merdiques de mots

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