World Wide Death : from Ashes to Data.

Que restera-t-il de nous après notre mort ? Des cendres et des données. Ashes and Data.

J'ai déjà dit que …

Je me suis déjà à plusieurs reprises exprimé sur le sujet de "l'après" dans quelques interviews, dont une à l'AFP que l'on peut retrouver ici sur la question de l'accès aux traces numériques laissées : j'y soulevais notamment la question d'un passage d'une logique de la rareté de la trace, du souvenir, à une logique de l'abondance de la trace :

"quand nos grands parents décédaient, on était contents de récupérer quatre ou cinq photos d'eux en tirage papier, qui étaient précieuses par leur rareté. Nous sommes maintenant sur une logique d'abondance, est-ce que cela a vraiment un intérêt de récupérer 10 000 photos quand quelqu'un décède ?"

Je soulignais également le fait qu'en l'état actuel de la législation et des pratiques, le cas le plus fréquent nous amenait (plus exactement, amenait "nos données") à nous/se retrouver dans des limbes :

"Il y a un flou juridique car c'est chaque plateforme qui décide, dans le cadre de ses conditions générales d'utilisation, de ce qu'il advient de ces comptes (…). Et après la mort, sur les réseaux sociaux mais plus généralement sur internet, les données se retrouvent dans des limbes : on est décédé mais on reste d'une façon présent car toutes les traces qui ont documenté nos vies pendant des années, voire des dizaines d'années, restent accessibles en ligne et à disposition des acteurs chez qui on les a laissées."

Dans un article publié dans Le Monde et repris ici, j'interrogeais encore cette question des traces, cette fois sous l'angle d'un droit à la copie :

"La nouvelle évidence de nos sociabilités numériques c'est que nos mémoires affectives sont en ligne, qu'elles doivent le rester, et que la transmission de ces mémoires doit également demeurer dématérialisée. La nouvelle évidence de nos habitus de consommation numériques c'est que le résultat d'une vie de pratiques culturelles connectées doit lui aussi pouvoir être transmis, légué, en s'affranchissant de tout retour vers une quelconque matérialité de l'objet.

(…)

N'attendons pas que Facebook, Apple, Amazon, Microsoft ou d'autres achèvent de régenter l'essentiel de nos vies numériques par le seul truchement d'une improbable évolution de leurs conditions générales d'utilisation (CGU). Ne laissons pas à Google ou à d'autres le soin de définir ce qui sera la "copie dorée" de nos vies, et notre droit à bénéficier d'un simple "cache" de nos souvenirs, de nos loisirs, de nos plaisirs. Cessons d'accepter benoîtement qu'au travers d'un transfert des opérations de stockage et d'hébergement liées à la dématérialisation d'un bien, soit abolie la possibilité d'en jouir dans son caracère transmissible, que soit abolie la possibilité de le transmettre et de le partager avec d'autres que nous aurons choisis parce que nous seuls avons légitimité à le faire."

Dans un autre texte, cette fois publié sur Ecrans.fr (et archivé ici), à l'occasion du lancement du "gestionnaire de comptes inactifs" de Google, je pointais les "risques" ou à tout le moins la probabilité de voir émerger très rapidement des services proposant de monétiser les opérations liées à notre crémation numérique, c'est à dire au tri, à l'organisation et à la transmission de cette nouvelle Near Death Data Experience, la stricte logique affective voulant qu'elles (les données du défunt) se trouvent automatiquement et nécessairement investies d'une valeur ajoutée considérable (au sens capitalistique et dans une symbolique affective décisionnelle) au moment ou dans la période suivant directement le décès : 

"La fumée et les cendres de cette "crémation numérique" ont ainsi toutes les chances de venir grossir encore les nuages du Cloud plutôt que de trouver asile dans des dispositifs de stockage résidents (= disques durs) passés de mode, d'usage et d'accès ou n'ayant plus vocation qu'à servir d'interface ou de "mémoire cache" avec les services du Cloud.

Cette dépendance aux données personnelles désormais investie d'une relation "testamentaire" pourra également présenter l'avantage d'être un service facilement monétisable, ce qui n'est pas, loin s'en faut, le moindre des avantages pour la firme le mettant en oeuvre."

Et plus récemment, je revenais sur le projet Calico lancé par Google confiant à la bio-ingénierie et à la génomique le soin de repousser les limites de la mort, avec une philosophie tacite qui voudrait que c'est une nouvelle fois par l'accumulation de données (issues de notre génome) et l'augmentation des capacités de calcul (algorithmiques) que nous repousserons toujours plus loin le moment où nous cesserons de produire … des données interprétables par les algorithmes.

Pour être complet sur le sujet, je vous recommande enfin la lecture de cet article du Pew Internet datant de Décembre 2013 et qui fait le tour des possibilités existantes dans les différentes CGU des sites mais également dans la législation de certains états américains.

Mortelles licences creative commons.

En exhumant ma toute 1ère intervention médiatique sur le sujet (interview à l'AFP en Octobre 2010) j'avais, dans le cadre des réflexions de l'époque autour de la définition juridique d'un "droit à l'oubli numérique", suggéré une adaptation du système et de la logique des licences Creative Commons (CC) en lieu et place d'un nouvel arsenal juridique déjà caduque avant même d'être écrit. J'y reviens maintenant un peu plus en détail :

  • La première question est celle de la "filiation" des données. Et l'on dispose déjà d'une licence CC dite de "paternité" qu'il suffirait donc de renommer pour indiquer celles (les données) qui ne pourraient être, par exemple, que disponibles à l'avenir pour ma seule famille irl ("in real life") une fois que j'aurai cassé ma pipe.
  • La deuxième question est celle de la monétisation de ces données et des services associés : là encore la licence "Pas d'utilisation commerciale" ferait parfaitement l'affaire
  • La troisième question est celle de "l'héritage", ou disons de la transmission au-delà de la filiation directe : et nous disposons déjà de la licence "partage à l'identique" permettant d'éviter qu'une vieille tante acariâtre gérant temporairement le compte d'un parent défunt ne nous prive de la jouissance de ses données lorsque nous aurons atteint l'âge d'en être le légataire ou que ladite vieille tante viendra elle-même à disparaître.
  • La quatrième question est l'une des plus problématiques puisqu'elle englobe la notion "d'absence de modification", le droit de jouir de ces données sans pouvoir les modifier. Dans la vraie vie, lorsque l'on hérite d'un bien (immobilier par exemple), rien n'empêche de le revendre ou d'en refaire la déco. "L'absence de modification" pourrait ici être avantageusement remplacée par une licence sur "l'intégrité" documentaire des données, c'est à dire l'interdiction de les modifier ou de les diffuser (publiquement ou à un tiers) dans un but ou une optique visant à dénigrer ou salir la mémoire du défunt (par exemple).

On aurait donc les 4 licences creative commons de la gestion des données numériques post-mortem comme suit :

  1. Paternité devenant => "Filiation"
  2. Utilisation commerciale
  3. Partage à l'identique devenant => "Héritage"
  4. Absence de modification devenant => "Intégrité"

La "simple" application de ces 4 licences et des combinaisons qu'elles offrent permettrait sinon de résoudre, du moins d'offrir des horizons de solutions à l'essentiel des questions soulevées dès que l'on s'attaque à la tentative d'un encadrement juridique et législatif de l'avenir des données après notre mort, questions dont on trouvera un excellent résumé dans cet article "Facebook's Afterlife"**

** Mazzone, Jason, Facebook's Afterlife (2012). North Carolina Law Review, Vol. 90, No. 5, pp. 1643-1685 (2012); Illinois Public Law Research Paper No. 13-05. Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=2142594

Et maintenant revenons un peu sur l'actualité récente du sujet.

Ephéméride.

La première erreur concernant cette question de l'avenir de nos données après notre mort numérique serait d'en rester à un discours manichéen avec d'un côté "nous produirons toujours plus de données, ces données seront toujours davantage en ligne" et de l'autre "nous allons de plus en plus basculer vers des applications et des services de type "web éphémère" qui allégeront considérablement la quantité données et de traces archivables".

La réalité est plus complexe. La question de la production (au sens de "publication") de données personnelles va atteindre un optimum. Nous y sommes presque. Après quoi, cette quantité va se stabiliser et probablement décroître (grâce effectivement à certaines logiques d'éphémérisation des traces) et une substitution va s'opérer (elle est déjà en train de le faire depuis quelques années), substitution consistant à remplacer la production / publication de données par la génération / computation de méta-données. Pour l'instant, ces métadonnées restent largement circonscrites et liées aux "données de publication" même si elles ont tendance, en terme de valeur (symbolique, marchande et informationnelle) à supplanter ces dernières dans le coeur des opérateurs (de Google à la NSA en passant par Orange). Mais demain, avec les travaux autour des bio-ingénieries et dans la course à la génomique personnelle, ces métadonnées changeront radicalement de nature (elles seront décorrélées de toute activité de publication) et d'ambition (il ne s'agira plus de "documenter" en temps réel nos socialisations mais de documenter en temps réel notre fonctionnement biologique).

Ce sera alors l'initialisation d'un nouveau cycle de production de traces et de métadonnées associées, cycle dont nous ne savons pour l'instant pas grand chose, sauf que la documentation de notre fonctionnement biologique impactera de manière profondément disruptive l'ensemble de la perception de notre fonctionnement social et ses documentations afférentes. En termes plus simples : connaître la réponse à la question "quand vais-je mourir ?" va changer les usages derrière la question "qu'est-ce que je vais faire aujourd'hui ?"

L'ensemble des fondements technologiques et sociétaux du 20ème siècle ont reposé sur l'interrogation et le développement d'une "calculabilité" du monde. Qu'elle soit sociologique, criminelle, algorithmique ou biologique, la prédictibilité sera la question centrale du 21ème siècle.

Voila.

Science f-r-iction.

Science-fiction ? Certes. Je suis d'ailleurs en train de lire avec gourmandise le dernier opus de Pierre Bordage "Chroniques des ombres" dans lequel des enquêteurs nommés "fouineurs" sont équipés de puces directement implantées dans leur cortex et leur permettant d'être reliés en temps réel à l'ensemble des bases de données existantes dans "la cité", disposant ainsi d'une certaine manière de deux cerveaux : un "informatique" et un "biologique", ce dernier se retrouvant "dopé" par les possibilité d'inférences offertes par la mine d'informations structurées disponibles dans le premier. Science-fiction donc. Mais quand je ne lis pas de la SF, je lis des articles scientifiques. Par exemple celui-ci : "Low power solutions for CHronic Brain-Machine Interfaces". Un article qu'a également lu Ray Kurtzweil et dont il tire des enseignements dont on comprend qu'ils pourraient sans peine aller bien au-delà de l'imaginaire de Pierre Bordage, tout en en soulignant les limites avant que de pouvoir développer réellement ces interfaces.

Aujourd'hui une foule de services (dont Eterni.me) nous proposent de générer, après notre mort, un avatar numérique, "a computer version of you", avec lequel nous pourrons converser, interagir, en se fondant sur le seul paradigme de la collecte de nos données de publication. Mais dès demain, lorsque le paradigme changera, lorsque le paradigme sera celui de nos données biologiques, que restera-t-il à dire à la futurologie ou à la science-fiction ?

Aujourd'hui, quelques semaines à peine après la sortie du remarquable film "Her" de Spike Jonze (un peu de personal branling ici), est disponible une application baptisée "Couple", "une application d'intelligence artificielle (sic) qui grandit avec vous, qui vous comprend et qui partage votre vie."

Je répète.

L'ensemble des fondements technologiques et sociétaux du 20ème siècle ont reposé sur l'interrogation et le développement d'une "calculabilité" du monde. Qu'elle soit sociologique, criminelle, algorithmique ou biologique, la prédictibilité sera la question centrale du 21ème siècle.

Et j'ajoute.

Le 22ème siècle approche. Lui aussi connaîtra sa question. Ce sera celle de la réplicabilité. Le 21ème siècle aura répondu à la question de la prédictibilité par la réplicabilité algorithmique. Et il aura également vu s'amorcer la réplicabilité de certaines fonctions humaines, de certains organes biologiques**. Il ne s'agira désormais plus que de l'étendre, et de s'interroger sur les limites de cette étendue.

 

**un exemple parmi tant d'autres mais particulièrement bluffant

La réplicabilité comme synthèse des capacités calculatoires et prédictives des algorithmes. Mais nous en reparlerons plus tard. Ou j'enverrai mon avatar écrire ce billet aux alentours de 2087.

 

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