Twitter : l’oiseau-lyre du bruit du monde.

Reproduction pour archivage personnel d'un texte paru dans l'ouvrage "Twitter, un monde en tout petit" chez l'Harmattan sous la direction de Gabriel Gallezot et Nicolas Pelissier (sommaire détaillé ici).

Twitter : l'oiseau-lyre du bruit du monde.

"Le
moindre chant d'oiseau / Est un précipice / Qui s'avance pour t'avaler." Eugène
Guillevic

Le maso-schisme de la statusphère.

Il fut un temps où le web était, sur le réseau, le seul espace de
circulation des textes, des images et des sons. Puis vinrent d'autres espaces,
véhiculant d'autres proximités, d'autres topologies et d'autres régimes
attentionnels. D'abord la "blogosphère", qui nécessita un traitement
à part depuis les moteurs de recherche[1],
tant la densité de liens et les fréquences de mise à jour lui étant propres
étaient différentes de la pulsation habituelle du web, et  bouleversaient la hiérarchie bien
huilée de l'affichage des résultats de recherche. Puis avec l'essor des réseaux
sociaux en général et de Facebook et de Twitter en particulier naquit un nouvel
espace de socialisation que certains baptisèrent la "statusphère".
Initialement un "quant à soi", semi-privé, semi-public de l'activité
de publication qui, tout en continuant d'entretenir divers épanchements
égotistes, devînt également, dans la pratique, la principale narration associée
au monde informationnel connecté. Sur Twitter on "raconte" aussi bien
sa soirée-télé que son avis sur la loi Hadopi ou sa perception de la campagne
électorale américaine. 

Comment un site qui
repose entièrement sur une économie de la contrainte, sur une routine de la
limitation, sur un totem de la frustration (140 caractères, pas un de plus, là
où le web propose un espace de publication affranchi de toute limite, là où
même Facebook ne cesse d'étendre le domaine de la "statusphère"[2]),
comment un site envahi de routines et de fonctions métalinguistiques étrangères
au profane (RT, FF, #hashtags, LT, etc …), comment ce site peut-il
aujourd'hui occuper la place centrale qui est la sienne ?

Peut-être parce que
Twitter est un média d'actualité autant
qu'un
réseau social[3].
Parce qu'il est un média social et un
réseau d'actualité(s). Nouveau floutage plutôt que nouvelle frontière d'un
monde informationnel déjà soumis à d'innombrables secousses.

Parce que c'était tweet, parce que cet émoi.

Twitter est un média de la cristallisation. Cristallisation politique
lors des mouvements du printemps arabe[4],
cristallisation "de salon" lors des innombrables Live-Tweets de
soirées de télé-réalité, d'événements sportifs, de colloques et de congrès.
Twitter est un média du "sentiment". Qui porte à l'analyse du
sentiment[5],
le data-mining cédant la place à "l'opinion mining". Et de l'analyse
de l'opinion à sa fabrique, il n'est qu'un pas que là encore de nombreuses
études sur l'utilisation de Twitter en politique viennent corroborer[6]

L'art délicat du hashtag.

Le
hashtag, cette routine d'indexation instaurée par Twitter dans la lignée des
procédures d'indexation collaboratives inaugurées par les folksonomies, est au
coeur des mécanismes d'appropriation qui font le succès du site. Il s’agit, au
sein d’un message (un tweet), d’un mot ou d’une concaténation de mots, précédée
du symbole dièse (#), et permettant de l’indexer, soit pour pouvoir suivre
l’ensemble des messages ainsi balisés soit pour leur ajouter un niveau de sens
différent. #exemple

Tout comme les
mots-clés ou « tags » des folksonomies, les hashtags participent
pleinement du processus de redocumentarisation aujourd’hui à l’œuvre sur le
web.

Le hashtag est
comme une braise sur laquelle les veilleurs, influenceurs et autres
"community managers" doivent être capable de souffler pour déclencher
l'incendie viral qui verra une information s'étendre à l'ensemble du réseau ou
pour tout au contraire être capable d'éteindre cet incendie en le cantonnant à
une communauté bien délimitée.

Le hashtag est le
produit d'une initiative le plus souvent individuelle ensuite reprise par un
grand nombre de membres d'une communauté et devient ensuite le seul marqueur
fédérateur de cette communauté. Le seul capable à la fois de mettre ou de
remettre en mouvement cette communauté. Le seul également capable de permettre
d'en reconstituer la mémoire événementielle, avant qu'elle ne s'envole en
fumée.

Le hashtag joue le
rôle d'une fonction support de nature métalinguistique, héritière des logiques
documentaires d'indexation déjà présentes au coeur des premières tentatives
d'organisation des connaissances dans la plus haute antiquité (index et
thesaurii), mais il renvoie également, au travers des usages qui en sont faits,
à une dimension ludique, à une possibilité toujours ouverte de détournement qui
renforce son rôle de fixateur d'attention, qui développe les modes
d'appropriation associés, et qui enrichit les protocoles et routines
documentaires qui gravitent autour de son usage. Autre raison de son succès,
son faible coût cognitif :

            "le marquage ("tagging") élimine la phase
de décision (choisir la bonne catégorie) et dissipe la phase de paralysie
d'analyse ("the analysis-paralysis stage") pour la plupart des gens.
(…) Il offre un retour social et sur soi-même immédiat. Chaque "tag"
traduit un peu de vos centres d'intérêts et les ancrent dans un contexte social
immédiat. La beauté du marquage ("tagging") est qu'il est inscrit
dans un processus cognitif déjà existant sans lui ajouter de coût cognitif
supplémentaire."
[7] 

Prédictions addictives.

Twitter
est un média de l'addiction[8],
une addiction que la peur de manquer quelque chose (syndrome "FOMO"
pour Fear Of Missing Out) vient en permanence renforcer, comme vient la
renforcer la projection symbolique qui tend à présenter le site comme un média
à valeur prédictive, que cette prédiction porte sur l'évolution des cours de la
bourse[9]
ou de prochains tremblements de terre par l'analyse en temps réel de
"social sensors"[10].

A l'unisson de
l'évolution des moteurs de recherche qui multiplient les fonctionalités de
"suggestion" (Google Suggest), les saisies semi-automatiques en cours
de frappe (Google Instant Search), nous fournissant ainsi des réponses avant
même que nous ne formulions notre question[11]
et introduisant, de facto, un biais cognitif qui influence l'orientation et la
finalité de nos recherches, Twitter, par l'énormité des flux qu'il agrège et
par la résonance particulière que cette agrégation entretient avec l'actualité,
cristallise des régimes attentionnels dont il est facile, après coup, de faire
remonter la valeur prédictive supposée ou réelle, comme une nouvelle itération
du paradoxe du singe savant[12]
à l'heure de l'informatique en nuage et de ses immenses corpus de données (Big
Data).

La mémoire neuve.

Twitter
ressemble à une mémoire de travail. Les tweets n'y sont plus accessibles après
un temps assez court. Leur consultation n'a le plus souvent d'intérêt que dans
l'instant de l'événement qui fait l'objet d'une activité de publication en
temps réel. Pourtant Twitter pose comme aucun autre avant lui la question d'une
patrimonialisation du temporaire, la question de l'archive qui peut ou non – et
comment ? – être tenue et entretenue sur un flux en actualisation permanente.
Lorsque la bibliothèque du Congrès passe un accord[13]
avec la société Twitter pour archiver l'ensemble des tweets publics du service,
ce patrimoine est-il ou non superflu[14]
? Les millions d'utilisateurs qui disposent d'un compte public sur Twitter
gazouilleraient-ils de la même manière en ayant connaissance de cet accord ?

L'archive impossible ?

Au-delà
de la simple déportation de nos mémoires intimes – documents, photos, vidéos –
dans le nuage (cloud computing), sur des services dont nul ne peut présager de
l'évolution du modèle économique qui les sous-tend, deux problèmes principaux
se trouvent posés. D’abord, nous contrôlons de moins en moins le processus
d’engrammation et ses modalités (ces mémoires seront disponibles mais où ?
quand ? combien de temps ? sous quelle forme ? à quel prix ? avec quelle
possibilité de contrôle et d'effacement ?), et nous perdons également la
maîtrise d'un grand nombre de processus d'activation et de rappel (ce sont les
algorithmes de Facebook qui nous “disent” quand se souvenir de l’anniversaire
de nos amis). Ensuite, là où l’archivage classique travaillait sur des unités
mémorielles assez denses, le numérique travaille à l’échelle de
l’atome (chaque chaîne de 140 caractères par exemple). C’est un retour à
l’archive telle que la définissait Michel Foucault, c’est-à-dire "la masse
des choses dites dans une culture, conservées, valorisées, réutilisées,
répétées et transformées. Bref toute cette masse verbale qui a été fabriquée
par les hommes, investie dans leurs techniques et leurs institutions, et qui
est tissée avec leur existence et leur histoire[15]". 

Méta-mémoire.

Twitter marque
l'entrée des arts de la mémoire et des technologies du souvenir dans un nouveau
cycle. Alors que depuis des siècles, on avait appris à créer de la mémoire pour
pallier l'oubli, l'enjeu est désormais de pouvoir circonscrire et documenter
une mémoire produite sur de l'excès et non plus en réponse à un manque ou à un
risque d'oubli. Une mémoire de la mémoire. Une méta-mémoire. 

Souscription attentionnelle.

Twitter
est un média de l'empilement ; empilement de nos tweets au milieu de ceux de
nos abonnés (followers) et de ceux auxquels nous sommes abonnés (following).
Arrivant après les médias de la navigation ("browsing", les premiers
annuaires de recherche), et après ceux de la recherche ("searching"
les moteurs de recherche en général), Twitter est, avec d'autres, un média de
la souscription[16]. On choisit
de "suivre" ou de ne pas "suivre", on s'abonne, on
"souscrit". "Souscrire", étymologiquement
"sub-scribere", littéralement "écrire en dessous", à moins
qu'il ne s'agisse d'écriture "sous autorité" : en agrégeant les
discours écrits ou postés par d'autres, on est, de facto, placé
"sous" une "autorité" qui n'est plus notre. Une logique qui
permet, par effet de bord, d'expliquer toute la place que jouent les métriques
d'autorité et d'influence dans ce média de la souscription et dans ceux qui lui
sont proches : la valeur des régimes attentionnels attachés aux discours qui
s'y tiennent est d'abord calculée à l'aune de métriques d'influence (ranking)
elles-mêmes principalement bâties sur le ratio suiveurs/suivis. Ces métriques
sont le dernier avatar d'un héritage bibliométrique qui, du Pagerank de Google
à l'Edgerank de Facebook en passant par les métriques d'autorité de Twitter,
installe la documentation et les sciences de l'information au coeur même de la
science du web[17]

Motif des envieux ? Les motifs.  

Si Google et tant
d'autres ont successivement été présentés comme des acquéreurs potentiels de
Twitter, si tous s'intéressent de si près à ce micro-net[18],
à cette statusphère conversationnelle en perpétuel mouvement et aux unités de
publication toujours plus atomiques, toujours plus fragmentées, c'est d'abord pour
qu'il leur soit permis d'en faire émerger des motifs ("patterns"),
motifs qui viendront affiner l'indexation du monde en temps réel, comme autant
de variables d'ajustement. C'est en tout cas ce que Marissa Mayer, alors VP
recherche chez Google confiait au Guardian en 2009 :    

"We think the real-time search is incredibly
important and the real-time data that's coming online can be super-useful in
terms of us finding out something like, you know, is this conference today any
good? Is it warmer in San Francisco than it is in Silicon Valley? You can
actually look at tweets and see those sorts of patterns, so there's a lot of
useful information about real time and your actions that we think ultimately
will reinvent search.
"[19]

En première intention.

Pour
"réinventer la recherche", il s'agit en fait d'affiner, grâce à
l'analyse des conversations et des sujets les plus discutés (hot topics) en
temps réel, une échelle d'intentionalité, "indicateur permettant d'établir des corrélations entre ce que les gens tapent et ce qu'ils cherchent
"en fait" parmi la liste proposée."
[20] Une intentionalité qui est l'aboutissement logique d'un
écosystème de contenus indexés et hiérarchisés à l'aune de leur positionnement
dans une base de données des intentions théorisée dès 2003 par l'analyste John
Battelle[21].

Les gazouillis de l'entropie.

A l'échelle de la
courte histoire de l'internet et du web, l'essor des sites ou écosystèmes
conversationnels (Twitter au premier rang et les réseaux dits
"sociaux" en seconde intention) s'explique pour partie par le fait
qu'ils constituent une alternative au recentrage imposé par les acteurs
dominant du search et à la diminution tout aussi contrainte de l'étendue des
résultats de recherche (diminution à laquelle il faut ajouter la standardisation
contrainte des requêtes, via Google suggest ou Google instant search). Ce fut
déjà le cas pour les premiers forums Usenet qui, devant l'indigence des moteurs
de recherche de l'époque et la relative limitation des possibilités de
navigation (= nombre de sites réellement disponibles versus nombre de sites
effectivement indexés), permettaient aux internautes de nourir des
conversations et de signaler des sites relativement confidentiels ou
inaccessibles par des recherches classiques. Actuellement, l'un des forums les
plus consultés (doctissimo) regorge également de liens vers des sites devenus
inaccessibles depuis l'échangeur presque unique de l'autoroute de l'attention,
c'est à dire la 1ère page de Google.

L'écosystème Twitter
avec sa propre logique d'indexation (hashtags) et la souplesse de son graphe
(on peut suivre sans forcément être suivi et réciproquement) donne une
amplitude maximale aux liens signalés et, par l'effet stochastique qui organise
les différents points de son graphe, permet à des individus d'avoir accès à des
ressources / liens dont ils n'auraient pas pu avoir connaissance à l'intérieur
d'un graphe plus fermé (sérendipité). Mieux, même s'il faut, à long terme,
déplorer l'usage systématique de raccourcisseurs d'URL, lesdites adresses
raccourcies en masquant la lisibilité de l'adresse originale, piquent notre
curiosité et nous entraînent souvent à cliquer là où la consultation d'une URL
classique nous aurait déjà renseignée sur notre destination et donc peut-être
découragés d'en suivre le chemin. 

Vous êtes bien urbains.

Les réseaux sociaux "traditionnels"
que sont Facebook, Google+, LinkedIn, Viadeo et les autres sont autant de
villes ou de mégalopoles parfaitement architecturées, disposant chacune de leur
économie, de leurs centres névralgiques, de leurs lieux incontournables, de leurs
règles sociales édictées, de leur plan de circulation, de leurs avenues et de
leurs impasses. Twitter fonctionne davantage comme un lieu de passage, comme un
endroit d'échange. Il n'est pas peuplé de résidents mais d'habitués ; il n'est
pas habité mais fréquenté ; on s'y retrouve plus qu'on n'y habite. Twitter comme
la part d'urbanité manquante des grandes mégalopoles du web. 

Perroquet bariolé ou rapace publicitaire ?

Twitter
permet dès aujourd'hui d'observer et de mesurer l'ampleur de ce qui s'annonce
comme l'un des prochains mouvements structurant de l'évolution du web, à savoir
l'opposition entre une logique  –
dont Twitter est de plus en plus comptable – de renforcement de bulles
attentionnelles[22] soumises
aux contraintes et aux lois du marché d'une part, et une dynamique d'écosystèmes
laissant une plus grande part à l'entropie et donnant davantage de densité et
de représentativité aux liens faibles d'autre part. Twitter est aujourd'hui
parvenu à un point de bascule entre ces deux logiques, entre ces deux mondes.
Reste à savoir s'il continuera de favoriser l'entropie ou s'il choisira de la
juguler pour optimiser le même modèle publicitaire que ses prédécesseurs et
concurrents. Le paradoxe du singe savant déjà évoqué plus haut dans cet article
veut que la réponse à cette question soit déjà explicitement formulée et
librement consultable … dans les archives de Twitter.

 

Ertzscheid Olivier.
30 Octobre 2012.


[1] Google lance ainsi
blogsearch.google.com

[2]
http://www.affordance.info/mon_weblog/2011/12/extension-du-domaine-de-la-statusphere.html

[3]
http://dl.acm.org/citation.cfm?id=1772751

[4]
http://www.cc.gatech.edu/classes/AY2011/cs4001_summer/documents/Time-Iran-Twitter.pdf

[5]
http://deepthoughtinc.com/wp-content/uploads/2011/01/Twitter-as-a-Corpus-for-Sentiment-Analysis-and-Opinion-Mining.pdf  ou aussi
http://www.aaai.org/ocs/index.php/ICWSM/ICWSM11/paper/viewFile/2857/3251

[6] voir notamment
http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1925585 et http://dl.acm.org/citation.cfm?id=2037583

[8]
http://www.guardian.co.uk/technology/2012/feb/03/twitter-resist-cigarettes-alcohol-study

[9] http://arxiv.org/PS_cache/arxiv/pdf/1010/1010.3003v1.pdf

[10]
http://dl.acm.org/citation.cfm?id=1772777

[11]
http://www.affordance.info/mon_weblog/2010/09/la-reponse-avant-la-question.html

[12]
http://datacenter.silicon.fr/le-paradoxe-du-singe-savant-a-lepreuve-dans-le-cloud-3364.html

[13]
http://blogs.loc.gov/loc/2010/04/how-tweet-it-is-library-acquires-entire-twitter-archive/

[14]
http://www.affordance.info/mon_weblog/2010/05/twitter-le-patrimoine-du-superflux-.html

[15] Foucault Michel :
"Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie"
in Dits et écrits, tome 1, Gallimard.

[16]
http://www.affordance.info/mon_weblog/2005/11/moebius_le_web_.html

[17]
http://webscience.org/

[18]
http://www.affordance.info/mon_weblog/2009/01/micro-m%C3%A9so-macro-les-m%C3%A9diasph%C3%A8res-et-le-moteur.html

[19] Marissa Mayer :
http://www.guardian.co.uk/technology/2009/jul/08/marissa-mayer-interview-full-text

[20]
http://www.affordance.info/mon_weblog/2010/09/la-reponse-avant-la-question.html

[21]
http://battellemedia.com/archives/2010/03/the_database_of_intentions_is_far_larger_than_i_thought.php

[22]
http://www.thefilterbubble.com/

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