Economie 2.0 de la citation

Préambule. Je suis en train de boucler deux articles pour des revues "de rang A" afin de pouvoir sereinement continuer à dire tout le mal que je pense de cette vérole managériale parfaitement contre-productive qu'est l'AERES. L'idée est d'être un chercheur "publiant" pour ne pas prêter le flanc à une critique de complaisance déjà entendue (= "s'il dit du mal de "l'évaluation" façon AERES c'est parce qu'il a peur d'être évalué ou parce qu'il ne publie pas assez").

1 article, 3 publications. Et comme depuis maintenant 5 ans que je tiens ce blog (et que je publie juste suffisamment dans des revues de rang A pour ne pas être rétrogradé dans les limbes infâmantes des chercheurs "non-publiants"), chaque publication est et sera :

  • publiée dans l'édition "papier" de ladite revue de rang A
  • déposée en archive ouverte, sans embargo (pour les revues n'autorisant pas le dépôt, je m'autorise à enfreindre leur refus, ou – lorsqu'elle y mettent les formes – je publie la version "non-corrigée")
  • republiée en intégralité ou sous une forme d'écriture moins académique sur ce blog.

Ce choix – assumé – implique de s'inscrire dans 3 espaces d'énonciation et d'autorité (auctoritas), conflictuels, dans 3 temporalités antagonistes, de jouer sur 3 économies de la citation, sur 3 types d'indicateurs différents.

3 espaces d'énonciation et d'autorité (auctoritas), conflictuels. Les Autorités qui président aux revues papier sont – heureusement de moins en moins mais malheureusement encore très majoritairement – parfaitement rétives à l'idée même des archives ouvertes, qu'elle considèrent au mieux comme une résurgence de la période hippie. Et je ne vous raconte même pas de la tête qu'elle font – les autorités en question – quand on évoque le mot "blog" (un "blog scientifique" étant au mieux considéré comme un oxymore et au pire comme un simple non sens.) La réplication d'un article dans ces 3 univers gouvernés par des autorités qui s'ignorent, se méprisent ou se méconnaissent complètement n'est donc pas anodine et oblige à masquer lesdites réplications ou à accepter d'aller à l'affrontement, au risque de se heuter à un refus ("Bonjour monsieur le mandarin de la revue de rang A à laquelle j'ai soumis un article qui a eu le bonheur d'être accepté, figurez-vous que nonobstant le contrat léonin que vous m'invitez à signer pour que je renonce à tous mes droits sur ladite publication en échange de 3 exemplaires papier que vous aurez la bonté de m'offrir au titre de compensation, figurez-vous, disais-je, que ce contrat je ne vais pas le signer et que je vais, come vous me l'interdisez mais comme la législation m'y autorise, déposer une version de cet article dans une archive ouverte")

3 temporalités antagonistes.

  • Le temps de la publication dans une revue papier est un temps très long en amont (la moyenne en SHS est de 2 à 3 ans entre la soumission initiale d'un article et la parution de la revue), et très court en aval (sitôt publié, sitôt oublié parce qu'invisible / inaccessible / trop cher ou déjà caduque – d'où l'intérêt et la course à la publication d'articles "état de l'art" qui n'apportent absolument rien si ce n'est un bon indice de citation, mais ceci est un autre débat).
  • Le temps de la publication sur un blog est à l'inverse un temps très court en amont (aucune validation n'est nécessaire) et moyen (ni excessivement court ni passablement long) en aval. Un temps "moyen" de post-publication qui permet audit article d'être suffisamment exposé pour se nourir des critiques et remarques liées à cette exposition, mais pas assez long en revanche pour être mobilisé sereinement dans le contexte théorique qu'il mobilise ou auquel il se réfère (effet d'empilement interne au blog lui-même et surtout plus globalement à toute la dynamique de l'infosphère et à l'infobésité qui en découle)
  • le temps de la publication dans une archive ouverte est évidemment lié aux contraintes imposées par l'éditeur, contraintes que l'on pourra également, aisément et légalement contourner (mais ceci est aussi un autre débat). Mais il s'agit d'un temps court en amont (possibilité de déposer un préprint pour "switcher" le temps long du peer-reviewing), et d'un temps long en aval, temporalité longue de l'après-publication qui elle seule est adaptée aux objets et aux outils du champ scientifique. La différence majeure de ce temps long de la post-publication entre les revues scientifiques et les archives ouvertes et que pour ces dernières, ce temps long n'est pas seulement celui de l'archivage et de l'inscription, mais aussi celui de la consultation et de l'accès (je suis à chaque fois navré quand je prends connaissance des sommes exorbitantes payées par les bibliothèques universitaires pour disposer de bouquets de revues électroniques et quand je constate la sous-utilisation patente desdites mugnificentes ressources en terme de consultation, mais ceci est un autre débat).

3 économies de la citation bien sûr. Qui découlent des temporalités décrites ci-dessus. Mais également des modalités d'exposition (ou de sur-exposition) et de consultation afférentes (ce qui renvoie au débat – tranché – selon lequel les articles en archives ouvertes bénéficient d'un meilleur taux de citation moyen que ceux qui ne sont pas accessibles en archives ouvertes).

Les indicateurs enfin.

Carrière. L'enjeu de l'édition et de la publication papier "originale" permet de jouer sur un indicateur "de carrière". Les revues scientifiques de rang A (en tout cas en SHS), ne sont plus lues par personne (cf supra), sauf par leurs comités éditoriaux, les auteurs qui y publient et leur famille. Les raisons sont multiples mais le constat est là. A de très (très très) rares exceptions, les revues "fermées" c'est à dire n'autorisant aucun type d'Open Access (même avec un embargo de 2 ou 3 ans) ne servent plus aujourd'hui qu'à  caler des armoires dans des bibliothèques universitaires défendre un dossier de recrutement (pour devenir Maître de conférences), d'habilitation (pour passer son Habilitation à diriger des recherches) ou de changement de corps (pour devenir Professeur des universités). Elles ne sont plus la référence d'une critérilogie de scientificité mais se contentent de servir de mètre étalon à l'application d'une norme sociale de reproduction des élites. La revue par des pairs ("peer-reviewing") s'est réduite comme peau de chagrin à un entre-soi d'alcôve, à un adoubement par ses pairs (les raisons sont nombreuses, notamment le fait que la plupart des auteurs sont directement contactés par cooptation et non sur la base d'appel à communication transparents mais ceci est … un autre débat).

Notoriété. L'enjeu de la publication sur un blog (carnet de recherche) est de jouer sur un indicateur de notoriété. Classements en tous genres, Top-blogs et autres billevesées égotistes certes, mais également et surtout effets de reprise, diffraction des espaces de publication, multiplication des chambres d'écho, redocumentarisations et réagencements dynamiques, effets de percolation (comme dans les excellents carnets de recherche de la plateforme Hypotheses.org). Et à l'horizon, la vision d'Henry Jenkins, celle d'universités fonctionnant à la manière de YouTube, celle également de revues à l'image des réagencements dynamiques en cours.

Pérennité. L'enjeu de la publication dans une archive ouverte est de jouer sur un indicateur de pérennité. La lisibilité et la remobilisation des connaissances et des concepts se fait dans un contexte (inter/trans-disciplinaire ou thématique) adapté. Le temps long et constant de la consultation permet une logique "d'infusion" qui complète les autres modalités de diffusion sus-citées. (accessoirement, elle est également la seule manière de raisonner à l'échelle de la planète connectée, en permettant aux chercheurs de pays émergents d'avoir accès à ces ressources très majoritairement issues de la recherche publique et donc déjà financées sans que soit besoin d'y ajouter d'autres droits d'entrée, mais ceci est un autre débat)

A l'heure du web et de la science 2.0, la construction de l'autorité scientifique s'appuie dynamiquement sur ces 2 indicateurs de notoriété et de pérennité. Nombre de revues et d'éditeurs l'ont compris, qui cherchent à documenter précisément lesdits indicateurs mais en imposant une approche quantitative héritée de la bibliométrie (scientometrics), laquelle approche méconnaît encore énormément certains facteurs d'usages liés au web (webometrics), facteurs d'usage pourtant déterminants, notamment dans le humanités numériques.

Il appartient aux acteurs de la recherche (enseignants-chercheurs, ingénieurs, documentalistes, bibliothécaires) de militer activement pour une banalisation accrue des indicateurs de notoriété et de pérennité, comme il appartient au politique et aux décideurs universitaires de se battre pour garder la main sur les mesures d'usages sans accepter de confier leur entière sous-traitance aux éditeurs gate-keepers traditionnels.

 

2 commentaires pour “Economie 2.0 de la citation

  1. Très bon billet, et très revigorant, merci. Je vais le relayer auprès de mes collègues.
    Je suis assez surpris d’apprendre que la législation nous autorise à déposer nos articles dans des archives ouvertes. Je ne le savais pas… De quels textes officiels peut-on se réclamer ?
    Cheers,

  2. Bravo. Beau texte plein de souffle en retenu comme la gestion de la respiration d’un coureur de fond qui sait de toute façon que les “autres” lâcheront avant…

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