L’aspirateur cartographe.

Il y a de cela 8 ans, en Janvier 2014, Google rachetait la société Nest, qui fabriquait des thermostats connectés. Difficile alors d'y voir clair dans la stratégie de la firme qui excellait et exerçait sa domination économique et technologique dans de tout autres secteurs. Pourtant ce rachat scellait une nouvelle triangulation entre un espace privé physique, des usages connectés et une société en capacité d'en analyser et d'en exploiter l'essentiel. Dans mon article "domicile terminal" j'écrivais à l'époque : 

"autant d'objets qui sont autant de possibles nouvelles dépendances numériques nous reliant à la firme ; autant d'objets qui sont autant d'espaces publicitaires à investir. Domicile terminal. Parce que le dernier espace non numérique relevant de l'habitation, de l'intime, est investi. Plus qu'une simple intrusion sur le secteur de la domotique, Google ambitionne de faire de chacun de nos domiciles, un data-center comme les autres."

Au coeur de l'été 2022, et pour la somme d'1,7 milliards de dollars, Amazon s'apprête à acheter la société iRobot dont l'un des produits phare est l'aspirateur connecté Roomba. Capable donc de nettoyer la maison en votre absence et de tout un tas de trucs merveilleux [non] : 

"Cet aspirateur robot connecté au Wi-Fi repère et évite les obstacles tels que les déjections animales et les câbles de chargeurs pour aller jusqu’au bout de sa tâche."

C'est beau comme l'Antique. Et le site de Roomba (qui coûte entre 800 et 1000 euros) d'ajouter également que Roomba "apprend et cartographie" (sic). Car voilà l'enjeu. Le principal en tout cas. Disposer d'une cartographie aussi précise que possible de l'espace intérieur de nos maisons. Même si le créateur de Roomba jurait en 2017 que jamais ô grand jamais il ne vendrait les données collectées. Hahaha.

Après être déjà en capacité d'en maîtriser l'espace frontal, le seuil de nos portes, grâce à sa sonnette visiophone Ring qui est aussi connectée que controversée, Amazon vise aujourd'hui à cartographier avec une précision et une dynamique nouvelle l'intérieur de chacune de nos habitations. Via un aspirateur. Un aspirateur à données. Comme beaucoup de chercheurs et d'observateurs le documentent depuis plusieurs années, Amazon est avant tout une "surveillance company", une entreprise de surveillance. 

Capture d’écran 2022-08-06 à 12.12.27(capture d'écran du site iRobot)

Sur l'image ci-dessus, une question simple : l'aspirateur est-il l'assistant de la jeune femme ou la jeune femme est-elle l'assistante de l'aspirateur ?

On peut bien sûr s'amuser et rire (jaune) de cette société d'aspirateurs cartographes et de frigos qui parlent, on peut aussi s'en alarmer et continuer de documenter ces errances. Plus fondamentalement, ce qui est me semble-t-il en jeu, c'est la redéfinition totale et irréversible de ce qui constituait jusqu'ici la notion d'espace privé et la manière dont nous l'investissons. Rien que pour Amazon, entre Roomba l'aspirateur cartographe, Ring la sonnette mouchard connectée et Alexa l'enceinte qui enregistre en continu tout ce qui se dit y compris lorsqu'elle est supposément "éteinte", on pourra mesurer à quel point ma phrase de 2014 annonçant la tendance à "faire de chacun de nos domicile un data-center comme les autres" était … sinon visionnaire du moins programmatique.

Lentement mais aussi inexorablement que sûrement et méthodiquement on nous apprend en nous en faisant la démonstration quotidienne qu'il est des intrusions légitimes dans la sphère privée. Que c'est en tout cas le prix à payer pour notre confort numérique. Mais en redéfinissant ainsi notre "entendement" de ce qu'est un espace privé, on redéfinit aussi par capillarité la perception que nous avons de ce qu'est ou de ce que peut-être un espace public. Et en nous amenant en permanence à jouer sur des zones frontières, sur ces liminarités qui fondent notre rapport au monde et aux autres, on fabrique de nouvelles formes de sociétés, de nouveaux habitus de comportement, et de nouveaux réflexes de consentement. 

Capture d’écran 2022-08-06 à 12.20.46
Capture d’écran 2022-08-06 à 12.20.46

"C'est la saison des pollens, augmentez la fréquence de nettoyage."

"Rayez le ménage de votre liste et ajoutez [faire] la cuisine à votre programmation."

Qui parle ici derrière ces "recommandation" de Roomba l'aspirateur cartographe ? Et que produisent ces "recommandations" ? Quelle est leur limite ? Quel type de comportement au service de quel type d'intérêt s'agit-il de servir et d'asservir ? 

Un nouveau triangle, qui n'a rien d'amoureux, voit le jour, en 3 "d" :

Domicile -> Dissimulation / Dissémination -> Domination.

Je m'explique. L'enjeu est bien celui d'une forme capitaliste de domination (sur nos désirs, sur nos comportements) qui passe par la dissémination, dans notre domicile, de dispositifs techniques qui agissent par dissimulation. Dissimulation car on ne savait pas que les enceintes connectées continuaient de capter les conversations même quand elles n'étaient pas supposer le faire ; dissimulation car on ne savait pas que les sonnettes connectées collaboraient avec la police et notamment la police de l'immigration ; dissimulation car on n'achète pas un aspirateur connecté pour qu'il cartographie notre domicile. 

Et voilà l'autre enjeu majeur qui vient après celui de la redéfinition de toute forme d'espace privé (et donc d'espace public en miroir). Ce sont les causalités invisibles que le numérique induit, en tout cas dans sa forme industrielle. Il est devenu impossible de passer l'aspirateur (connecté) dans une maison sans en tracer simultanément la cartographie ; il est devenu impossible de déployer un interphone connecté sans l'inscrire dans un dispositif de surveillance collaborant avec la police ; il est devenu impossible de parler à une enceinte connectée sans accepter qu'elle soit tout le temps à l'écoute ; il est devenu impossible de remplir des Captchas sans collaborer à des programmes militaires américains.

Je développe depuis longtemps dans mes travaux la question de ce que j'appelle une "anecdotisation des régimes de surveillance" et je ne choisis pas le terme d'anecdotisation au hasard. Il ne s'agit pas en effet seulement d'une "banalisation" ou d'une "trivialisation" même si la surveillance est, de facto, devenue banale et triviale. Une anecdote c'est ce qui se produit "en marge des événements dominants et [qui est] pour cette raison souvent peu connu". Etymologiquement cela vient du grec "a" privatif et "ekdotos", ce qui n'est pas publié, et donc ce qui n'est pas rendu public, étant entendu que comme l'expliquait Bernard Stiegler : "la démocratie est toujours liée à un processus de publication – c’est à dire de rendu public – qui rend possible un espace public : alphabet, imprimerie, audiovisuel, numérique."

Chaque fois que nous (ne) passerez (pas) l'aspirateur connecté, chaque fois que vous (n')ouvrirez (pas) votre porte en visiophone équipée, chaque fois que vous (ne) parlerez (pas) à votre enceinte connectée, souvenez-vous, souvenons-nous que la démocratie tient essentiellement par la garantie d'une articulation claire entre espace public et espace privé et ce qui est toléré et possible dans l'un mais non dans l'autre. Et qu'au-delà de l'anecdote, nous devons impérativement continuer de construire une histoire des régimes de surveillance et de la manière dont ils s'articulent avec différentes formes de pouvoir. 

Le nom de l'aspirateur cartographe, "Roomba" est mal choisi : il aurait dû s'appeler Tango, à l'image de celui, funèbre, que chantait Brel.

"Ah, je les vois déjà (…) Ils ouvrent mes armoires / Ils tâtent mes faïences / Ils fouillent mes tiroirs / Se régalant d'avance / De mes lettres d'amour / Enrubannées par deux / Qu'ils liront près du feu / En riant aux éclats."

2 commentaires pour “L’aspirateur cartographe.

  1. Ce billet est parfait et démontre que partout la tech informatique est en passe de submerger le peu d’intimité qui nous reste
    Je suis complètement réfractaire à ces technologies aliénantes qui nous poussent à supprimer les gestes quotidiens nous liant à notre habitat.
    Ne surtout pas ignorer que l’ensemble de ces objets connectés
    font que nous subissons insidieusement une programmation à leur utilisation.
    Cela ira jusqu’à notre propre connexion (déjà actuelle pour certains)
    Le Métavers permettra le dialogue direct avec vos objets connectés qui de fait deviendrons vos égaux si ce n’est plus par la volonté des créateurs de cette merde

  2. Si je partage ton interprétation, Fred Cavazza pense plutôt dans son “Récapitulatif estival 2022” qu’il ne s’agît que pour Amazon de “renforcer leur gamme d’équipements domestiques connectés”.

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