Ukraine : Para Bellum Numericum (épisode 2).

Cet article est la suite de celui paru le 28 février 2022 et intitulé "Ukraine. Para Bellum Numericum. Chronique du versant numérique d'une guerre au 21ème siècle." Il continue d'explorer les enjeux et déclinaisons numériques, parfois poignantes, parfois anecdotiques, parfois vitales, du conflit en cours en Ukraine suite à l'invasion Russe.
_______________________________________________________________________________

La guerre continue en Ukraine. Et son versant numérique aussi. Plutôt que d'incessantes mises à jour de mon précédent article, je vous en propose ici un nouveau avec la même optique. Couvrir la manière dont les technologies, les plateformes et les enjeux numériques viennent s'inscrire dans ce continuum d'événements dramatiques. 

La guerre des tutos.

J'ai 50 ans, c'est à dire l'âge de me souvenir des premiers discours politiques et médiatiques autour d'internet et du web, qui étaient alors des continents naissants que l'on pressentait plein de promesses mais que l'on décrivait souvent comme plein de terreurs. L'une de ces terreurs narratives qui prit rapidement l'allure d'un marronnier, consistait à rappeler à l'occasion du moindre conflit, de la moindre émeute, du moindre risque, que les plans pour construire une bombe atomique étaient en accès libre "sur l'internet". Et de fait ils y étaient. En tout cas des trucs y ressemblent y étaient et y sont encore. Comme les plans pour construire un Yacht, ou un Tank AMX-30, et tant d'autres choses encore. Aucune bombe atomique ne fut pourtant jamais construite du seul fait que les plans se trouvaient "sur l'internet." Depuis bien sûr, les choses ont changé.

A commencer par la société des tutos. "Pourquoi tant de tutos ?" écrivais-je à propos de ceux qui fleurirent pendant la première phase de la pandémie de Covid. La guerre aussi est faite de ces tutos. Que l'on trouve un peu partout. Sur Google essentiellement. Et les témoignages recueillis viennent documenter cet autre effort de guerre, particulier, singulier, connecté. Il s'agit avant tout de fabriquer des cocktails Molotov. "Google m'a aidé", témoigne sur CNN cette femme à la retraite. 

On découvre aussi des choses plus étonnantes. Comme ces tutos tank qu'on trouve sur TikTok

Forces d'Hacktive.

A côté des Anonymous qui ont déclaré la guerre technologique à la Russie (voir mon article précédent), différents collectifs de hackers se mobilisent. Du côté des journalistes et hacktivistes de Reflets.info, ils ont réussi à pénétrer les caméras de surveillance des voitures de police Ukrainiennes et à accéder ainsi en temps réel non seulement aux images mais aussi aux différentes conversations et consignes qui leur étaient données. Ils ont immédiatement prévenu les autorités pour couper ces flux que des hackers de l'armée russe auraient (et ont peut-être également) pu pénétrer. L'impression que plus la technologie se répand et plus la friabilité et sa perméabilité aux attaques est importante en dehors de très restreints périmètres secret-défense extrêmement bien sécurisés. 

Interdire des médias.

L'autre grand sujet qui occupe une bonne partie des états et de l'union européenne est celui de la réglementation, dans l'urgence, permettant d'interdire la diffusion des médias a minima "partisans" et en tout cas des "organes d'influence" que sont Russia Today et Sputnik. Cette envie d'interdire ouvre et pose d'immenses problèmes, à la fois sur le plan éthique (est-il légitime de le faire et pour quels motifs ?) et sur le plan technique (interdire la diffusion sur une fréquence publique est autre chose que d'interdire la diffusion au sein des grandes plateformes numériques). 

Commençons par l'éthique et tentons de faire simple. Je partage l'essentiel de la position de l'avocat et ancien membre du Conseil National du Numérique (quand cette instance avait encore un semblant d'intérêt et de légitimité), Jean-Baptiste Soufron qui indique un point de vigilance crucial : 

"Attention à l’UE qui développe ici une compétence de censure des médias directement à l’échelle de tous ses membres par le biais d’un règlement. C’est le moment de réviser la composition du Conseil de l’UE, comment il prend des décisions et éventuellement comment les contester."

Ce qui, de fait est une interdiction et donc potentiellement perçu comme une censure, pose un problème de droit tout autant qu'un problème d'effets à court et moyen terme. Mais elle montre au moins que si l'on veut réguler les plateformes à l'échelle Européenne on peut y parvenir … en moins de 48h. Et assez peu d'observateurs et d'analystes auraient misé là-dessus, à commencer par moi. Il est vrai que la nature américaine desdites plateformes, et le contexte d'une guerre d'envahissement dans laquelle l'envahisseur est russe n'est peut-être pas anodin dans la rapidité et l'unanimisme de la décision, mais le résultat est là

Le résultat c'est qu'en moins de 48h c'est la quasi totalité des médias, plateformes, Stores (magasins d'applications) qui ont suivi la décision (et le règlement) de l'Union Européenne. Facebook, Instagram, YouTube, Telegram, Apple (App Store), Google (Play Store), Free (box), Canal+, Molotov, Fransat …

Pour l'instant, à cette heure et à ma connaissance (mercredi 2 Mars 16h) seuls les principaux FAI (fournisseurs d'accès), Twitter et le moteur de recherche Google ne suivent pas ces recommandations mais comme les autres ils sont en théorie contraints de s'y plier. Reste à savoir dans quels délais ils le feront. S'ils le font. Mais cela suffit à rendre ces 2 médias (Sputnik et Russia Today) totalement inopérants. 

D'autant que si Twitter ne supprime pas les comptes, il s'engage (sic) à restreindre la visibilité des contenus affiliés à l'état ou à des médias russe dans son fil d'actualité.

Comme rappelé dans ce papier du journal Le Monde

"Soucieux de ne pas être accusé de commettre un acte de censure envers les cinq déclinaisons européennes de la chaîne de télévision et le site de Sputnik, le Conseil de l’UE a présenté cette décision inédite comme une « sanction économique » : les journalistes ne seront pas empêchés de faire leur travail, ce sont les outils de distribution qui sont visés, « car ils sont utilisés de manière stratégique dans le conflit », a précisé le Conseil à la presse. Ces mesures se veulent exceptionnelles et « temporaires » : elles sont destinées à être levées dès la fin de l’agression russe en Ukraine."

Mais il n'est pas de guerre sans effets collatéraux. Et la décision d'interdire ces médias en comporte également. Assez paradoxalement d'ailleurs puisque c'est sur l'une des rares plateformes à n'avoir pas (encore) bloqué ces chaînes qu'il faut aller les chercher. Sur Twitter, des comptes de journalistes travaillant ou ayant travaillé pour RT France sont automatiquement "étiquetés" comme "médias affiliés à un état – Russie", mais de manière assez aléatoire, générant pour beaucoup d'entre elles et eux des problèmes de harcèlement et des menaces de mort.

Capture d’écran 2022-03-02 à 16.31.15
Capture d’écran 2022-03-02 à 16.31.15Deux exemples du régime d'aléatoire qui prévaut sur Twitter concernant
l'étiquetage automatique de comptes individuels de journalistes

 

La guerre des étoiles toiles.

La guerre de l'espace continue également. Ou plus exactement la guerre des tentatives de hacking des moyens de télécommunications dans l'espace (satellites). "Casus Belli" parmi d'autres. Non pas la guerre des étoiles, mais celle des basses couches de l'orbite terrestre. La guerre des net-toiles. 

En parlant de satellites, le réseau Starlink d'Elon Musk fut déployé au dessus de l'Ukraine comme je vous le racontais ici. Manquaient encore les boîtiers et kits de connexion. Qui sont finalement arrivés par camions (militaires ?)

Capture d’écran 2022-03-02 à 16.44.26(Source)

La guerre des avis-clients.

Avoir un avis sur la guerre. Et puis cette idée, puisque le web est depuis sa version 2.0 au moins, le règne des "avis clients", d'utiliser cette fonctionnalité pour documenter, dans l'espace réservé habituellement à ces avis, ce qui se passe en Ukraine et pour en informer la population Russe sous le feu de la propagande des médias d'état.

L'iconographie populaire nous a depuis longtemps habitué à ces images, dans des films, des bande-dessinées, où l'on voit soldats, généraux ou empereurs toujours commencer une guerre ou une opération militaire par la consultation commune d'une carte figurant ses positions et celles de l'ennemi ainsi que les stratégies à adopter. 

Cartestarwars

La cartographie numérique joue dans le conflit en Ukraine une place singulière. D'abord par l'égarement de certaines troupes russes qui n'ont pas de connexion suffisamment stable ou puissant pour s'orienter à l'aide de GPS (voir mon précédent article). Ensuite donc, par le fait d'utiliser l'application de cartographie Google Maps pour déposer des avis qui viennent documenter la réalité du conflit Ukrainien et tenter d'informer la population russe aveuglée par la propagande des médias d'état. 

Les-avis-du-Burger-King-de-Moscou-1359858Ici un exemple des avis déposés pour le Burger King de Moscou. 

Google Maps qui est aussi un formidable outil documentaire pour suivre les mouvements de troupe lors d'un conflit. Google Maps enfin, qui en soutient à l'armée et au peuple Ukrainien suspend un certain nombre de données et de fonctionnalités qui pourraient être utiles au commandement militaire Russe. Le rôle déterminant des cartes, d'hier à aujourd'hui.

Plus que jamais la carte à l'échelle du territoire et des stratégies ou des errances qui se donnent à lire en données dynamiques dépendantes du bon vouloir d'une plateforme. Américaine, ici il faut encore le rappeler. Parce que cette guerre là aussi, celle de la suprématie des outils technologiques permettant d'observer et d'agir sur ces dynamiques, est déjà essentielle et le sera encore davantage à l'avenir pour autant qu'il en soit encore un qui s'offre comme possibilité.  

Radiostars Wars.

Pour les générations qui nous ont précédé et ont connu la guerre, et pour la notre qui a étudié en histoire et parfois en récits familiaux ce que furent les guerres du 20ème siècle, la place de la radio est très particulière. De l'appel du 18 Juin du général De Gaulle jusqu'aux films montrant la place de ce média où l'on collait son oreille comme on colle aujourd'hui les yeux sur nos fils d'actualité, avec parfois la même dimension hypnotique. 

Dans la dimension numérique et parfois très technologique que prend la guerre en Ukraine, c'est l'un des plus vieux médias de l'ère moderne, la radio, qui occupe une place à plein d'égards tout à fait centrale. 

D'abord parce que c'est une radio, Echo de Moscou, qui était l'une des dernières (avec Novaia Gazeta pour la presse écrite) à avoir conservé une indépendance de ton, comme l'explique Luc Lacroix, le correspondant de France Télé à Moscou. Depuis mardi soir elle n'émettait plus qu'en ligne. Elle vient – jeudi – d'annoncer son "auto-dissolution" (sic).

Parce que la BBC vient de lancer deux nouvelles fréquences à ondes courtes pour que le peuple Ukrainien puisse s'informer. Ces fréquences à ondes courtes sont des bandes spécifiques qui ont la particularité de pouvoir être captées partout dans le monde et donc souvent utilisées en situation d'urgence. L'Ukraine peut ainsi être rapidement couverte comme le montre la carte de la BBC

Radio France International (RFI) vient également d'indiquer qu'elle diffusait désormais la radio publique Ukrainienne en direct.

Sur le front, ce sont non plus les réceptions mais bien les émissions radio qui prennent une tournure particulière. Comme Korii en fait le récit (à partir d'un article du Telegraph) : "les soldats russes pleurent et se mutinent à la radio, et le monde entier peut écouter." Le site RussianWarChartter isole et répertorie des fréquences militaires russes et en extrait des enregistrements, lesquels sont disponibles et archivés sur l'Internet Archive qui, une fois de plus, s'inscrit comme l'une des 7 merveilles de l'internet.

Il y a quelque chose d'assez fascinant, y compris d'une fascination mortifère, à voir se constituer cette archive de la guerre en synchronie totale avec la guerre. A fortiori lorsque l'on a grandi en ayant eu la chance de ne jamais connaître la guerre, et en ayant appris aussi, le temps et les combats qu'il fallait pour ouvrir certaines archives de ces guerres passées.

(Domain) Name and Shame.

Dans la liste des scénarios touchant à l'infrastructure même de l'internet tel que nous le connaissons aujourd'hui, les points d'inquiétude sur l'évolution du conflit sont également nombreux. L'une des questions préoccupantes est celle des 436 câbles sous-marins qui supportent plus de 80% du traffic internet mondial, câbles qui sont, d'autant plus en temps de guerre, des infrastructures stratégiques vitales pour l'ensemble des belligérants.

D'autant que Poutine s'est déjà, en Février 2019, livré à différentes déclarations indiquant qu'il était prêt à envoyer des sous-marins sectionner lesdits câbles pour couper la Russie de l'internet mondial. Même s'il ne s'agissait vraisemblablement que d'une sorte d'exercice de simulation, le pouvoir Russe a clairement indiqué depuis 2019 qu'il voulait que plus de 95% de tous les services internet Russes puissent être "routés" (acheminés) de manière "interne" (c'est à dire sans passer par des infrastructures non-russes). La recherche d'un "internet souverain" est depuis déjà au moins deux ans au centre de toutes les attentions du régime de Poutine.

Pour l'instant, et à l'échelle terrestre comme spatiale (satellitaire) il demeure extrêmement compliqué pour la Russie d'imaginer parvenir à couper totalement l'infrastructure de connexion de l'Ukraine. Ils n'y ont de toute façon pas d'intérêt opérationnel direct étant donné que leurs propres troupes ont également besoin d'un accès internet dans les manoeuvres terrestres qu'elles opèrent. 

L'autre point c'est celui du système de nommage et d'adressage qui nous permet d'accéder de manière unique à l'adresse d'un site ou d'une page web. Pour faire (vraiment très) simple, une base de donnée unique permet d'associer des adresses IP (des séries de chiffres organisés en 4 sections, 192.34.89.7 par exemple) à des noms de domaine (affordance.info par exemple). Ce système est certes "géré" par les Etats-Unis mais jusqu'ici d'une manière suffisamment neutre pour ne pas occasionner de risque de scission. Si des pays, des régimes, des états décidaient de "sortir" de ce système unique, ou si l'on décidait de les en exclure, alors l'internet et le web tel que nous le connaissons aujourd'hui voleraient définitivement en éclats. Or les tentations, d'un côté comme de l'autre deviennent de plus en plus fortes. 

Certaines voix demandent à effet à exclure la Russie du système gérant les TLD (Top Domain Level). Or comme l'indique Stéphane Bortzmeyer à PC Impact et comme il l'explique plus en détail dans un article de son blog

 cela signifierait la fin immédiate de la racine unique du DNS », avec des Russes qui « monteraient une autre racine, probablement avec les Chinois, qui seraient ravis du prétexte, et avec d'autres pays qui, jusqu'à présent, supportaient la gestion de la racine par les États-Unis puisque cette gestion restait relativement raisonnable ».

Le Roskomnadzor (le ministère russe des télécommunications et des médias de masse) est de son côté en train d'anticiper une possible mise à l'écart de l'internet Russe par la communauté internationale en travaillant à des solutions de repli pour, grosso modo, faire passer la totalité des sites affiliés à la Russie dans une architecture d'accès sous contrôle du Roskomnadzor, le RUNET (je fais vraiment très simple au risque d'être un peu caricatural mais le sujet est très technique et le mieux reste donc d'aller lire les explications détaillées de Stéphane Bortzmeyer).

Au même titre que l'accès à l'eau ou à d'autres ressources stratégiques, et s'il se trouvait encore des gens pour en douter, l'enseignement de l'invasion de l'Ukraine est qu'internet (son infrastucture de télécommunication mais également son déploiement d'usage) est plus que jamais un enjeu de souveraineté. Et qu'articuler cette souveraineté avec la nécessité de le maintenir comme un idéal d'universalité d'accès et de partage va être … de plus en plus complexe.

Le moteur de la guerre.

Vous qui lisez ce blog savez que parmi les phrases que je vous cite souvent, il est celle d'Apostolos Gerasoulis, à l'époque (lointaine) CEO d'un moteur de recherche à l'époque de premier plan (AskJeeves) et qui s'interrogeait en regardant défiler les requêtes envoyées à son moteur sur un écran géant

"Je me dis parfois que je peux sentir les sentiments du monde, ce qui peut aussi être un fardeau. Qu'arrivera-t-il si nous répondons mal à des requêtes comme "amour" ou "ouragan" ?"

Depuis le début de l'invasion en Ukraine, je vous ai raconté dans mon billet précédent comment les grandes entreprises de la tech réagissaient et "s'alignaient" autour d'un ensemble de mesures visant à bannir ou à limiter l'audience de certains comptes et contenus. Notamment la société Alphabet, nouveau nom de Google et qui détient bien sûr la plateforme YouTube. Google a d'ailleurs récemment publié un communiqué dans lequel il liste l'ensemble des actions qu'il prend en lien avec la situation de l'Ukraine. De con côté, la Douma (assemblée parlementaire russe) continue de demander au moteur américain des déréférencements massifs.

L'équivalent russe du moteur de recherche Google s'appelle Yandex. Comme Google/Alphabet c'est un moteur de recherche mais aussi une multitude de différents services. Dans la Russie de Poutine, il va sans dire que les résultats de Yandex sont sous le contrôle étroit du régime.

Lev Gershenzon, l'un des anciens responsables de Yandex News (qui est l'équivalent de Google News) et qui vit désormais en Allemagne, s'est fendu le 1er Mars d'une déclaration depuis son compte Facebook, où il appelle ses collègues toujours en place chez Yandex à prendre leurs responsabilités, et où il rappelle aussi la puissance et le rôle essentiel de ces mastodontes de la recherche en ligne dans un conflit (je souligne) : 

"Mes anciens collègues, Tigran Khudaverdyan, Helen Bunina, Roman Chernin, Andrey Plakhov, Andrey Styskin :

Aujourd'hui, c'est le sixième jour de la guerre de la Russie contre l'Ukraine. Des missiles et des lance-roquettes multiples bombardent les quartiers résidentiels, les dortoirs et les maternités de Kharkov. 11 morts, des dizaines de blessés. Aujourd'hui est le sixième jour où au moins 30 millions d'utilisateurs russes voient sur la page d'accueil de Yandex qu'il n'y a pas de guerre, qu'il n'y a pas des milliers de soldats russes morts, des dizaines de civils tués par les bombardements russes, des dizaines de prisonniers, d'énormes destructions dans diverses villes ukrainiennes.

Le fait qu'une grande partie de la population russe puisse croire qu'il n'y a pas de guerre est la base et le moteur de cette guerre. Yandex est aujourd'hui un élément clé dans la dissimulation d'informations sur la guerre. Chaque jour et chaque heure de ces "nouvelles" est une vie humaine. Et vous, mes anciens collègues, êtes aussi responsables de cela."

Aucune loi russe ne vous empêche de choisir un article de Novaya Gazeta comme titre d'un reportage. Il n'y a pas de responsabilité pénale pour un titre de média en langue russe apparaissant sur la page principale de Yandex qui n'est pas autorisé par le média. Il n'y a pas de responsabilité pénale si le service est "cassé" ou "soumis à une attaque de pirates informatiques". Les coûts que vous pourriez encourir ne sont pas comparables aux dommages que le service a causés chaque jour depuis le début de la guerre.

Il n'est pas trop tard pour cesser d'être complice d'un crime terrible. Si vous ne pouvez rien y faire, démissionnez. N'oubliez pas que vous êtes responsable non seulement devant des milliers de vos collègues, mais aussi devant des dizaines de millions de vos utilisateurs. Et aux millions de vos non-utilisateurs en Ukraine aussi." (Traduction via DeepL)

C'est également sur Facebook que Tigran Khudaverdyan, le PDG adjoint de Yandex, lui a répondu un jour plus tard. Sans ambiguïté concernant sa soumission aux ordres du Kremlin. 

"Mes amis, chaque jour qui passe nous apporte plus de fardeaux. Ce qui se passe est insupportable. La guerre est monstrueuse. De nombreuses personnes exigent aujourd'hui que l'entreprise se lève immédiatement et fasse connaître sa position avec force. Je crois que toute action doit être motivée non pas par des impulsions émotionnelles, mais par des priorités essentielles. Ce que je crois être le plus important pour nous :
1. la sécurité des employés.
2. Assurer le fonctionnement de nos services clés pour les citoyens.
Ce que nous protégeons maintenant n'est pas une entreprise. Il s'agit de services qui sont nécessaires aux personnes qui vivent dans le pays, comme l'électricité ou l'eau courante. La recherche doit se faire. Les taxis doivent venir, les marchandises et la nourriture doivent être livrées. L'infrastructure doit fonctionner. Pour ces raisons, nous ne pouvons pas monter dans un véhicule blindé. J'espère avoir expliqué la situation de manière suffisamment claire."

Je veux retenir cette phrase de Lev Gershenzon :

"Le fait qu'une grande partie de la population russe puisse croire qu'il n'y a pas de guerre est la base et le moteur de cette guerre."

Parce qu'elle nous rappelle, si certains avaient encore des doutes, que la Russie de Poutine, à l'exception d'une radio (aujourd'hui fermée), et d'un journal (Novaia Gazetta) est presqu'entièrement aveugle et sourde, et que c'est bien ce qui la caractérise comme tout autre chose qu'une démocratie même "illibérale". Mais aussi parce qu'avec ce que je vous raconte dans cet article et dans le précédent, il existe un espoir non négligeable que cet aveuglement cesse, et que cela contribue, parmi d'autres causes, à renverser le régime en place. 

Vous avez un message.

Dans un contexte où l'ensemble des médias se trouvent pris pour cible, à la fois dans leurs installations matérielles, mais aussi, et cette fois dans les deux camps, dans leurs stratégies d'influence et/ou de désinformation, cette guerre en Ukraine acte définitivement la montée en puissance des messageries privées comme premier canal de communication, d'information et de réassurance entre un régime politique et ses citoyens. 

"Avec près de 500 000 membres avant l'invasion de la Russie, UkraineNOW était déjà l'une des plus grandes chaînes Telegram du pays. Aujourd'hui, un million de personnes en dépendent pour obtenir des informations sur la guerre. Ses messages, qui sont partagés par d'autres chaînes, sont vus environ 8 millions de fois par jour. Le 26 février, UkraineNOW a publié 139 messages et en a transmis 54 autres provenant d'autres comptes Telegram ; avant l'invasion, elle publiait trois à cinq messages par jour. Son évolution et sa croissance continue donnent un aperçu de la manière dont l'application de médias sociaux a contribué à tenir les citoyens au courant de l'invasion russe avec des informations vérifiées, à une époque où les plateformes ont eu du mal à gérer un flot de désinformation et d'informations erronées." (Wired. "When War Struck, Ukraine Turned to Telegram")

Dans beaucoup de conflits ou de révolutions, au moment des printemps arabes par exemple, la stratégie dominante d'organisation et de circulation d'informations passait encore par des zones "visibles" et émergées que sont les pages ou les groupes Facebook. Désormais tout conflit social, toute révolution ou toute guerre se conduit, pour les états comme pour les collectifs ou pour les peuples, avant tout et principalement par le biais de WhatsApp, de Telegram ou d'un de leurs équivalents appartenant à ce que l'on nomme le "Dark Social".

La guerre vue de derrière son écran.

Il y aurait encore tant de choses à dire et à écrire. Peut-être dans un troisième article. Sur la guerre des mèmes par exemple et cette iconographie pop de la guerre, la manière dont des propos, des images, des séquences se viralisent puis viennent s'inscrire dans ce nouvel espace affranchi de l'espace et du temps, celui d'un mème et de ses circulations et appropriations dans l'espace social, numérique ou non. Car oui, mème la guerre.

Wikipédia. Qui dans les pages consacrées à l'Ukraine, à la Russie et à la guerre et dans l'ensemble de ces versions ne cesse d'être alimentée, discutée, mise à jour, assaillie aussi de bots malveillants. Google Maps. À la fois carte militaire dynamique et territoire de propagande et d'influence. Twitter. Ces incessants tressautements vibrant à la pulsation folle de ses hastags et des conversations qu'ils organisent ou déploient. Et tous les autres biotopes et écosystèmes numériques.

La guerre vue de derrière son écran, c'est la sensation d'un temps réel perpétuel, paradoxal, paroxystique, distendu, qui se surimpose aux autres temps médiatiques ; et qui semble si loin de ce que les récits des militaires et ceux des populations civiles décrivent comme le temps vrai de la guerre, qui est essentiellement fait d'attentes, de déplacements lents, d'embourbements, et d'absences de mots et de conversations.

Et puis il y a aussi la citation de Kipling tourne en boucle dans l'espace médiatique depuis une semaine. "La première victime d'une guerre, c'est la vérité." Avec les guerres numériques et la manière dont se transforment les propagandes, la vérité n'est plus que la seconde victime d'une guerre. La première victime d'une guerre numérique, c'est la vérifiabilité. Et son premier carburant, sa première dynamique c'est celle de l'engagement. Pas celui du "engagez-vous qu'y disaient", non. 

Engagez-vous

Un autre engagement. Plus proche de la définition qu'en donnent et qu'en mesurent en autant de "taux" les grandes plateformes sociales : la propension que nous avons à réagir à différentes publications et à interagir avec les différents systèmes techniques qui les hébergent et les éditorialisent.

Engagez-vous qu'y disaient. Vous verrez du pays qu'y disaient. 

One More Thing.

On a tendance à opposer ce qui se passe avec l'invasion de l'Ukraine et le dernier rapport du GIEC comme si une actualité chassait ou empêchait l'autre, d'un côté l'escalade militaire et de l'autre l'escalade climatique. Mais les deux participent pourtant du même effondrement, du même récit. Deux terribles avertissements. Une guerre des ressources et des récits avec au final la guerre … comme seule ressource, et comme dernier récit.

Un commentaire pour “Ukraine : Para Bellum Numericum (épisode 2).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut