Les consoles de nos consolations. (Guerre numérique en Ukraine : épisode 5)

Cet article est la suite de ceux déjà parus le 28 février 2022, "Ukraine. Para Bellum Numericum. Chronique du versant numérique d'une guerre au 21ème siècle",  le 3 mars 2022, "Ukraine. Para Bellum Numericum (épisode 2)", le 8 Mars 2022, "La guerre sur TikTok : une tragédie musicale (Para Bellum épisode 3)" et le 11 Mars 2022 "Il faut tuer Vladimir Poutine (Para Bellum Numericum épisode 4)." Il continue d'explorer les enjeux et déclinaisons numériques, parfois poignantes, parfois anecdotiques, parfois vitales, du conflit en cours en Ukraine suite à l'invasion Russe.
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La dernière fois que j'ai évoqué la fonction régalienne de réassurance que de grandes entreprises privées assuraient désormais en temps de crise majeure, c'était lorsque Facebook avait activé son bouton "Safety Check", permettant de dire à ses amis que l'on se trouvait en sécurité, au moment des attentats du Bataclan le 13 Novembre 2015. Je m'étais alors demandé pourquoi il n'y avait pas de bouton "sauver le monde", et pourquoi cette activation avait fini par s'imposer comme une forme de rituel, à la fois salvateur et tragique, à la fois dérisoire et essentiel.

Les consoles de nos consolations.

Avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie, avec cette guerre sur le continent européen, on peut s'interroger sur le fait que Facebook … n'a pas activé cette fonction. Peut-être est-ce parce que la connexion internet reste encore parfois compliquée ; peut-être est-ce que parce qu'une guerre n'entre pas dans les "procédures" qui donnent lieu à cette activation, initialement "réservée" aux catastrophes naturelles puis étendue à "davantage de désastres humains". Peut-être qu'aux yeux de Facebook il n'y a pas encore suffisamment de désastres humains en Ukraine. Peut-être aussi que cette activation présenterait un risque pour les civils ou les militaires l'utilisant et qui pourraient, peut-être, être alors repérés ou ciblés par les forces russes. 

La seule certitude est que nous ne disposons pour l'instant que d'autant de "peut-être" … Et que le Safety Check n'est pas activé dans cette zone de guerre. L'Ukraine compte pourtant près de 10 millions d'utilisateurs Facebook pour une population de 40 millions d'habitant.e.s. dont plus de 2 millions ont déjà fui. Avec ou sans leurs proches. Se demander pourquoi Facebook, cette fois, n'active pas sa fonction de réassurance. Et ne pas savoir quoi répondre.

Google, parmi les mesures qu'il liste et met à jour sur la page dédiée à la guerre en Ukraine, annonce un système d'alerte en cas de raids aériens via son système d'exploitation Android qui équipe l'essentiel des smartphones dans le monde. 

"Tragiquement, des millions de personnes en Ukraine comptent désormais sur les alertes de raids aériens pour tenter de se mettre à l'abri. À la demande et avec l'aide du gouvernement ukrainien, nous avons commencé à déployer un système rapide d'alertes aux raids aériens pour les téléphones Android en Ukraine. Ce travail vient en complément des systèmes d'alerte aux raids aériens existants dans le pays, et se base sur les alertes déjà diffusées par le gouvernement ukrainien."

C'est bien l'état Ukrainien qui donne les alertes, mais c'est Google qui est seul à être en capacité de les distribuer aussi largement et aussi rapidement auprès des ukrainiens et ukrainiennes. Cela nous rappelle, à une autre échelle, le pathétique désastre que fut le déploiement de l'application SAIP développée par l'état français pour des cas d'urgence et d'alerte aux populations, et qui ne s'activa que 2h après le début des attentats de Nice.

S'il est un enseignement à tirer de cela, c'est que les solutions technologiques d'alerte en situation d'urgence absolue, reposent sur 3 critères fondamentaux hors lesquels elle n'ont aucune valeur et aucune utilité :

  • être déjà déployées et ne pas avoir à aller chercher ou à installer quoi que ce soit de supplémentaire
  • être déjà inscrites dans nos usages interpersonnels de communication et d'information
  • s'appuyer sur une infrastructure de connexion extrêmement fiable, solide et si possible "résiliente" 

Or aucune application d'aucun état (démocratique) n'est à ce jour capable de cocher ces trois cases. Le recours à Google ou à Facebook (ou à d'autres) n'est donc pas une question de choix mais de gestion de la contrainte et de cahier des charges que l'on est en situation de leur imposer (ou non).

Par-delà Facebook, par-delà Google et tous les autres, comme le rappelle l'EFF (Electronic Frontier Fondation)

"Dans les périodes sombres, les gens doivent pouvoir atteindre la lumière, rassurer leurs proches, s'informer et informer les autres, et échapper aux murs de la propagande et de la censure. L'internet est un outil crucial pour tout cela – ne l'entravez pas."

Derrière "le" numérique, derrière "le" web, derrière "les" plateformes, il y a ces usages, ces outils, ces applications, ces écrans, ces smartphones, qui plus que jamais pour celles et ceux qui vivent la guerre comme, dans un autre registre, pour celles et ceux qui y assistent à distance, sont autant les vitrines de nos désolations que les consoles de nos consolations

Voir ce que l'on ne peut pas croire. Fake News pour la bonne cause.

On glose depuis longtemps (y compris dans ces colonnes) sur le sujet des Fake News et plus récemment des Deep Fakes, la plupart du temps pour s'alarmer – en partie à raison – de la menace qu'ils et elles font peser sur les heuristiques de preuve, c'est à dire sur la manière dont il est possible de s'accorder sur la véracité ou la sincérité de discours, de récits, de faits et d'événements. A fortiori dans des temps de guerre, de conflit, de catastrophe ou d'élection, bref dans des temps où les questions d'information ou de désinformation deviennent davantage stratégiques et déterminantes. L'invasion de l'Ukraine ne fait pas non plus exception à cette règle mais une vidéo sort particulièrement du lot. 

Le 11 Mars 2022, le parlement Ukrainien a diffusé sur Twitter la vidéo "fake" des bombardements et explosions que vivent actuellement les Ukrainiens, mais en changeant le décor et en visualisant non plus Kyiv ou Odessa mais Paris sous les bombes. L'effet est absolument saisissant.

Capture d’écran 2022-03-13 à 11.24.32

Et la vidéo se termine par ce message en 4 temps sur fond noir :

"Imaginez que cela se produise dans une autre capitale européenne. 

Nous nous battrons jusqu'au bout. Donnez-nous une chance de vivre.

Fermez l'espace aérien de l'Ukraine, ou donnez-nous des avions de chasse.

Si nous tombons, vous tombez. Président V. Zelensky."

On peut produire des "Fake News" pour informer. On peut utiliser des "Deep Fake" et des trucages pour interpeller l'opinion. D'autres guerres avant celle-ci ont eu recours à ces outils et armes de propagande. Mais jamais l'effet de proximité ne fut aussi saisissant. 

[Edit du 14 Mars] Le journal Le Monde publie un entretien avec le réalisateur de cette vidéo. [/Edit]

Cette artificialité de la guerre sur un terrain où elle n'a pas lieu permet aussi de documenter dans l'opinion la réalité de la "dynamique" d'une guerre sur son propre sol, là où les images et vidéos amateur, là où les reportages et photographies de presse décrivent un ailleurs que l'on a envie d'aider et de soutenir, avec lequel on veut continuer de s'émouvoir, mais qui même aux portes de l'Europe, ne renvoie qu'imparfaitement au sentiment d'urgence qui vous saisit lorsqu'il faut fuir une explosion, à la recherche désespérée d'un abri, à la peur et au besoin qui vous fracture littéralement en deux et qui est à la fois celui de se terrer et celui de s'enfuir**.

[** sans que cela n'ait, bien sûr, absolument rien de comparable avec ce que vivent les Ukrainiens et Ukrainiennes, mais simplement pour expliquer la phrase précédente et ce qui fait que je m'autorise à l'écrire, j'ai ressenti "dans ma chair" cette urgence lorsqu'un 21 septembre 2001 j'ai vécu de très très près l'explosion de l'usine AZF à Toulouse et me suis mis à fuir à la recherche d'un abri avec mon fils âgé de quelques mois et sa maman.]

La vidéo du parlement Ukrainien n'est en rien une forme de preuve, elle n'est qu'une action de communication. Mais à sa manière et avec sa fonction qui est d'interpeller les opinions européennes, elle documente aussi quelque chose. Et la capacité de documenter les faits de guerre est un essentiel.

Documenter la guerre.

Si tu veux la paix prépare la guerre. "Si vis pacem para bellum". Et si tu veux la justice, documente la guerre.

Pour les guerres et conflits précédents du 20ème siècle, précédant l'arrivée des moyens contemporains de communication que sont l'internet et les smartphones, les seules preuves documentaires des barbaries passées sont celles des archives civiles et militaires, que les états n'ouvrent que très précautionneusement. Si la guerre du Vietnam fut la première guerre télévisée, la première guerre du Golfe fut la première guerre télévisée où le média devenait partie prenante de la stratégie militaire. Ces archives, ces documents, ces films, ces registres, sont déterminants. Sans ces archives et sans ces preuves, la Shoah bien sûr mais aussi le Vietnam, l'Indochine, l'Algérie et tant d'autres guerres, tant d'autres barbaries ne pourraient aujourd'hui ni être jugées, ni être comprises. Et aucun de leurs auteurs n'aurait pu être condamné. 

Alors il faut documenter la guerre. Et on pourrait croire qu'internet et les smartphones rendent cette documentation bien plus facile et naturelle qu'elle ne le fut jamais auparavant dans l'histoire. C'est une erreur. Parce que, et mes articles précédents en rendent compte, Internet et le web sont des infrastructures physiques qui au même titre qu'un pont ou qu'une route peuvent être soudainement coupés.

Mais il est vrai que la guerre en Ukraine, malgré les difficultés de connexion, est l'une des plus documentées ; et qu'elle l'est de manière inédite, au travers des outils, sites et applications dans lesquels chacun filme et se filme. Du président Zelinsky aux citoyens anonymes, de TikTok à Instagram, de Telegram à Signal en passant par Youtube, les documents et les témoignages s'accumulent. Et l'on a l'impression, en partie réelle, que le travail de documentation est déjà là. Déjà fait. Ce serait pourtant une erreur de le croire suffisant, ou même déjà terminé, déjà acté. 

Une erreur parce que tout ce qui est aujourd'hui présent et que l'on pense rémanent sur ces plateformes, peut en disparaître demain. A l'initiative des citoyennes et citoyens qui l'y ont posté et publié ou à l'initiative des états qui ne souhaitent plus l'y voir. Et bien sûr à l'initiative des plateformes elles-mêmes qui peuvent invoquer plusieurs raisons à ces disparitions : la violence des images, le doute sur l'origine, la "réputation" du compte émetteur qui peut à tout moment tomber sous le coup d'un signalement, ou bien un choix politique, ou une règle éthique de modération. 

Dans le documentaire d'utilité publique "The Cleaners : les nettoyeurs du web", Nicole Wong, ancienne cadre de Google et de Twitter, raconte notamment comment Google a dû "choisir" de conserver ou de supprimer les vidéos de l'exécution de Saddam Hussein en Irak. Et elle raconte qu'elle a, en tant que responsable chez Google à l'époque, choisi de garder une vidéo, parce qu'elle présentait, selon elle, une valeur historique, patrimoniale, mais qu'elle avait aussi choisi d'en supprimer une autre, documentant le même fait historique (la mort par pendaison de Saddam Hussein), parce qu'elle était trop "violente" (on y voyait notamment le corps du dictateur après son exécution). Par-delà sa décision, c'est la sincérité de son doute qui touche le plus dans son témoignage. Aujourd'hui encore, ce choix l'accompagne. Aujourd'hui encore elle n'est pas sûr qu'il ait été le bon. 

Je soulignais récemment, toujours à propos de l'invasion de l'Ukraine, à quel point il était important que certains des témoignages des soldats russes faits prisonniers ou bien encore des captations d'enregistrements de radios militaires russes soient conservés sur le site Internet Archive.

Dans ce même documentaire, "The Cleaners : les nettoyeurs du web", qui devrait être diffusé dans l'ensemble des lycées et des universités, on voit aussi tout le travail des ONG (il s'agit dans le doc de l'ONG Airwars) qui sans relâche traquent et documentent en source ouverte tant qu'elles y sont (OSINT) les preuves de crimes, d'actes de guerre, ainsi que les témoignages de celles et ceux qui les vivent et les traversent, qui les documentent et qui en construisent une archive indépendante et à vocation publique et pérenne.

Car toutes les documentations qui saturent aujourd'hui nos écrans en provenance de médias sociaux demeurent fragiles, éphémères, volatiles. Elles sont, pour reprendre une formule oxymorique entendue il y a longtemps dans un colloque, un "patrimoine du temporaire".

Voilà pourquoi l'initiative de la procureure générale d'Ukraine, de créer un site destiné à documenter les crimes de guerres russes (warcrimes.gov.ua) dans le cadre de l'enquête ouverte par la cour pénale internationale, est tout à fait déterminante et importante. Elle écrit sur Twitter

"Nous documentons et enquêtons sur chaque crime de guerre présumé, chaque fait de mort ou de blessure de civils, de bombardement d'infrastructures civiles. Tous les procureurs et enquêteurs continuent d'exercer leurs fonctions directement dans la zone des hostilités malgré le danger encouru."

Le travail a déjà commencé et des journalistes partout dans le monde, assemblent sur la base de vidéos amateur, par exemple les preuves de l'usage d'armes à sous-munition dans des zones civiles, comme dans cette enquête publiée sur Le Monde. Mais ce travail doit continuer.

Et si le ciel au dessus de l'Ukraine n'est toujours pas fermé ("Close The Sky"), il va tout autrement de certains nuages : nombre d'architectures dites "Cloud" sont en train de fermer leurs services pour les utilisateurs Russes et Biélorusses.

Capture d’écran 2022-03-13 à 13.49.34(copie d'écran de la plateforme warcrimes.gov.ua – Traduction automatique Google)

Il faut aussi, et ce n'est pas anecdotique lorsque l'on travaille en continu à documenter ces crimes de guerre en sources ouvertes, se préparer à la violence des images et des faits que l'on va recueillir et sur lesquels on va enquêter. Le site de journalisme Bellingcat, publie d'ailleurs une série de recommandations, conseillant entre autres pour éviter ce qu'ils qualifient de "traumatisme secondaire" ('second trauma'), de  désactiver le lancement automatique des vidéos, de couper le volume, de mettre la vidéo sur pause et de la faire défiler au curseur pour identifier les passages les plus violents, et d'utiliser un traducteur automatique pour tous les titres, sous-titres et descriptifs de vidéos ou d'images dans une langue que l'on ne maîtrise pas avant que de les visionner.  

Guerre d'influence ou briefing d'influenceurs ?

Dans la lignée de l'importance et la place particulière qu'occupe aujourd'hui TikTok dans la guerre, comme source de témoignages, d'informations mais aussi de propagande des états belligérants, on apprend dans le Washington Post que 30 influenceurs / influenceuses "stars" sur TikTok ont reçu des briefings de la Maison Blanche. Rien de confidentiel bien sûr ou de "secret défense" dans ces briefings mais des éléments de langage et des clés de storytelling au sujet du conflit en cours, le tout en visioconférence Zoom …

"Des membres du Conseil de sécurité nationale et le porte-parole de la Maison Blanche, Jen Psaki, ont informé les personnalités influentes des objectifs stratégiques des États-Unis dans la région et ont répondu aux questions sur la distribution de l'aide aux Ukrainiens, la collaboration avec l'OTAN et la réaction des États-Unis en cas d'utilisation d'armes nucléaires par la Russie."

Il y a plusieurs manières de voir cette information. On peut, en mode #OkBoomer, se désoler de cette TikTokisation de l'information comme d'autres boomers avant nous se désolaient de la Twitterisation de l'information, de sa Youtubisation, de sa Googlisation, et bien avant encore, du fait qu'elle soit … télévisée. Mais par-delà ces condamnations absurdes du canal, le problème qui se pose, si problème il y a, c'est d'abord celui du messager.

Les influenceurs ne sont pas un tout homogène. Pour rester dans le périmètre français, Hugo décrypte n'est pas Nabilla. Et que le premier soit invité à des briefs ne me pose ni question ni problème. Le cas est évidemment différents dans le cas de la seconde. Les réseaux sociaux "obligent" ou en tout cas contraignent fortement les logiques politiques à traiter les audiences des médias sociaux comme des entités homogènes et équivalentes en masse, et à investir les messagers du même pouvoir de prescription. 

"Le briefing était dirigé par Matt Miller, conseiller spécial pour les communications au Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche, et par Psaki. Le Washington Post a obtenu un enregistrement de l'appel, et dans celui-ci, les responsables de la Maison Blanche ont souligné le pouvoir qu'avaient ces créateurs de communiquer avec leurs adeptes. "Nous reconnaissons qu'il s'agit d'un moyen d'une importance capitale dans la façon dont le public américain s'informe des dernières nouvelles", a déclaré le directeur de la stratégie numérique de la Maison Blanche, Rob Flaherty, "nous voulions donc nous assurer que vous disposiez des dernières informations provenant d'une source faisant autorité." (Washington Post)

La question c'est de savoir qui sont les 30 élu.e.s et sur quels critères l'ont-ils été. L'autre question – et elle ne relève pas cette fois de la responsabilité politique du pouvoir – c'est de mesurer et d'analyser ce que ces 30 là feront de l'information qui leur a été délivrée ; comment la répercuteront-ils ? Comment rendront-ils compte de ce "placement de produit" d'un nouveau genre ? Quelle distance sont-ils capable de prendre par rapport à ces briefs ? Le Washington Post rappelle d'ailleurs que certains de ces TikTokers comme Khalil Greene ont d'ores et déjà : 

"reproché à l'administration Biden de ne pas 'reconnaître son rôle dans d'autres occupations et invasions dans le monde' "

Et puis bien sûr il faut aussi distinguer ou en tout cas prendre acte de l'évolution d'un modèle dans lequel les états, tous les états, ont toujours utilisé les médias comme autant de relais d'opinion mais où les messagers avaient dans l'ensemble pour profession et comme formation de savoir comment traiter l'information, et un monde dans lequel lequel ce sont d'autres arbitrages discursifs qui se construisent sur des audiences certes massives mais profondément volatiles et changeantes, et où les messagers n'ont plus ni pour fonction ni pour ambition d'informer mais essentiellement de divertir. Et de garder aussi présent à l'esprit que si les processus d'éditorialisation sont toujours présents et même renforcés, ils sont aussi beaucoup plus obscurs, beaucoup moins auditables dans l'espace public, et immensément plus dépendants d'artefacts techniques que l'on appelle "algorithmes" mais qui demeurent fondamentalement les décisions de quelqu'un d'autre.  

Pour parler d'expérience et de ce que je connais le mieux (c'est à dire moi-même), en France, en 2007 déjà, une ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche actuellement candidate aux présidentielles, invitait à dîner des "blogueurs influents". 16 ans plus tard c'est Gabriel Attal (pour parler de détresse étudiante) et Marlène Schiappa (pour parler des violences faites aux femmes) qui chacun dans leur style particulier, jouaient du même ressort de l'influence bon teint pour disséminer des éléments de langage visant à tresser les louanges de leur gouvernement. Avec au final le même sentiment de naufrage total. 

TikTok est un média de masse. Avec ses propres codes, avec une audience très segmentée et très particulière, mais un média de masse. L'envisager comme autre chose serait simplement une erreur, et en temps de guerre, possiblement une faute. La question n'est donc pas de savoir s'il faut y aller ou pas. Il faut y aller. La question est celle du "cadre" et celle de la "distance". Là où la stratégie de la Maison Blanche semble légitime parce que transparente et fortement contextualisée, celle d'Attal et de Schiappa accumule l'ensemble des dérives d'une communication qui prétend se mettre "au même niveau" d'un écosystème dans lequel elle n'a aucune histoire ou repère susceptible d'y légitimer sa présence et que dès lors elle "envahit" bien plus qu'elle ne "l'investit".  

Entre le téléviseur et le réfrigérateur.

Pour Boris Akounine, écrivain russe en exil, la guerre en Russie se jouera, "entre le téléviseur et le réfrigérateur." Le téléviseur pour le rôle central que joue la propagande d'état Russe. Et le réfrigérateur car chaque russe y mesure et va continuer d'y mesurer chaque jour le prix à payer des sanctions et des restrictions internationales. 

Entre le téléviseur et le réfrigérateur, il est aussi cet espace médian, bien sûr moins central que les deux autres, mais qui peut aussi jouer son rôle pour que la pièce tombe d'un côté ou de l'autre. Entre le téléviseur et le réfrigérateur, il y a, parfois, le navigateur. Ou ce qui en tient lieu. 

Au revoir les enfants.

Déjà au moins 70 enfants ont été tués en Ukraine. Probablement beaucoup plus. Ils n'ouvriront jamais de compte TikTok. Ne deviendront jamais influenceurs. Partout dans cette guerre ils et elles sont victimes. Et partout les images sont terribles. Je vous ai déjà parlé d'Amélia, reine des neiges et des bunkers et de cette petite fille dans les bras d'un soldat. Depuis et chaque jour d'autres images s'imposent, s'impriment, d'enfants entassés dans des véhicules sur le départ avec parfois un parent ou un grand-parent, et si souvent si seuls. D'enfants encore intubés, blessés, amputés, et même là encore à l'hôpital ne trouvant d'autre repos que celui de nouveaux bombardements incessants. Il ya a aussi ces témoignages qui tournent en boucle, ce père qui serre l'un de ses fils et qui blague avec lui et qui ne lui a pas encore annoncé la mort de son grand frère. D'autres qui sourient aussi, arrivés en Pologne avec un numéro de téléphone écrit sur le bras et qui vont y trouver une autre lointaine famille et un peu de repos.

Et puis il y a la vidéo de ce petit bonhomme que l'on ne connaît pas, seul sur une route d'exil avec pour uniques bagages un sac plastique et ses larmes, qui titube plus qu'il ne marche, et qui pleure. Et qui pleure. Et qui pleure.  

Capture d’écran 2022-03-13 à 17.48.52

3 commentaires pour “Les consoles de nos consolations. (Guerre numérique en Ukraine : épisode 5)

  1. Bonjour,
    Vos analyses sont très intéressantes!!!
    Simplement pour vous faire part d’une petite coquille dans la date de l’explosion d’AZF à Toulouse. Celle-ci a eu lieu le 21 Septembre 2001 et non le 21 Septembre 2011.

  2. Aj oui AZF ! Je bossais à Muret, la journée a été écourtée et le retour à Toulouse fut douloureux. On dirait une zone de guerre, il régnait un silence d’après la bataille et même plus un seul oiseau n’osait chanter !
    (et le préfet qui conseillait de se murer chez soi alors que plus personne n’avait de fenêtres !)

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