Zemmour et ces seins

Le compte Instagram d'Eric Zemmour a été supprimé Jeudi. Et rétabli Vendredi. Jeudi le polémiste d'extrême droite est allé hurler sur tous les autres réseaux sociaux à sa disposition et dans des plateaux télé où il rassemble régulièrement une audience frisant le million de téléspectateurs, qu'on le censurait et que l'on voulait le faire taire. Comme disait Audiard, c'est clairement à ça qu'on les reconnaît.  

Ses soutiens (d'extrême-droite) et ses armées de trolls affidés, mais aussi des gens pensant sincèrement qu'il était censuré pour des raisons politiques (il en existe) se sont joints comme autant de braillards soudards pour aller partout répandre le vent de l'indignité de cette censure à grands coups de hashtags vengeurs et de relai d'éditos Facebook. 

En pleine séquence médiatique sur l'Afghanistan, la grande famille des personnages politiques et médiatiques qui font de Tullius Detritus leur inspiration programmatique, sont allés expliquer avec l'air outragé appris à l'école d'art dramatique d'Hélène et les garçons, que tous les GAFAM faisaient front uni pour laisser les comptes des talibans en ligne et censurer politiquement celui d'Eric Zemmour. Audiard toujours.

Bref. Devant le bruit et la fureur de cette fable racontée par un idiot, le compte Instagram fut donc rétabli moins de 24 heures après sa suppression. Zemmour y gagna quelques nouveaux followers sur Instagram. Et Instagram indiqua

"Le compte d’Eric Zemmour a été supprimé par erreur, nous sommes navrés pour les désagréments occasionnés. Il a depuis été restauré."

Ajoutant également que "le polémiste n’avait "pas enfreint" les règles en vigueur sur le réseau social."

Qu'apprendre et que retenir de tout cela ?

Plusieurs choses. D'abord un fait : "selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous feront blanc ou noir". Ce qui n'est certes pas nouveau mais se confirme chaque fois. Non seulement le compte d'Eric Zemmour a été restauré dans des délais tout à fait exceptionnels (moins de 24h) mais en plus la firme s'est excusée et a donné la raison de cette suppression : une erreur. 

"L'erreur". C'est là l'autre chose à retenir de cette affaire. Pourquoi l'une des applications de médias sociaux parmi les plus fréquentées, les plus influentes et les plus emblématiques, et accessoirement la propriété de Facebook, pourquoi même cette application là commet-elle de telles "erreurs" ? 

Il n'est que trois causes possibles à cette erreur (si vous en connaissez d'autres, les commentaires sont ouverts).

Première cause possible : l'erreur humaine de modération. Un modérateur (où qu'il soit sur la planète) va décider de supprimer ou de bloquer le compte parce qu'il a enfreint les CGU. Cette hypothèse est entre le très improbable et l'impossible puisqu'en général les modérateurs humains n'interviennent qu'après une première itération de modération automatique. Et qu'au moins sur ce point, on peut faire confiance à Instagram s'il indique qu'il n'a pas enfreint les règles (si des règles l'avaient été, ils auraient eu beau jeu de le signaler au regard de la surface médiatiques du personnage). Donc ce n'est vraisemblablement pas une erreur de modération humaine.

Deuxième cause possible : l'erreur 'algorithmique' de modération. Cette erreur algorithmique ou automatique peut-elle même avoir deux origines. Soit l'algorithme détecte automatiquement (c'est à dire tout seul) une expression ou un groupe de mots appartenant à des catégories interdites (parce qu'insultants, xénophobes, etc.) et bloque donc instantanément le compte, ou le supprime s'il s'agit d'une récidive. Et l'envoie parfois, pour vérification, vers des modérateurs humains (cf supra). Cette piste là semble également assez improbable. L'autre possibilité c'est que l'algorithme est "réveillé" par des signalements d'autres utilisateurs de la plateforme et qu'il va dès lors "suspendre" ou "bloquer" le compte. Pour être efficaces, ces signalements n'ont pas nécessairement besoin d'être massifs et coordonnés. Il suffit qu'ils sortent des seuils moyens et des fréquences habituelles de signalement associés au compte en question dans sa globalité ou à chacun de ses posts envisagé de manière individuelle. Je m'explique : certains comptes (celui de Zemmour en fait probablement partie) sont plus que d'autres sujets à des actions (coordonnées ou non) de signalement par des opposants (politiques, médiatiques, etc.) en raison de leurs positions et de leurs contenus particulièrement clivants et fleurtant toujours avec la limite autorisée par les CGU autant que par la décence ou la raison. Donc si 10 000 personnes (ou bots) se coordonnent pour "signaler" un compte qui est habituellement et régulièrement signalé par 10 000 personnes, l'algorithme va rester en sommeil parce qu'il n'y a là rien pour lui d'exceptionnel. A l'inverse, pour un compte qui ne fait habituellement l'objet de presque aucun signalement, il suffira de 5 ou 6 signalements désordonnés pour "réveiller" l'algorithme en raison de cette activité détectée comme inhabituelle et n'entrant pas dans les schémas de prédictibilité moyenne établis. Comme l'écrivait à l'époque Christophe Benavent au sujet des "tendances" Twitter, ce sont avant tout des histoires de "[de] niveau, [de] vitesse et [d'] accélération. Quels en sont les paramètres est une très bonne question." Niveau. Vitesse. Accélération. Et les paramètres des trois. Tout est là. Et là pour le coup, précisément parce que la séquence médiatique sur l'Afghanistan a permis au polémiste d'extrême droite de raconter encore plus de saloperies qu'en temps ordinaire, il n'est pas exclu que des signalements humains aient réveillé l'algorithme. Pas exclu mais pas certain du tout. 

Troisième cause possible : l'erreur à la con. Ou plus exactement "juste" l'erreur technique. Qui peut avoir plusieurs causes. Par exemple ce que l'on appelle le "lavage d'index". Je vous explique : chaque jour des milliers (ou des dizaines de milliers) de nouveaux comptes sont créés. Aucun serveur (même ceux de Facebook / Instagram) ne disposant de capacité de stockage infinies, il faut donc de temps en temps faire un peu de ménage, "purger" un peu le système. Et à cette occasion, là encore au détour de tout un tas de circonvolutions humaines ou techniques difficiles à documenter précisément en tant qu'observateur extérieur, il n'est pas impossible que des comptes "sautent" alors qu'ils n'étaient pas supposés disparaître. Ils sont en général rétablis rapidement. L'autre erreur à la con peut également être celle d'une mise à jour algorithmique. Il faut savoir que "les algorithmes" qui structurent et architecturent les comptes et les contenus à disposition sur les plateformes sont très, très, très régulièrement modifiés. Il s'agit la plupart du temps de modifications incidentelles, à la marge, mais qui là aussi peuvent occasionner quelques bugs parmi lesquels la suppression accidentelle de comptes. On peut objecter que les comptes "à forte audience" pourraient disposer d'un niveau de protection et de vigilance particulière, ce qui est probablement le cas. On le suppose en tout cas. Ou pas. Puisque très concrètement, personne n'en sait rien, et que c'est bien là tout le problème.

Qu'elles qu'aient été les raisons de la suppression du compte Instagram de Zemmour, la seule chose intéressante aurait été de pouvoir disposer d'éléments de la firme qualifiant plus précisément cette "erreur", éléments factuels que personne n'aura jamais, ce qui permet de continuer d'alimenter tout un tas de théories complotistes de cour d'école sur des "censures politiques", théories que les polémistes de tous bords ont tôt fait de reprendre à leur compte comme élément de "preuve".

Pour rappel (et un peu aussi pour mon ego que vous savez démesuré 😉 cela fait déjà presque 20 ans qu'avec d'autres j'explique qu'il est nécessaire et vital de disposer d'éléments clairs et explicites sur les dynamiques algorithmiques relevant de logiques d'éditorialisation classiques.   

Cachez ce sein.

Quelques jours avant la suppression du compte de Zemmour, c'est une autre polémique qui traversait l'application Instagram et sa politique de modération. Elle concerne l'affiche du prochain film de Pedro Almodovar, "Madres Paralelas", représentant en gros plan un sein, un téton et une goutte de lait en sortant, et devient le dix-millième épisode de la looooooooongue série du Nipple Gate. L'affiche a été censurée via le blocage des posts ayant osé la publier.

 

Affiche-almodovar

Je rappelle que pour tous les médias sociaux mainstream, un sein féminin où l'on voit le téton est immédiatement considéré comme de la pornographie. Et il a fallu des années et l'obstination d'associations et d'activistes féministes (notamment) pour que, ce qui pour le coup est une vraie censure, cesse de s'appliquer aussi bêtement que systématiquement à des campagnes en faveur de l'allaitement ou de la prévention du cancer du sein (entre autres exemples). Et que le combat est encore (très) loin d'être gagné. 

Je vous parlais précédemment des signaux qui pouvaient venir "réveiller" l'algorithme de modération, la téton pour le coup c'est le coup de clairon assuré. 

Comme dans l'affaire Zemmour, la mobilisation des fans ainsi que d'Almodovar lui-même et du créateur de l'affiche (Javier Jaen), eurent un retentissement médiatique et viral suffisant pour qu'en moins de 24h, l'affiche soit également de retour et qu'Instagram l'ajoute (temporairement) au régime éditorial d'exception permettant sa diffusion. Et là aussi, Instagram (Facebook) s'est excusé

"Nous avions d’abord retiré plusieurs publications avec cette image pour violation de nos règles sur la nudité", a dit une porte-parole du groupe Facebook. "Nous faisons toutefois des exceptions afin d’autoriser la nudité dans certains cas, comme lorsqu’il y a un contexte artistique clair (sic). Nous avons donc rétabli les publications partageant l’affiche du film d’Almodovar sur Instagram, et nous sommes vraiment désolés pour toute confusion."

Mais je peux d'ores et déjà parier avec vous ici, que cette même affiche, republiée dans 6 mois ou un an, donnera lieu aux mêmes blocages arbitraires. C'est pour les mêmes raisons que le tableau "L'origine du monde" de Courbet, bien qu'ayant déjà fait l'objet de blocages et de suspensions sur à peu près toutes les plateformes sociales, et bien que toutes aient "exceptionnellement" enregistré le fait qu'il fallait le classer dans la catégorie "art" plutôt que dans la catégorie "pornographie", ce tableau continue, chaque année, d'être de nouveau censuré, bloqué avant d'être, de nouveau, temporairement débloqué. C'est Sisyphe poussant le tonneau de Tantale et des Danaïdes. 

Le téton de Zemmour.

Le lien entre ces deux actualités a priori sans aucun rapport hors leur suppression tout aussi arbitraire que leur reconduction ? C'est qu'elles installent et reproduisent dans le champ de l'éditorialisation sur les médias sociaux la règle déjà très ancienne d'une aristocratie de la parole. Certes chacun à droit de prendre la parole. "L'imprimerie a permis au peuple de lire, internet va lui permettre d'écrire". La formule de Benjamin Bayart est connue, elle est belle et elle est (en partie) juste. Mais chaque prise de parole, contrairement à ce que l'on entend souvent chez beaucoup d'analystes, d'experts, et d'intellectuels, chaque prise de parole ne se vaut pas.

Il y a toujours eu et il y aura toujours une prime à la notoriété et à la popularité. Les médias sociaux ne sont par ailleurs jamais déconnectés des médias classiques (et réciproquement). Ils fonctionnent en cycle autour d'effets de zoom liés à une dynamique fondamentale de capacité virale (c'est à dire d'inattendu). On pourrait, de manière (très) schématique représenter ainsi leur articulation : 

Capture d’écran 2021-08-21 à 14.35.18

Non seulement les deux environnements disposent de multiples points d'entrée communs (quelle chaîne de télé, de radio ou quel journal n'a pas de comptes sur les réseaux sociaux et, réciproquement, quel réseau social peut se passer d'annonceurs de la galaxie presse, radio, télé ?), non seulement ils s'entretiennent mutuellement en s'attisant réciproquement, mais ils disposent aussi comme autant de points de "passages" de ces "points d'intérêt" qui peuvent être des personnalités, des actualités, des "scoops" et autres "buzzs", et qui fonctionnent un peu à la manière des "trous de ver", c'est à dire comme autant de raccourcis permettant de relier deux espaces-temps disctincts. Dans l'affaire Zemmour comme dans l'affaire Almodovar, on voit bien comment ces espaces-temps communiquent et se différencient pour finalement, ne faire plus qu'un traitement médiatique global.

Et cette prime à la notoriété, donc, est à double tranchant. Dans le cas de Zemmour, elle accentue encore le phénomène de la fenêtre d'Overton en permettant d'installer, de légitimer et de normaliser les discours les plus ignobles auprès d'audiences considérables. L'impensable devient tolérable, et le tolérable devient populaire. Vous n'avez qu'à faire un tour sur son compte Instagram pour le vérifier encore. Dans le cas d'Almodovar, la prime à la notoriété permet, à l'inverse, de circonscrire et de documenter le régime d'arbitraire de ces plateformes et de le renverser … mais hélas le plus souvent très momentanément.

Prendre les gens pour des con(texte)s.

Car ne nous y trompons pas, lorsqu'Instagram explique "Nous faisons toutefois des exceptions afin d’autoriser la nudité dans certains cas, comme lorsqu’il y a un contexte artistique clair" il nous dit en fait plusieurs choses.

D'abord il nous dit qu'un sein féminin, qu'un téton, c'est de la nudité. Même si l'on ne voit rien d'autre. Même si l'on ne voit que le téton. Étrange métonymie tout de même. Ensuite, il nous dit que "la nudité" est interdite parce que "la nudité" c'est de la pornographie. Etrange parallèle. Enfin il nous dit qu'il y aurait des exceptions en cas de "contexte artistique clair". Bullshit. Bullshit. Bullshit. Primo l'idée même d'un "contexte artistique clair" n'a pas davantage de sens et de valeur pour Instagram et Facebook aujourd'hui qu'il n'en avait pour la commission de censure de l'ORTF au début du 20ème siècle ou pour les précédents censeurs du 19ème siècle (et des siècles d'avant). Le "contexte artistique" des Fleurs du Mal de Baudelaire était clair, celui de l'Origine du monde également, tout comme celui des films L'âge d'or ou Zéro de conduite. La censure artistique (ou politique) n'est pas autre chose qu'un rapport de pouvoir entre des individus (artistes, militants, ou simples citoyens) et des institutions en charge de protéger une norme qu'elles ont elles-même définie et qui garantit rétrospectivement leur propre existence (sur le plan moral, politique et économique).  Les médias sociaux, au premier rang desquels Facebook et Instagram, font exactement la même chose : ils protègent une norme qu'ils ont eux-mêmes définis et qui garantit rétrospectivement leur propre existence (et leurs revenus …).

La seule exception à cette norme ne vient jamais de la reconnaissance d'un quelconque "contexte artistique", clair ou pas clair, mais toujours et toujours uniquement de la capacité des individus victimes à faire massivement audience et donc à s'assurer d'une résonance médiatique forte. Ce qui est plus accessible lorsque l'on est polémiste d'extrême droite xénophobe disposant d'un temps d'antenne régulier sur plusieurs médias, ou cinéaste mondialement connu et reconnu. 

Pour le reste, c'était juste une journée comme les autres sur Instagram.

Capture d’écran 2021-08-20 à 15.39.06

 

One More Thing.

L'affiche de Javier Jaen est, au-delà de la polémique, une très puissante et très "belle" représentation de ce qui s'impose de plus en plus comme la figure inquiétante et complémentaire de l'imaginaire lié à "Big Brother" et aux logiques de surveillance induites. 

Bbrother

Capture d’écran 2021-08-21 à 14.53.49

Ce n'est plus d'un regard et d'un visage qu'il est question, mais de la figuration allégorique d'un oeil. Et d'une larme qui est de lait. L'oeil reste celui d'une surveillance. Mais l'oeil seul ne traduit pas l'intention de surveiller à la différence de l'ensemble du visage de Big Brother. L'intention et la menace s'effacent au profit de la figuration d'une larme nourricière.

Alors oui, l'affiche de Javier Jaen du prochain Almodovar, indépendamment du film et de ses intentions (il ne sortira que début Septembre), figurent assez précisément le récit de leur propre mésaventure sur Instagram : le passage de Big Brother à Big Mother, celui d'une surveillance directe, droite, viriliste, explicite et mortifère à un régime de surveillance identique dans ses intentions mais bien plus habile dans sa capacité à les masquer et à les dissimuler dernière l'alibi d'une forme de prendre soin qui ne peut aller sans prendre … sein.      

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut