Mal nommer l’université.

Ce sont ce que l'on appelle des "signaux faibles", c'est à dire un ensemble d'éléments qui, pris isolément, ne signifient pas grand chose, mais qui ramenés ensemble dessinent une tendance, font une information. En voici quatre. 

"Microsoft ouvre une école de formation à Nantes." [Avril 2019]

"Free lance sa propre université." [Janvier 2021]

"Apple annonce un 'developer academy' dans une université" [Janvier 2021]

"Google va-t-il hacker le diplôme universitaire ?" [Mars 2021]

Derrière chacun de ces projets, des ambitions, des financements, et des publics très très très variables. Les deux premiers liens concernent la France, le troisième, les USA, et le 4ème … le monde entier.

Souvent il s'agit principalement de faire de la formation pour adulte au chômage depuis trop longtemps ou pour des jeunes non-diplômés depuis trop longtemps également. Parfois il s'agit d'accueillir au mieux une petite dizaine "d'étudiants", et parfois davantage jusqu'à des cohortes de plusieurs centaines. Parfois il s'agit d'un véritable "campus" avec locaux, souvent il s'agit de squatter des locaux de la CCI ou mis à disposition par des banques (et oui) pour y tenir quelques sessions "d'enseignement". 

Campus Camping Paradis.

Mais ce qui compte c'est la tendance. Et le glissement du langage. Partout on voit des acteurs privés lancer des offres qui ressemblent à peu près à tout sauf à des parcours universitaires mais les appeler quand même et sans la moindre vergogne : "université", "campus", "école", et promettre de délivrer autant de "diplômes".

Et cela ne concerne pas uniquement les entreprises multinationales comme Free, Microsoft, Apple ou Google. Récemment en Vendée par exemple, c'est une PME spécialisée dans les panneaux d'affichage numériques (Cocktail Vision) qui lance carrément elle aussi son "campus" en partenariat avec une vague école privée comme il en existe des milliers un peu partout en France. Le problème c'est que cette micro-formation privée qui n'a pour seul objectif (?) que de former des collaborateurs spécialisés directement employables par l'entreprise, se retrouve présentée comme un "campus" au même titre que les campus universitaires (publics mais aussi privés) déjà présents sur le territoire et achève de brouiller totalement la lisibilité de l'offre de formation pour les étudiants et leurs familles. 

The Bachelor.

Récemment, toujours du côté du "naming", c'est la totalité de la bande d'ectoplasmiques scrofules de l'association des directeurs d'IUT qui, la fleur au fusil, validaient le plan du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche pour transformer le nom des DUT en autant de "Bachelor" (des "Bachelor Universitaires de Technologie") à l'occasion du passage dudit DUT à trois ans au lieu de deux ; autant vous dire que la totalité des écoles privées y compris les plus moisies qui depuis des années surfaient sur cette appellation bidon ont immédiatement sabré le champagne tellement cette nouvelle confusion allait encore davantage faciliter leur capacité à recruter au bénéfice du doute des étudiants et des familles qui là encore, sauf à être du sérail, sont tout à fait incapables de percevoir clairement la différence entre ce nouveau "Bachelor" universitaire et les certifications privées s'appelant Bachelor depuis plus de 10 ans et qui délivrent à la pelle des diplômes à 8000 euros l'année qui ne valent absolument rien sur le marché de l'emploi (ni sur celui des diplômes d'ailleurs). D'ailleurs être étudiant en terminale cette année et taper "Bachelor" sur Parcoursup pour trouver une formation (j'ai vérifié …) c'était vraiment la fête du slip et du nawak : tout était mis sur le même plan, formations publiques comme privées. 

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Alors oui, cette dérive est réelle et observable depuis maintenant des années. Elle participe, à la marge, à l'effondrement organisé du système de l'enseignement supérieur public. Le ministère assume, et la preuve n'est plus à faire de la capacité de la ministre Vidal à terminer le sabotage mortifère initié il y a 10 ans par Sarkozy et Pécresse avec la loi LRU dite de "l'autonomie". Les édiles de province se pignolent et se gargarisent à tout va avec la multiplication de ces "campus" (cf plus bas cette vérole des "campus connectés") qui ne ressemblent à rien mais qui parviennent hélas souvent à drainer une part de financements publics qui ne reviennent plus aux campus universitaires légitimes.  

Vous vous souvenez peut-être qu'il y a – déjà – 3 ans je publiais déjà un billet énervé sur le fait que Google formait les étudiants, que Facebook formait les chômeurs et que les universités … Et bien la tendance se confirme. Les formations Google se multiplient de manière plus ou moins feutrée (parce que certaines directions de la communication ont compris que ce n'était pas forcément bon que cela s'ébruite trop …) sur un ensemble de campus dont la pudeur va m'obliger à taire le nom. Comme il n'est plus très "vendeur" de dérouler le tapis rouge à Google, on finaude, on passe par des sous-services dédiés – par exemple – à l'entrepreunariat étudiant (sic), pour organiser discrètement ces formations.

Et partout donc, à l'échelle locale comme nationale, on observe un entrisme de plus en plus désinhibé des (grandes ou petites) entreprises sur le secteur de la formation avec cette nuance assez récente qui fait qu'elles apparaissent dans le paysage désormais suffisamment décomplexées pour ne plus s'enticher de pudeurs de gazelle et s'auto-décerner le titre de "campus" ou carrément "d'université". 

De l'autre côté, on a donc un ministère qui profite de l'accumulation de réformes à flux tendu dans un contexte sanitaire et financier alarmant pour l'ensemble du supérieur et de la recherche pour en ajouter une couche et détricoter toute la lisibilité de l'offre de formation en prétextant des harmonisations dont chacun voit bien qu'elles n'ont absolument aucun sens autre que celui d'occuper la galerie et d'achever de noyer les personnels sous des tâches administratives aussi débiles qu'obscures dans des calendriers intenables (là par exemple je parle très concrètement de la réforme des DUT en "Bachelors" où il a, en pleine pandémie, fallu revoir en moins d'un an toutes les maquettes, retraduire tout ça en autant de compétences à la con, faire des chiffrages imbitables de données dont on ne disposait pas de toute façon tout en acceptant des conneries de quotas de bacs technos artificiellement augmentés sans aucune concertation avec les acteurs concernés et pour lesquels on ne cherche même plus à faire semblant de ne pas voir qu'on les envoie à l'abattoir dans la configuration actuelle).

Tout fout le camp[us connecté].

C'est d'ailleurs le même ministère (souvent avec l'aval de collègues trop occupés à nourrir leur propre opportunisme carriériste, aka principalement la CPU) qui nous vend depuis déjà deux ans les célèbres "campus connectés" dont l'essentiel de l'ambition se résume, rappelons-le, à vaguement réhabiliter un entrepôt industriel dans une zone rurale et à y coller jusqu'à une cinquantaine d'étudiants à suivre des Moocs et des cours enregistrés en visio sous la vague supervision d'aléatoires tuteurs sous-payés. C'est vrai que ça coûte moins cher que de proposer une réelle politique d'accès aux cursus (et aux logements) universitaires pour ces publics ruraux éloignés hein, et puis en plus comme je l'ai rappelé plus haut, ça entretient les logiques électoralo-nombrilistes dont tant d'élus aiment à se repaître ("Oh regardez comme j'ai un beau campus connecté et comme mon territoire est dynamique").

[Edit du 3 mai] Les campus connectés ont le triple avantage (en tout cas pour cette pure scrofule de Frédérique Vidal) de capter des financements qui ne reviennent donc plus aux universités, de s'appuyer sur des dimensions ultra-locales qui permettant au ministère de s'en désengager librement, et d'être une locomotive de la formation low-cost érigée en dogme. La meilleure preuve c'est que Frédérique Vidal, dans une interview au Figaro Etudiant du 3 Mai, annonce la multiplication de ces franchises avec la même dynamique que celle de la vérole sur le bas clergé. Et comme un malheur n'arrive jamais seul, cette sinistre incongruité faite ministre, à la question de savoir "comment l'étudiant d'un campus connecté est-il encadré" répond, je vous jure que c'est vrai : 

"Il y a un coach sur place qui veille à ce que le jeune n’abandonne pas."

[/Edit du 3 mai]

A côté de ça, comme les universités et les campus (les vrais) sont donc chroniquement sous-financés par les tanches qui pilotent les politiques de l'ESR depuis plus de 10 ans, chacun université tente comme elle peut (c'est à dire souvent très maladroitement) de développer à outrance la formation continue, identifiée depuis 10 ans (pile-poil depuis le passage de la LRU et de l'autonomie) comme LE moyen de récupérer de la moula, afin de pallier le sous-financement de l'état par l'arrivée de "ressources propres" (ladite moula) ; lesquelles ressources propres sont actuellement les leviers les plus utilisés pour recruter des agents du service public, recrutements dont aucun ne peut ainsi être pérenne, ce qui ajoute encore à la précarité ambiante mais bon au moins hein comme ça vos impôts peuvent continuer d'aller financer le CICE plutôt que des postes pérennes dans l'hôpital ou l'université publique. La vie est bien faite hein ? Non. 

[Par parenthèse et pour contrer certaines remarques sur mes présupposés de sale gauchiste, je précise et rappelle à toutes fins utiles que cela fait bientôt 20 ans que je bosse à l'université et que j'enseigne principalement en IUT. Mon bizutage quand je suis arrivé c'était de gérer un projet tuteuré avec le MEDEF Vendée, bizutage à l'issue duquel, allez savoir pourquoi, le partenariat n'a pas été reconduit 🙂 Mais entre temps, j'ai aussi participé à l'ouverture et à l'ingénierie pédagogique d'au moins trois formations de niveau licence, et j'ai – avant d'en démissionner pour les raisons exposées ici – notamment dirigé une licence pro pendant 7 années. Tout cela pour dire que je n'ai pas de posture "éthérée" ou dogmatique sur les collaborations entre université et entreprise. Je n'ai pas d'animosité particulière contre le monde de l'entreprise (j'y ai fait de chouettes rencontres et l'alternance à permis à plein des jeunes gens et jeunes filles que j'ai eu l'occasion de suivre de s'épanouir et de trouver leur voie). Et je n'ai pas non plus d'animosité particulière contre le fait que les universités fassent de la formation continue pour ramener la moula que l'état ne leur donne plus. De la même manière, alors que je ne l'étais pas du tout il y a quinze ans je suis aujourd'hui totalement convaincu qu'on peut bosser et monter des projets intelligents en lien avec des entreprises quand on travaille à l'université (comme enseignant, comme chercheur ou comme responsable de formation).] 

Par contre. Le paysage de l'enseignement supérieur et de la recherche française qui se dessine aujourd'hui structurellement au niveau national, vise à affaiblir l'ensemble des universités publiques pour concentrer les moyens sur quelques grands pôles d'attractivité choisis ou construits au détriment de toute logique (bisous Paris Saclay). Sur un plan conjoncturel et au niveau local, ce même paysage tend à renforcer tout type d'initiative privée visant à dégrader ou à brouiller l'offre de recherche ou d'enseignement public (les gens qui font ça ont très souvent des chaussures à bout pointu et disent qu'ils le font pour nous "challenger" ce qui me colle invariablement l'envie d'enfoncer une hallebarde dans leur conduit autidif). Et tout cela n'augure vraiment rien de bon. 

Au lendemain de ces deux années universitaires fracassées par le Covid et à l'aube d'une troisième dont on voit hélas mal aujourd'hui comment elle pourrait échapper à une énième vague de confinements, déconfinements, reconfinements, et nonobstant les discours de la ministre nous assurant qu'elle prépare une rentrée à 100% en présentiel (à laquelle personne ne croit chez les étudiants comme chez les enseignants), beaucoup d'universités ont déjà annoncé, au moins à leurs équipes, qu'elles travaillaient indépendamment de ce que sera la situation sanitaire des prochaines années, à des offres de formation intégrant le distanciel comme socle et faisant du présentiel une simple modalité réservée à des conditions particulières. Pour plein de raisons essentiellement budgétaires et pour faire face à plein de contraintes essentiellement … bah oui, budgétaires également (du fait de l'explosion des flux de bacheliers depuis déjà de nombreuses années mais sans commune mesure depuis 5 ans et du fait, corrélé, de l'incurie et du refus du ministère de donner aux universités les moyens permettant d'absorber ces flux autrement qu'à moyens constants). 

Rappelons en effet plus précisément avec Soazic Le Nevé, journaliste éducation au journal Le Monde, que :

"Si le taux de réussite au baccalauréat s'avère aussi élevé en 2021 qu'en 2020, l'enseignement supérieur verra accroître ses effectifs de +31400 étudiants, soit une augmentation de près de 91000 étudiants en deux ans."

Et que naturellement aucun poste n'est là pour permettre de compenser un différentiel qui est déjà, depuis des années, un véritable abîme.

Le paysage des prochaines années offre donc un boulevard à tous les acteurs privés décidés à s'acheter à peu de frais une légitimité "universitaire" ou de "campus". Il est surtout  un terrain de jeu idéal pour les ambitions d'acteurs toxiques des EdTech (ceux qui ont des noms à s'enfiler un tube dans l'anus et à filmer la scène et vous proposent de surveiller vos étudiants dans leurs chambres). Il est enfin et peut-être surtout l'occasion d'une vraie grande "disruption" (cette "stratégie de tétanisation de l'adversaire visant à l'empêcher de penser" comme disait le regretté Bernard Stiegler) venant directement des GAFAM mais pas forcément sur le terrain où on les attendait : après avoir déjà en partie colonisé les outils puis les offres de formation, ils ouvrent aujourd'hui des "campus", des "écoles", des "filières" ou carrément des "universités" comme autant de succursales commerciales ; et demain ils pourront tranquillement opérer la dernière bascule, celle d'une certification ayant valeur de diplômation puisque plus personne ne sera capable de dire exactement à quoi ressemble et ce que doit être une université, un campus … et un diplôme. 

Il est toujours délicat et un peu vain de s'aventurer dans la désignation d'une hiérarchie des maux, mais je suis profondément convaincu que les attaques les plus violentes et les plus dangereuses que l'université subit aujourd'hui se placent au niveau de la langue elle-même et de la confusion des assentiments à n'y voir "que des mots". 

Si cette nécropolitique doit aller à son terme, si les universités doivent entrer dans la mort sans souci, qu'elles n'y entrent pas sans leur nom même. 

2 commentaires pour “Mal nommer l’université.

  1. Merci pour le partage de votre lucidité, tous ces signaux faibles concordant nous laissent effectivement atterré.e.s et nous amènent malheureusement à souhaiter une forme de radicalité douloureuse pour que la population retrouve la maîtrise de la société qu’est censé lui conférer le regime démocratique. Ou alors le désir de démocratie aurait déjà cédé…

  2. Pour mon 1er commentaire ici alors que je vous lis depuis bien longtemps, je vous remercie grandement n fois, pour tous ces posts amers dont je me délecte malheureusement.
    Dans mon flux RSS juste après avoir lu ce post j’ai lu cette planche de BD, et je trouvais que ça résonnait bien. J’espère que vous apprécierez l’ironie : https://existentialcomics.com/comic/392
    Sinon, au plaisir

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