Le centimètre sentimental.

Combien de fois perd-on ses clés dans une vie ? Vraiment je veux dire. Pas cette perte d'une minute qui nécessite juste de se déplacer dans une autre pièce ou de se retourner pour les retrouver. Combien de fois ? Combien de fois cette perte revêt-elle un caractère suffisamment urgent, déterminant, éminent, pour que le recours à des technologies avancées de localisation s'impose ou s'avère impérieux et nécessaire ? Combien de fois dans une vie ne peut-on pas supporter d'attendre de les retrouver au-delà des 5 minutes le permettant en général ? 

La firme Apple a lancé les "AirTag", des sortes de balises à placer sur son porte-clefs, son portefeuille ou là où vous voudrez et permettant de les localiser (depuis votre téléphone) à quelques centimètres près. "Prenez l'habitude de tout perdre" nous dit le tellement programmatique et 1er degré slogan. 

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Et juste en dessous du slogan, l'argumentaire commercial (je souligne) : 

"L’AirTag est l’accessoire tout trouvé pour tout retrouver. Accrochez‑en un à vos clés, glissez‑en un autre dans votre sac, et n’y pensez plus. Grâce aux AirTags, vous pouvez facilement repérer vos objets dans l’app Localiser, qui vous permet aussi de détecter vos appareils Apple et de ne pas perdre vos proches de vue.

À partir de 35 €

Disponible le 30/04."

Le AirTag existe donc en version standard à 35 euros mais si vous le voulez comme accessoire de bagage Hermès, c'est de suite 500 euros. On peut le personnaliser en faisant graver dessus ses initiales ou un émoji mais pas le mot "cul" (comme l'a remarqué – cela ne s'invente pas – The Verge), même si l'AirTag est utilisé comme plug anal. Ce monde est plein de contradictions. 

Voilà pour le côté business et merchandising, voyons maintenant du côté de la techno. Les AirPad utilisent l'Ultra Wide Band (UWB) dont Numérama nous rappelle les particularités

"l’UWB est une technologie de communication radio au même titre que le Bluetooth ou le Wifi. (…) Mais à la différence de ces deux technologies qui exploite la bande des 2,4 GHz, l’UWB s’étale sur une très large bande (d’où son nom) allant de 3,1 à 10,6 GHz. Cette spécificité lui permet d’être très polyvalent et de ne pas être perturbé par les autres ondes domestiques. 

Jusqu’ici l’UWB était très utilisé dans les environnements industriels pour localiser des marchandises dans les entrepôts. Car l’intérêt majeur de cette technologie est d’offrir une localisation en intérieur très fine, là où les ondes GPS sont bien moins précises. (…) La technologie est sortie des entrepôts pour se retrouver dans les balises de Samsung et d’Apple qui promettent de vous aider à retrouver vos biens les plus précieux, grâce à une localisation ultra-précise (à la quinzaine de centimètres près) et des ondes capables de traverser les obstacles."

Apple n'est en effet pas le premier à lancer sa balise UWB et quelques semaines plus tôt c'est Samsung qui lançait sa propre gamme dans des prix équivalents. Gageons que ces balises vont dès lors croître et se multiplier donnant lieu a à peu près autant de blagues (cachez un AirTag chez des gens – ou dans des slips si vous êtes chroniqueur d'une émission de Cyril Hanouna – et faites le sonner) que de dérives en termes de vie privée. En effet, côté vie privée, officiellement

"Le respect de votre vie privée n’est pas en option. Vous êtes la seule personne à pouvoir localiser votre AirTag. Vos données et votre historique de localisation ne sont jamais stockés dessus. Les appareils qui relaient les informations de localisation de votre AirTag conservent également leur anonymat, et ces données sont chiffrées à chaque étape du processus. Ce qui fait que personne, pas même Apple, ne peut connaître la position de votre AirTag, ni savoir quel appareil a permis de le localiser."

Mais si l'on nous explique naturellement que la vie privée reste la priorité et qu'Apple ou Samsung ne pourront en aucun cas vous espionner, il n'en reste pas moins que cette technologie permet à chacun de "suivre à la trace" n'importe qui d'autre équipé d'un AirTag un peu à la manière de ces films d'agents secrets des années 80 qui plaçaient de mystérieux gadgets sur le bas de caisse d'une voiture ou dans le sac à main des dames. 

Je parle souvent d'une anecdotisation des régimes de surveillance, palpable dans la multiplication des dispositifs connectés dans nos environnements comme dans nos pratiques quotidiennes. Cet AirTag est une pierre de plus dans ce jardin. Il faut se souvenir qu'aux tout débuts de l'industrialisation du commerce des traces numériques, c'étaient avant tout des mères de familles américaines qui payaient pour utiliser les services de sociétés leur permettant de créer des comptes "amis" avec leurs enfants sur le réseau Facebook pour mieux les espionner ou bien encore pour géolocaliser ceux-ci en permanence dès qu'ils sortaient de la maison. Avec l'AirTag tout est plus simple, t'en colles-un dans le cartable de ton fils et c'est bingo. Marche aussi bien sûr pour faire du testing entre amoureux surtout épris de doute sur l'honnêteté de l'autre. Il ne s'agit pas simplement d'un capteur de plus. Il s'agit d'un capteur de plus que nous disposons où nous voulons. Et la nuance est de taille.

Bref, vous allez dire que je vois le mal partout donc puisque l'on nous vend ça comme un dispositif pratique et astucieux pour ne plus perdre ses clés, revenons un peu à une rapide archéologie de ces porte-clés magiques. 

I Love You.

Je ne sais pas si vous vous souvenez (selon votre âge) d'un film ultra chelou "I Love You", de Marco Ferreri, dans lequel Christophe Lambert était amoureux d'un porte-clé au visage de femme, porte-clé qui disait "I Love You" quand on sifflait à proximité (initialement pour le retrouver). 

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Bien. Cet accessoire devenu acteur donnant la réplique à Lambert avec d'ailleurs à peu près autant d'expressivité dans son jeu que le précédent nommé, faisait les choux gras des années circa 1986. On voyait alors croître et se multiplier les clones de l'initial "Echo Key" :

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L'un des tout premiers "porte-clé" qu'on pouvait siffler. Enfin tu sifflais et hop le porte-clé il se mettait à bipper ou à balancer des phrases pré-enregistrées du genre "I Love You". Ma mémoire traumatique est encore pleine de l'arrivée de ce machin dans la famille et du temps perdu à siffler comme des couillons jusque pour qu'il se déclenche, jusqu'à ce que nous le perdions à notre tour ou que les piles se vident ou qu'il fut dévoré par un chien (ma mémoire traumatique est imprécise).

[le stress test presque automatique, quasi-pulsionnel, que nous faisons subir aux objets et produits technologiques méritarait à lui seul une petite anthropologie. Peut-être existe-t-elle d'ailleurs déjà. Mais me revoyant siffler en essayant toutes les intensités et les types de sifflement possibles pour faire "réagir" le porte-clé bipper, je ne peusx m'empêcher de me revoir ou mes enfants, des années plus tard, posant tout un tas de questions débiles aux assistants vocaux de Siri ou de Google, ou tapant des lieux improbables sur Google Maps ou Google Earth]

La peur de perdre quelque chose (principalement ses clés) donna donc naissance à une sorte d'industrie de la gadgétisation des dispositifs de recherche. De la même manière qu'au début des années 1990 la peur de se perdre, donna naissance au marché des premiers GPS portatifs. Et que la peur de perdre quelqu'un donna à son tour naissance à l'industrie de la surveillance comme de la sous-veillance. 

Ou plus exactement, à remettre les choses dans le bon ordre, c'est bien sûr l'industrie du gadget qui nous convainquit que la peur de perdre quelque chose se devait d'être comblée sans retard et à moindre coût, comme l'industrie du GPS nous convainquit que la capacité technique de pouvoir ne jamais se perdre rendait illégitime la peur de se perdre ou d'arriver en retard à un rendez-vous, et comme l'industrie de la surveillance nous convainquit de l'intérêt de ne jamais perdre personne de vue quoi qu'il en coûte.

De "se repérer" à "repérer". Repérer c'est aussi re-pairer, appairer ou apparier, c'est refaire paire, entre un individu et un objet ou entre deux individus. L'impossibilité de se repérer comme l'impossibilité de (se) retrouver sont les deux mamelles motrices du capitalisme pulsionnel qui nous pousse à acheter pour continuer de désirer en permanence combler la peur de perdre ou de se perdre.  Après la FOMO (Fear Of Missing Out) c'est l'avènement programmé de la FOLS (Fear Of Losing Something / Someone)

Il est bien des manières de regarder l'histoire de ces dispositifs de balises, de ces capteurs, qui viennent ajouter une nouvelle couche "d'équipement" à notre réalité, d'autant que ces dispositifs peuvent chez Apple comme chez Samsung être visualisés en réalité augmentée pour nous mener à l'objet recherché. Il serait passionnant d'en faire l'archéologie des formes, des couleurs, des usages, des technologies associées, des discours marketing les accompagnant. 

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J'y vois principalement, je l'ai écrit plus haut, une confirmation de l'anecdotisation des régimes de surveillance. Avec une touche de ludification (c'est "fun") et de gentrification (c'est chic, Hermès …) 

On peut aussi y voir l'envers, la dynamique de retour d'un internet des objets qui après avoir permis aux objets et aux biens de consommation d'arriver jusqu'à nous sans effort, devrait désormais nous permettre d'arriver jusqu'aux objets sans effort. Cette dynamique première c'est celle que je vous décrivais il y a 6 ans, en 2015, à propos du lancement par Amazon de sa gamme "Dash", des boutons cliquables qui permettaient, par simple pression, de commander tout un tas de trucs. J'avais appelé ça le World Wide Push : la pulsion du bouton.

Lessiveici par exemple le bouton, collé sur la machine à laver,
et permettant de commander de la lessive de la marque Tide.

L'AirTag d'Apple et l'ensemble des autres balises seraient un World Wide Pull, une manière de nous (at)tirer jusqu'à l'objet, de passer d'un internet des objets "pousse-bouton" à un internet des objets "attire-balise".

On peut enfin y voir un écho à la loi du kilomètre sentimental, ou loi de proximité, ou loi du mort-kilomètre, qui dit que nous éprouvons toujours plus d'intérêt pour l'accident de vélo ayant fait un blessé léger dans notre village que pour l'accident de train qui a fait des centaines de mort à l'autre bout de la planète. Or il ne s'agit plus ici de kilomètre mais de centimètre sentimental. Plus l'objet est près de nous, et plus sa perte doit nous apparaître comme immédiatement insupportable. La proximité est celle d'une hyper-présence. Rien de ce qui est dans notre proximité première, centimétrique, ne doit désormais pouvoir nous échapper. Rien. Comme si la capacité de se projeter à l'autre bout de la planète en un clic sur le web ou en un mouvement de curseur sur Google Maps créait en écho la nécessité d'être en maîtrise totale du premier centimètre pour chacun de nos usages ; un peu à la manière dont Amazon, cette firme qui maîtrise l'espace infini des trajectoires logistiques marchandes du désir sur la totalité de la planète, tente de nous assigner à la logistique du dernier kilomètre qui est pour la firme la plus coûteuse et la plus complexe. Premier centimètre, dernier kilomètre. Equiper chacun de nos déplacements, même s'il n'est besoin que de déplacer le regard. Et la priorité donnée à ce que pour retrouver l'objet, c'est notre téléphone que nous regardions et non l'objet lui-même, fusse-t-il à quelques centimètres seulement. Retrouver nos clés à quelques centimètres en faisant en sorte que jamais nous ne regardions nos clés autrement que dans l'interface du téléphone nous y guidant. S'habituer à cela. Anecdotiser ce rapport au manque, à la perte, aux objets comme aux êtres. En faire un sous conscient. Une routine. Un réflexe. Un habitus. 

Moralité.

Vous avez remarqué vous aussi ? Il n'y a jamais eu autant de fils, de câbles et de connecteurs en tout genre et à tous prix que depuis que nous sommes entrés dans l'ère de l'informatique dite "sans fil". Vous remarquerez peut-être qu'il n'y a jamais eu autant de gens perdant leurs clés depuis que nous sommes entrés dans l'ère des capteurs promettant de tout retrouver et de tout localiser. 

Bonus Track.

Cet article est également disponible en version audio

3 commentaires pour “Le centimètre sentimental.

  1. Bonjour,
    Je signale (ce qui m’a tout l’air d’être) une coquille :
    Au début de votre article, vous écrivez : “”**Prenez** l’habitude de tout perdre”, nous dit le tellement programmatique et 1er degré slogan.”
    Or dans la capture d’écran du slogan en question, il est écrit : “**Perdez** l’habitude de tout perdre”.
    Un peu moins programmatique-putassier, mais le principe (et le constat) est le même…
    Bien à vous

  2. UWB a une portee de quelque dizaines de metres d apres ce qu une courte recherche sur internet m a donnée. Autrement dit impossible de surveiller quelqu un avec (au mieux votre chien s il ne sert pas de votre petit jardin, j insiste ici sur le petit, a 100 m votre chien est deja indetectable)
    Meme pour la perte de clé c est inutile. Vous perdez vos clés sur le chemin entre chez vous et n importe ou a plus de 50 m et votre balise est hors de portée
    Bref gadget inutile sauf pour remplir les poches d apple en vidant celle de bobos

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