Trump et Twitter : fermez le (kick)ban.

Trump est donc banni. Son compte personnel est supprimé. J'ai bien dit son compte personnel. La nuance est d'importance. 

Ainsi ces deux phrases : 

Twitter a décidé de suspendre de manière permanente le compte du président Donald Trump.

Twitter a décidé de suspendre de manière permanente le compte personnel de Donald Trump.

Ces deux phrases n'ont ni les mêmes effets, ni les mêmes enjeux, ni les mêmes logiques. Le fait que Donald Trump, président des Etats-Unis ait fait le choix d'utiliser son compte personnel pour y tenir des propos engageant son mandat électoral ne change rien à l'affaire. En s'exprimant sur son compte personnel, Donald Trump accepte les règles qui régissent les interactions en ligne de l'ensemble des utilisateurs de Twitter. Prétendre ou exiger le contraire serait remettre en cause un principe fondamental d'égalité et d'équité.

Et faire cette distinction entre le compte personnel de Donald Trump et le compte officiel du président des Etats-Unis n'est pas un artifice rhétorique. Lorsque le citoyen @realdonaldtrump s'exprime, c'est un utilisateur soumis aux mêmes règles que l'ensemble des autres. Lorsque Donald Trump s'exprime depuis le compte @Potus c'est la voix d'un État, un président élu pour qui le réseau social est une simple salle de presse en ligne et dont les dérives ou discours appelant à la haine doivent être contenus non pas un tiers privé mais par les dispositifs régaliens et par les représentations démocratiques (chambres, parlements, assemblées) garant.e.s de la constitutionnalité de l'élection et du respect des institutions.

Capture d’écran 2021-01-10 à 14.11.07Pawel Kuczynski

"C'est la faute aux réseaux sociaux". Sauf que non.

Dans le débat qui se tient actuellement, que l'on déplore la fermeture du compte (en mode "lérézosocio tuent la démocratie") ou que l'on s'en félicite (en mode "lérézosocio prennent enfin leurs responsabilités"), ce qui me trouble énormément c'est qu'en s'intéressant uniquement aux conditions d'énonciation d'une parole bien davantage pathologique et délirante que politique, on oublie beaucoup trop de rappeler le contenu de cette parole. On oublie de rappeler la longue litanie des insultes, des provocations, de la stigmatisation des minorités, des moqueries, du racisme, et des appels à la violence qui structurent l'ensemble des discours de Trump depuis le commencement de sa campagne électorale jusqu'à la fin de son seul et, souhaitons-le, unique mandat. 

L'autre point qui m'étonne et m'inquiète un peu c'est qu'en focalisant ainsi sur la responsabilité (ou l'irresponsabilité) des médias sociaux (Facebook et Twitter pour faire simple), on oublie trop le rôle bien plus déterminant qu'ont joué les médias "non sociaux", c'est à dire les chaînes de télé, notamment Fox News. On oublie de rappeler que si Trump a pendant toutes ces années pu continuer de tenir un discours essentiellement délirant et reposant quasi-exclusivement sur des mensonges (euphémisés en autant de "faits alternatifs"), ce n'est pas parce que ses 88 millions de followers sur Twitter lui lâchaient des coeurs et des RT mais bien parce que ses discours et ses déclarations se trouvaient systématiquement "validées" et présentées comme vraies par des chaînes d'information. Le travail de sape et de désinformation ne commence jamais uniquement sur les réseaux sociaux. En tout cas il ne peut jamais s'y déployer pleinement s'il n'est pas très tôt et très puissamment relayé par des médias plus "classiques" et disposant de régimes de vérité bien plus ancrés que l'on ne le prétend souvent. 

Au lieu de ne s'interroger que sur la puissance de l'architecture virale des plateformes privées, interrogeons-nous sur la nature des discours tenus, indépendamment des plateformes médiatiques : médias sociaux mais aussi "simplement" télévisuels – bonjour CNews – ou radiophoniques – bonjour Sud Radio. Car ce n'est pas le cadre énonciatif de la parole qui crée les dictatures ou les dérives autoritaires, c'est la parole elle-même. Le medium est le message, certes, mais le message est d'abord … un message. Et cette parole, dès lors qu'elle est non seulement entendue mais écoutée, ce qui fut le cas de celle de Trump pendant toutes ces années, quelle que soit la plateforme et le réseau, cette parole institue une réalité. C'est une éditorialisation donc une production de réel. Et elle est d'autant plus performative que son locuteur est élu ou perçu comme légitime dans le champ social par celles et ceux qui l'entendent et l'écoutent. Les médias sociaux comme les autres médias produisent des effets de certification et d'accréditation qui correspondent à leur propre ligne éditoriale, s'emparant des paroles les servant au mieux puisqu'en retour ces paroles délirantes suffisent à leur tour à accréditer et à certifier celles et ceux qui passent leur temps à les commenter en plateau. Voilà pourquoi cette grangrène mentale que sont les émissions de CNews ou de Sud Radio trouvent un tel écho et finissent par avoir de tels effets de réel. 

Pour une fois qu'elles appliquent leurs propres règles …

Depuis des années (presque 20 ans) j'écris, travaille, publie et alerte – avec plein d'autres – sur la question de la responsabilité des plateformes de médias sociaux, notamment dans le champ politique. Mes deux derniers bouquins ne parlent que de ça. Nous savons que leur appétit comme leurs pouvoirs sont immenses. Nous savons à quoi ressemble le monde selon Zuckerberg

Que Twitter annonce fermer définitivement le compte personnel de Donald Trump n'est ni étonnant, ni aberrant, ni inquiétant. C'est juste tristement logique. C'est d'ailleurs ce que cherchait Donald Trump depuis son arrivée sur le réseau en se comportant comme une sorte de stress test permanent, poussant à chaque fois un peu plus loin la limite du dicible et jouant de l'ambivalence entre sa parole d'utilisateur et son statut de président. Pour une fois les plateformes appliquent leurs propres règles. Et si "ce que nous tolérons est ce que nous sommes vraiment", alors le fait de ne plus tolérer les outrances de Trump appelant clairement à l'insurrection ou à la sédition me semble plutôt être un réflexe de bon sens.

Finalement ce qui est inquiétant dans la polémique sur la suspension du compte personnel de Trump c'est que cela nous inquiète maintenant. Alors même que précisément l'ensemble de ses propos, de ses mensonges, de ses appels à l'insurrection sont parfaitement connus, documentés et observables. Ce qui est inquiétant c'est que nous ne nous inquiétions pas de cela, ou qu'en tout cas l'inquiétude de la fermeture de son compte Twitter finisse par masquer presque tout le reste. 

Rien n'est plus dangereux que l'arbitraire dans l'arbitrage des régulations discursives en ligne. Et si les plateformes de médias sociaux ont souvent jusqu'ici été légitimement critiquées (y compris par votre serviteur) c'est précisément pour le régime d'arbitraire total de leurs choix et décisions en termes de modération (de contenus), d'autorisation (de publication) ou de hiérarchisation (des informations). Ne pas fermer le compte personnel de Donald Trump après ce qu'il a fait et déclaré c'est soit valider l'ahurissante doctrine qui était jusqu'ici celle de Facebook (à savoir que la parole politique devait être exempte de toute modération et même de toute vérification du seul fait qu'elle était émise par une femme ou un homme politique), soit valider un principe d'arbitraire définitif dans lequel plus personne n'est capable de discerner une quelconque forme de logique ou de cohérence.

Dans le cas d'espèce, qui n'est pas anodin, Twitter a d'ailleurs pris le temps de documenter précisément la logique de sa décision et de la replacer dans une historicité qui fait sens. Là où Zuckerberg de son côté est resté fidèle à lui-même, jouant d'un opportunisme flou en partie dictée par son souci de préserver l'image de sa plateforme, et en partie sous la pression de l'opinion et d'une fraction de plus en plus importante de ses salariés. Il a ainsi indiqué que le compte de Trump serait "suspendu" de manière "indéfinie", jusqu'à ce que la transition démocratique ait été faite, sans préciser de date ni de perspectives sur ce qu'il adviendrait après cela

Limiter l'arbitraire. Voilà l'enjeu. Un arbitraire dont nous avons chaque jour des exemples révoltants. Les comptes supprimés ou bloqués se comptent par milliers chaque jour, la plupart du temps suite à des signalements plus ou moins coordonnés afin de nuire. Nous devons donc nous demander si nous préférons ces effets délétères de signalements parfois légitimes mais le plus souvent mesquins, ou si nous pouvons nous réjouir qu'une décision effectivement importante fasse l'objet d'une documentation et d'un justification argumentée de la part de la plateforme, engageant et reconnaissant enfin, sans les habituels atermoiements ou faux fuyants, sa responsabilité éditoriale pleine et entière de média. 

Pour l'exemple.

Il est une notion que l'on mobilise souvent dans l'analyse sociale de l'action politique (et de ses dérives), c'est celle de l'exemplarité. On demande aux femmes et hommes politiques d'être "exemplaires". Et l'on n'entend pas qu'ils et elles ne le soient pas dans l'exercice de leur fonction. Mais tout se passe comme si, dès lors qu'il s'agit de médias sociaux, nous appliquions implicitement dans notre analyse une exception légitime. Comme si après tout, puisque c'est "sur les médias sociaux", on avait quand même le droit de dire absolument tout et n'importe quoi, y compris lorsque l'on est président des Etats-Unis. Et qu'être bloqué, censuré ou banni pour cela (après avoir été dûment averti) était un scandale. Cela n'en est pas un. Mais dans la désacralisation de la parole et du comportement politique, Trump aura fait davantage que l'ensemble des présidents de toutes les démocraties avant lui. Et lorsque l'on désacralise, on profane. Et lorsque l'on est profane, on n'est plus tenu à aucune forme d'exemplarité ritualisée. On peut donc dire et faire n'importe quoi pour tenir ce statut de profane, dans une dynamique transgressive qui ne tient que par sa capacité de surenchère permanente. 

Les architectures des réseaux et médias sociaux sont pour l'essentiel des architectures techniques toxiques. Et leur modèle d'affaire l'est tout autant. Mais de grâce ne leur crachons pas au visage à chaque fois qu'ils prennent une décision simplement logique, censée et documentée. Quand vous êtes patron de bar et qu'après l'avoir averti plusieurs fois, vous finissez par virer un type complètement rôti qui insulte vos clients et les invite à se battre, vous ne commettez aucune censure, vous agissez en responsabilité : la vôtre. Et là encore nous nous trompons dans notre analyse à chaque fois que nous interprétons ce bannissement comme une censure politique. Il n'y a pas "la responsabilité des médias sociaux" qui écraserait "la responsabilité politique ou démocratique". La responsabilité d'une plateforme privée est triple :

  • elle consiste à appliquer la loi et à s'assurer que ses utilisateurs la respectent également et entièrement ;
  • elle consiste aussi à disposer de réglementations internes (les CGU) permettant de décliner les règles de droits à la mesure et à l'échelle des interactions de la plateforme dans des contextes de territorialité du droit nécessairement conflictuels avec la dimension transnationale de ces dernières ;
  • elle consiste enfin à être capable de faire évoluer sa doctrine au regard de la temporalité propre qui est celle du numérique, sans jamais déroger aux deux points précédents. 

Si la parole de Trump touche un tel auditoire c'est parce que l'enseignement est en ruine aux USA et c'est parce que la pauvreté et les inégalités y sont plus fortes que dans bien des pays moins "développés". C'est la seule raison de l'accession au pouvoir d'un démagogue délirant comme Trump et de sa capacité de s'y maintenir à grands coups de faits alternatifs et d'invectives. 

La fermeture du compte personnel de Trump permet de saisir un phénomène assez classique : depuis la nuit de sa défaite, la plupart des médias (pas sociaux) n'ont eu de cesse de dénoncer son attitude dangereuse, de nous mettre en alarme et en alerte sur les risques qu'il faisait peser sur la démocratie américaine. Ils ont ainsi sans relâche "flagué", "signalé" cette personne comme dangereuse tout en rappelant qu'elle était également démocratiquement élue à la tête de la première puissance économique mondiale. Et ils ont eu raison de le faire. Et ils ont ajouté le rôle éminent que les médias sociaux jouaient dans le relai de cette parole délirante (oubliant un peu commodément que les médias eux-mêmes …) Mais pourquoi les mêmes médias s'étonnent-ils lorsque leurs signalements incessants finissent par produire l'effet qu'ils escomptaient sans jamais le réclamer clairement ? C'est à dire que le compte de la personne soit fermé mais que celui de la personnalité élue reste ouvert. 

Alors c'est cool et il n'y a aucun problème ?

Non. La fermeture du compte personnel de Trump pose en effet quelques problèmes majeurs. Mais comme j'ai tenté de l'expliquer ci-dessus, les vrais problèmes ne sont pas ceux dont on a entendu parler le plus dans les médias.

Premier problème. Elle rappelle qu'il est un envers du miroir à la fable des animaux malades de la peste : "selon que vous serez, puissant ou misérable …" Trump le puissant a été banni pour avoir appelé à la violence. Mais la liste de tous les misérables qui appellent à la haine ou à la violence sur ce réseau est infinie, et nombre d'entre eux jouissent non pas d'une impunité mais d'une invisibilité qui rend leurs discours tout aussi dangereux. Pour ces misérables là la politique de modération de Twitter est encore bien trop souvent tout à fait indigne et fautive. Nous en avons des preuves chaque jour, l'une des dernières en date étant la séquence d'insultes antisémites qui a fait suite à l'élection de Miss France. La justice ne peut bien sûr pas se saisir de chaque cas (ce qui ne doit pas faire oublier que la plateforme Pharos pourrait être dotée de moyens lui permettant de faire son boulot …), mais Twitter pourrait faire le choix de "préserver la conversation publique" comme il le rappelait la nuit des émeutes au Capitole. Et là encore, comme il l'a fait avec le compte personnel de Trump, assumer sa responsabilité éditoriale et la documenter. 

Second problème. L'autre problème majeur que soulève cette séquence médiatique, c'est celui de la gangrène de l'extrême-droite sur un grand nombre d'espaces du web et de l'internet. Il faut lire à ce sujet les travaux de Jen Schradie (ou l'écouter sur France Culture), travaux dont une partie est très bien résumée dans cet entretien à Libération ou chez l'indispensable Hubert Guillaud. Il ne s'agit pas d'entretenir l'idée qu'internet et le web seraient "de gauche", "de droite" ou "d'extrême droite" mais de documenter le fait que pour tout un ensemble de raisons à la fois sociologiques, idéologiques, organisationnelles et politiques, les thèses d'extrême droite épousent parfaitement les contours de certains des espaces les plus densément peuplés et liés du web et des médias sociaux.

Et c'est donc aussi pour cela que la réaction de Twitter est aussi importante, vitale même. Parce qu'en fermant son compte et l'un des principaux relais de sa parole, on observe une mobilisation et une migration instantanée, presque palpable, des réseaux suprémacistes et affiliés pour trouver d'autres espaces. Et que cette mobilisation et cette migration oblige en retour d'autre entreprises du web à prendre des décisions qui achèvent d'éteindre un peu plus la fable de leur absence de responsabilité éditoriale. Ainsi l'application "Parler" – réseau social et messagerie qui depuis longtemps héberge (et édite) la lie de l'extrême-droite et du néo-fascisme – s'est vue couper son hébergement sur Amazon Web Services, et a dans le même temps été bloquée et supprimée des stores d'Apple et de Google.

Amazon, Google, Apple, se coordonnant pour couper ainsi la voix de la frange la plus radicale de l'extrême-droite en ligne c'est déjà extrêmement rare. Mais Amazon, Google et Apple explicitant qu'ils le font de manière déterminée et dans une perspective non pas simplement circonstancielle mais réellement éditoriale, c'est à ma connaissance tout à fait inédit : la puissance AGA (Amazon, Google, Apple) mettant à bas les MAGA (Make America Great Again). Prenons au moins le temps d'envisager que ce puisse être une bonne nouvelle. 

Fermez le (kick)ban.

Bonus Track.

Je m'en serai voulu de conclure ce long article sans rappeler le célèbre paradoxe de la tolérance de Karl Popper

Popper

 

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