Les ouailles du Capitole.

"La différence entre des individus choisissant les contenus qu'ils lisent et des entreprises choisissant ces contenus à la place des individus affecte toutes les formes de médias."

Voilà ce qu'expliquait Anil Dash à l'occasion de la fermeture du service Google Reader, service qui permettait de rassembler sous forme de fils RSS des sources d'informations choisies par les internautes. Je vous le répète encore une fois. C'est important. Essentiel même. 

"La différence entre des individus choisissant les contenus qu'ils lisent et des entreprises choisissant ces contenus à la place des individus affecte toutes les formes de médias."

Cela affecte toutes les formes de médias, et toutes les formes de démocraties. 

Afp

Les médias en général et les réseaux sociaux en particulier ont-ils une responsabilité, et si oui de quel ordre, dans l'inquiétante démonstration qui s'est produite hier avec l'envahissement du capitole par des supporters de Trump ? N'attendez pas de réponse claire à cette question de ma part.

Nier la responsabilité des médias et des réseaux sociaux serait idiot au regard de ce que l'on sait de leur effet sur l'opinion, tout comme il serait imbécile d'affirmer que c'est uniquement de leur faute en oubliant celle de la parole politique elle-même, de son incarnation, et du vide et de la misère sur lesquels elle prospère dès qu'il s'agit de flatter les instincts les plus grégaires et les pulsions les plus viles. S'il est une faute originelle c'est probablement celle du sentiment d'injustice, réel et documentable, mais dont l'exacerbation programmée, délibérée et mensongère par un démagogue délirant fait le pont entre ces instincts et ces ressentis grégaires et l'action de type insurrectionnelle portée et supportée en toile de fond par une idéologie suprémaciste d'extrême droite qui n'en demandait pas tant pour s'incarner dans un espace dépouillé de toute forme de politique. 

Privé de disert.

Facebook et Twitter ont donc pris des mesures inédites en "bloquant" les comptes et pages de Donald Trump pour 12 ou 24 heures, au motif de ce qui constituait, dans ses déclarations en ligne, d'évidents et répétés appels à l'action violente, et sortait donc des fameux "standards communautaires", standards derrière lesquels ces plateformes s'abritent pour s'éviter de se confronter à la loi, qui elle ne souffre d'ajustements et de (juris)prudence que devant des juges et dans le cadre d'un processus démocratique transparent.

Ils ont donc bloqué les comptes de Donald Trump. Interdisant de le retweeter, de le partager, de le liker, et supprimant même certains des contenus qu'il avait posté. Et lui interdisant de poster des contenus. Privé de disert. Une étape supplémentaire de franchie par rapport aux précédents "fact-checking" de la nuit (sociale) américaine qui avait suivi les premiers résultats de l'élection. Voilà ce que j'écrivais à cette occasion

"J'ai envie de retenir qu'il doit donc être possible, comme le réclamait Mark Zuckerberg, de refuser de s'ériger "en arbitres de la vérité" sans pour autant renoncer à sa responsabilité qui est d'être, pour les paroles originellement publiques et politiques, des garants de la véracité des faits. Non de leur vérité, mais de leur véracité, c'est à dire que leur acceptabilité sociale construite et documentée. Que la parole politique n'est pas à l'abri du seul fait du statut social de son énonciateur, qu'elle ne doit pas l'être. Qu'il ne suffit pas, comme l'expliquait encore Mark Zuckerberg, d'être un homme ou une femme politique pour sortir du champ de la certification et du fact-checking. Que ce devrait même être l'inverse si l'on prétendait à des formes de logiques énonciatives cohérentes. Qu'accepter le mensonge en politique est une chose, mais que refuser de le documenter comme tel à chaque fois que l'on est en situation de le faire est tout à fait autre chose."

Du côté de Twitter, en plus de "gel" des fonctions de partage et de publication pour 12h, Donald Trump est une nouvelle fois traité comme un utilisateur lambda : s'il ne retire pas les tweets incriminés, son compte restera bloqué pour 12h supplémentaires et s'il récidive, son compte pourrait  cette fois être définitivement fermé. Notons qu'il s'agit du compte "personnel" @realdonaldtrump, lequel compte plus de 88 millions d'abonnés, et non du compte "officiel" @potus (pour President Of The United States) qui lui ne compte "que" 33 millions d'abonnés. Un peu avant, en plein coeur des événements, Twitter indiquait au journalisme Will Oremus qu'ils ne supprimeraient que les tweets incitant à la violence sans pour autant supprimer ou fermer le compte, soucieux de préserver "la conversation publique".  

Et du côté de Facebook ? Les comptes et pages ont là aussi été suspendus temporairement (mais sans menace de fermeture définitive) et pour 24h et non pas 12h. C'est Adam Mosseri, le boss d'Instagram qui a lui-même indiqué que le compte de Trump serait bloqué pendant 24h, suite au blocage identique effectué et annoncé par Facebook.

Alex Stamos, informaticien, universitaire et surtout ancien chef de la sécurité de Facebook a de son côté déclaré : 

"There have been good arguments for private companies to not silence elected officials, but all those arguments are predicated on the protection of constitutional governance. Twitter and Facebook have to cut him off. There are no legitimate equities left and labeling won't do it."

Traduction : 

"Il y a eu de bons arguments pour que les entreprises privées ne réduisent pas les élus au silence, mais tous ces arguments sont fondés sur la protection de la gouvernance constitutionnelle. Twitter et Facebook doivent le couper. Il n'y a plus d'autres actions légitimes de disponibles et l'étiquetage (= le fact-checking ou le fait d'apposer un "label" sur le post incriminé) ne suffira pas."

Comme je l'expliquais plus haut et plus tôt, la "protection de la gouvernance constitutionnelle" ne me semble pas devoir être le seul critère permettant d'évaluer la nécessité d'une fermeture d'un compte ou d'une remise en contexte des faits qui y sont (f)relatés. 

Et puis … et puis après avoir tergiversé 24h, et en partie sous la pression de certains de ses employés qui demandaient la suppression du compte de Trump de la plateforme, Mark Zuckerberg vient de publier un post annonçant qu'il suspendait "pour une durée indéfinie" le compte de Trump, et ce "au moins jusqu'à la passation de pouvoir prévue fin Janvier."

Au regard du virage à 180 degrés que cela constitue par rapport aux positions de la plateforme qui considérait encore récemment que la parole politique devait être exemptée de toute forme de vérification du simple fait qu'elle était émise par des hommes ou des femmes politiques, il faut simplement considérer que Trump s'est en quelque sorte "auto-destitué", en tout cas concernant ses comptes sur ces réseaux sociaux généralistes. Il est allé aussi loin qu'il pouvait le faire et a en quelque sorte obtenu gain de cause en contraignant les plateformes à faire ce qu'il n'avait cessé de leur reprocher de faire depuis le début de sa mandature alors même qu'elles ne le faisaient précisément jamais : le censurer.

Tant qu'il était au pouvoir et donc "en puissance" il s'amusait d'ailleurs assez habilement d'un équilibre consistant à profiter d'une absence totale de censure tout en prétendant en être la victime ; désormais déchu et "im-puissant" il crée, de manière assez classique d'un point de vue psy, les conditions nécessaires de son propre bannissement pour justifier du dernier statut politique qu'il peut encore brandir : celui de martyr et de victime. 

Les ouailles du Capitole.

La question que tout cela pose est avant tout de savoir ce qui prévaut, ce qui précède et ce qui survit : la démocratie que fait l'élection, celle qui a permis de porter Trump au pouvoir, ou bien la capacité de s'adresser à des millions de gens pour raconter n'importe quoi du seul fait que l'on a été élu démocratiquement ? Dit autrement – et la question est déjà ancienne – il s'agit de savoir si la capacité de s'adresser à des millions de gens pour raconter absolument n'importe quoi est une option sérieuse, raisonnable et suffisante pour permettre d'être (ré)élu. 

Les oies du Capitole avaient averti les Romains d'une attaque Gauloise. Trump avait de son côté appelé ses ouailles à contester l'élection jusqu'au bout. Et ses ouailles, ce conglomérat foutraque de suprémacistes armés, de complotistes perchés et de citoyens délaissés, furent au rendez-vous. Davantage peut-être pour faire des selfies dans le bureau ovale ou pour emporter quelques "souvenirs" que pour réellement prendre le pouvoir, mais cette irruption fit tout de même un mort, une femme à l'intérieur du capitole. Et trois autres à l'extérieur. Bal tragique au capitole. 

Au beau milieu des émeutes et de cet envahissement, après l'intervention de Joe Biden à la télévision qui demandait à Trump … d'intervenir à la télévision pour demander aux émeutiers de rentrer chez eux et de renoncer à la violence, Trump a bien pris la parole et demandé à ses partisans de rentrer chez eux "en paix". Mais il l'a fait dans une courte vidéo  – supprimée par Twitter et Facebook depuis – après avoir, dans la même vidéo, commencé par dire à ses ouailles qu'il "les aimait" et répété une dizaine de fois que l'élection "leur avait été volée". 

Le QAnon de la farce.

Au-delà de cette nuit américaine et de ce bal tragique au Capitole, tout cet épisode mais probablement aussi l'ensemble de nos démocraties et de leur avenir est contenu entre ces deux citations de Hannah Arendt : 

"La liberté d'opinion est une farce si l'information sur les faits n'est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l'objet du débat."

"Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez."

Si Trump et son équipe n'ont pas inventé les "faits alternatifs" ils leur ont en tout cas donné un corps, une chair, et ils en ont fait une doctrine et un programme politique. Le reste ne fut affaire que de médiatisation et de polarisation. Les ouailles du Capitole sont des gens à qui l'on ment en permanence. Trump bien sûr, mais également l'ensemble d'une classe politique qui l'a précédé. Il ne leur reste, en effet, que leur liberté d'opinion forgée sur ce qu'ils ressentent comme une liberté mais qui est la première des contraintes : le fait de ne plus rien croire, et donc de ne pouvoir croire à rien ni à personne d'autre qu'à celui qui leur promet qu'il n'y a plus d'horizon de crédibilité hors le sien. 

Dans n'importe quel pays et lors de n'importe quelle insurrection, lorsque cèdent les digues du lieu le plus central, le plus éminent, et supposément le plus protégé et donc le plus inaccessible du pouvoir politique, il n'y a généralement pas de retour en arrière possible et c'est soit un nouveau régime qui s'installe, soit une répression souvent sanglante que se déchaîne. Mais hier soir dans la nuit américaine, rien de tout cela ne s'est produit. Ils ont renversé des tables, vidé des dossiers, pris un nombre incalculable de selfies, ramené des éléments de mobilier comme autant de trophées souvenir, mais ils n'ont pas pris le pouvoir. Et ils ne l'ont pas fait pour une seule raison : parce que Trump ne leur a pas demandé de le faire. Il leur a demandé de contester le résultat de l'élection mais il ne leur a pas demandé de prendre le pouvoir. Et s'ils ne l'ont pas pris d'eux-même c'est en effet, au moins en partie, parce qu'ils sont privés de leur capacité de penser et de juger. La performativité de la parole du chef, comme dans tout mouvement proto-fasciste ou autoritaire ne se porte jamais au-delà du lexique qu'il emploie. Dans ce contexte plus que jamais les mots ont un sens. Et Trump qui est avant tout un homme de médias, le sait. C'est la seule et peut-être la dernière part de sagesse dans son délirium pour le reste total et absolu dont sa dernière (?) vidéo témoigne. 

Moralité ?

A lui seul, Trump fut pendant toutes ces années, la fenêtre d'Overton non pas de la capacité d'être élu ou de gouverner dans le mensonge – d'autres l'avaient été avant lui – mais de la capacité de gouverner dans une forme consensuelle de délirium. Il a rendu acceptable aux yeux de l'opinion, et pas uniquement américaine, le fait qu'une personnalité délirante pouvait présider une nation et bâtir l'ensemble de sa politique sur des faits pour l'essentiel "alternatifs". C'est à cela qu'il va nous falloir continuer de réfléchir tant d'autres démocraties, dont la notre, semblent aujourd'hui perméables au même genre de scénario.

Pour le reste, "Internet a facilité l'organisation des révolutions mais en a compromis la victoire", comme l'explique patiemment Zeynep Tufekci depuis des années. Et l'épisode d'hier soir au Capitole n'échappe pas à cette règle. Gil Scott Héron le chantait également déjà en 1970 : "The Revolution Will not Be Televised." Certaines révolutions en tout cas, ne le seront pas. 

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