Imp(r)eachment. La nuit (sociale) américaine.

Impeachment. "Procédure du droit anglo-saxon (…) qui peut constituer la première étape d'un processus menant à la démission des fonctions de la personne mise en accusation." Celui de Trump fut longtemps envisagé

Reach. Sur les médias sociaux, le "reach" c'est la capacité d'un contenu à toucher une audience. Sa "portée". Une portée qui peut-être "organique" (c'est à dire ne reposer que sur ses propres "qualités") ou bien marchande (on paie pour cibler une audience précise).

Preach. Le prêche. La dimension incantatoire qui est aussi souvent celle de la stylistique autant que de la rhétorique adoptée par – notamment – Donald Trump du haut de toutes ses chaires sociales dans l'adresse à ses fidèles, cathédrale Facebook ou chapelles Twitter. 

La nuit sociale américaine. Nous en sortons à peine. Et peut-être avec Biden s'il l'emporte l'Amérique sortira-t-elle un peu d'une forme de nuit ou s'y enfoncera-t-elle davantage du fait du Trumpisme qui devrait hélas survivre à son agent orange. Nul ne peut encore le dire. 

Depuis l'annonce des premiers résultats dans les premiers états, Donald Trump a foncé droit dans le mur social, affirmant qu'il avait gagné, annonçant qu'il allait contester, accusant Biden d'avoir triché. Trump a fait ce qu'il sait faire le mieux : mentir, travestir, hystériser, polariser, choquer.

Et les réseaux sociaux, de Facebook à Twitter, les mêmes qui hier encore hésitaient sur la conduite à tenir face à la certification de la parole politique, ont depuis cette nuit américaine fact-checké c'est à dire à la fois contextualisé et donc contesté presque chacune de ses fausses affirmations. Les règles d'hier volent aujourd'hui en éclats

Un festival de fact-checking. L'homme le plus puissant et le plus fact-checké de la planète. 

Sur Twitter. 

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EmAMDyvWoAEoqWsEt sur Facebook également.

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[Mise à jour du 5 Novembre matin] La remarque d'Hubert Guillaud en commentaire souligne la différence de modération et de "contextualisation" entre les deux plateformes. Et il a d'autant plus raison que cela renvoie aussi à la philosophie propre à chacune. Là où Twitter renvoie systématiquement vers la page de ses CGU qui concerne la question spécifique de "l'intégrité civique (et électorale)", donc vers une simple page "réglementaire", Facebook de son côté renvoie vers son "centre d'information électoral" ("Voting Information Center"), sans lien donc avec ses CGU mais avec le plus petit dénominateur commun des résultats électoraux connus à date. D'un côté donc (Twitter), le fact-checking renvoie à une modération que l'on peut dire principalement "réglementaire" sans appel "aux faits", alors que de l'autre, Facebook, c'est exactement l'inverse : on privilégie la mise en avant des résultats électoraux attestés sans associer cette contextualisation à des CGU que l'on souhaite garder … souples. En d'autres termes, Twitter écrit assez clairement que Donald Trump ment ou trompe, alors que Facebook préfère ne pas le mentionner explicitement.  [Mise à jour]

[Mise à jour du 5 Novembre mais juste un peu plus tard] Il faut aussi noter qu'à distance de Facebook et Twitter, beaucoup des enjeux d'information / désinformation se jouent aussi sur Youtube (propriété de Google). Et que de ce côté là, le choix est fait et assumé de laisser circuler les vidéos annonçant une victoire de Trump, mais simplement en les démonétisant (= en leur refusant d'être le support de pages de publicité). Là encore cela renvoie à ce que j'explique souvent sur le fait que l'essentiel du problème – et de la solution – vient non pas des contenus eux-mêmes mais du fait que l'ensemble des espaces discursifs et expressifs ne sont, dans ces plateformes, qu'autant de prétextes à la publicitarisation. Et de ce côté là pour les plateformes, quelles qu'elles soient … tout va bien, tout va même très très bien. [Mise à jour]

Sur les réseaux sociaux, cette nuit (sociale) américaine fut celle d'un avènement : celui d'un "Imp(r)eachment", une procédure en "empêchement" numérique, un empêchement de "prêcher" une parole qui ne peut être la bonne, un empêchement aussi d'atteindre (reach) des audiences en désinformation.

Alors certes, même fact-checkés, les Tweets et les posts de Trump restent éminemment viraux, le fact-checking contribue d'ailleurs en partie à renforcer la polarisation qu'ils véhiculent selon la difficulté bien connue consistant à mécaniquement renforcer le complotisme lorsque l'on déploie les outils permettant de lutter contre lui ou dès lors qu'on le nomme comme tel. 

Mais ce soir j'ai envie de retenir ce grain de sable, cette tentative d'impReachment, la logique qui veut que si toutes les opinions peuvent s'exprimer sur les médias sociaux et dans les plateformes éditoriales qui font bien plus que simplement les "héberger" et qui les rendent essentiellement performatives, j'ai envie de retenir que l'éminence des discours politiques, indépendamment même de celles et ceux qui les tiennent, ne peut-être totalement exemptée des mécanismes de certification collectifs permettant de désigner un mensonge pour ce qu'il est dès lors que l'on peut le documenter comme tel.

J'ai envie de retenir qu'il doit donc être possible, comme le réclamait Mark Zuckerberg, de refuser de s'ériger "en arbitres de la vérité" sans pour autant renoncer à sa responsabilité qui est d'être, pour les paroles originellement publiques et politiques, des garants de la véracité des faits. Non de leur vérité, mais de leur véracité, c'est à dire que leur acceptabilité sociale construite et documentée. Que la parole politique n'est pas à l'abri du seul fait du statut social de son énonciateur, qu'elle ne doit pas l'être. Qu'il ne suffit pas, comme l'expliquait encore Mark Zuckerberg, d'être un homme ou une femme politique pour sortir du champ de la certification et du fact-checking. Que ce devrait même être l'inverse si l'on prétendait à des formes de logiques énonciatives cohérentes. Qu'accepter le mensonge en politique est une chose, mais que refuser de le documenter comme tel à chaque fois que l'on est en situation de le faire est tout à fait autre chose. 

Toute énonciation politique en temps de campagne ne mobilise la dimension du prêche ("reach") que pour mieux s'attacher des audiences de "fidèles" et pour mieux les atteindre ("reach"). Dans la nuit sociale américaine, il y eut cet empêchement, l'empêchement du prêche, "l'impeachment du reach", parce qu'en limitant l'audience, on limite aussi l'atteinte. Parce qu'en intervenant à la racine de l'énonciation on s'évite de laisser croître des forêts de désinformation. Et que si ce n'est encore ni suffisant ni entièrement satisfaisant, ce n'est déjà pas rien. 

Et j'ai aussi envie … envie de retenir que par-delà la nuit sociale américaine, des règles simples, des processus transparents de modération (ce qui ne veut pas dire nécessairement consensuels), et surtout l'absence d'un modèle économique fondé sur la publicité et la publicitarisation de l'ensemble des énoncés, permettent non seulement de lutter contre la désinformation mais de produire des communs informationnels. Que nous en avons chaque jour la preuve. Et que cette preuve s'appelle Wikipédia. 

Nuit_americaine(Jean-Pierre Léaud et François Truffaut dans La nuit américaine)

5 commentaires pour “Imp(r)eachment. La nuit (sociale) américaine.

  1. Reste que le “moment” de l’élection tient certainement d’un moment d’exception dans l’établissement d’une vérité/véracité. La vérification et la contextualisation sont simples, clairement bornées à des résultats chiffrés, des autorités, des règles et des comptages claires, des modalités de contestations bornées. C’est loin d’être souvent le cas. Oui, ce n’est pas rien comme tu le dis, mais la plupart du temps, la vérité et la véracité ne sont pas toujours si simples à établir et à documenter.
    Autre remarque qui me frappe : en comparant les 2 images, on voit clairement que la contextualisation de FB est bien meilleure que l’alerte de Twitter !

  2. Oui le moment de l’élection tout autant que la personnalité de Trump rendent en effet ce moment très particulier. Reste en effet que les plateformes ont bougé et que le fait de pouvoir le documenter est déjà une bonne nouvelle pour de futurs combats visant à expliciter leurs responsabilités éditoriales. Et sur les 2 images tu as aussi raison, d’ailleurs ça m’inspire une mise à jour que j’effectue illico dans l’article 🙂

  3. Hé bien, pfuuu..!
    Dire qu’il faut pour ça que le pigeon le + puissant du monde monte sur l’échiquier politique US en (re)construction en piaillant très fort pour qu’ils sortent enfin un genre de baillon (en mordant ainsi/aussi un peu la main qui les a nourri..?).
    Par contre, je ne comprends pas bien le besoin d’instantanéité informationnel de Wikipedia. Je croyais que par delà la parole/poussière sociale des réseaux qui ne retombe jamais, les écrits restaient & que c’était cela qui était encyclopédiquement parlant important.

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