Stand Back and Stand By

"Restez derrière et tenez-vous prêts". Voilà ce que Trump a donc déclaré hier soir dans le débat surréaliste de la présidentielle américaine à l'adresse du groupe suprémaciste et néo-fasciste des "Proud Boys", répondant à la question du journaliste qui lui demandait s'il condamnait le suprémacisme de ces milices. Lesquelles milices ont immédiatement fait de ce "Stand Back ans Stand By" leur logo et nouveau slogan, décliné à l'envie sur T-shirts, Mugs et autres objets promotionnels qu'Amazon vient d'interdire à la vente, considérant qu'ils enfreignaient les règles en vigueur sur la plateforme en étant associé au logo des Proud Boys. 

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"Restez derrière et tenez-vous prêts". Les Proud Boys ont officiellement été bannis de Facebook et d'Instagram depuis plus de 2 ans. Mais ce qui m'a frappé dans le discours de Trump et dans l'écho qu'il continue de susciter, c'est que sa formule est probablement la manière la plus précise et adéquate pour décrire la teneur des interactions qui animent la plupart des groupes revendiqués comme insurrectionnels au sein de Facebook. 

"Restez derrière et tenez-vous prêts". La formule décrit surtout l'horizon d'attente des interactions sociales structurantes dans toutes les mouvances extrémistes sur les plateformes numériques. Rester derrière et se tenir prêt. C'est leur credo et leur confiteor. Aux fachos d'abord. Et à d'autres. Mais c'est également ce "climax", ce point d'équilibre en tension qui est aussi un point de bascule, vers lequel tendent les architectures techniques toxiques et les spéculations sur la langue qui alimentent tous les discours de haine

Quelles qu'aient pu être les timides déclarations du lendemain visant à faire semblant de ne pas avoir dit ce que l'on avait pourtant hurlé, en termes de parole politique, son "restez derrière et tenez-vous prêts" demeure la plus performative des incitations à la haine. Et elle n'a pas été prononcée par hasard. 

Faillance et saillance.

La lutte ou la stratégie d'influence, celle qui vise à étouffer ou à attiser les discours haineux d'un camp identifié comme moteur dans la capacité d'action autant que de prescription et de suspicion, cette lutte se joue sur le front de la faillance et de la saillance.

La "faillance" ou, pour reprendre les termes d''Yves Citton, "le principe de faillance", c'est ce à quoi nous ne pouvons pas faire attention et qui doit donc nous être rappelé, montré, suggéré par diverses médiations socio-techniques (les notifications par exemple). Et la saillance c'est en quelque sorte la "dé — faillance" de la faillance. Ce à quoi nous sommes "obligés", "contraints", de prêter et de porter attention. Soit parce que tous les médias (sociaux ou non) s'en font l'écho, soit parce qu'il s'agit d'une urgence et d'une contrainte évidente à nos cadres subjectifs d'expérience. La saillance c'est la mesure dans laquelle quelque chose "retient l'attention par rapport aux autres choses présentes dans son environnement, y compris des choses similaires" (Wikipédia).

Saillance et faillance donc. Quand Facebook supprime les comptes de la milice des Proud Boys et quand Trump les appelle publiquement à "se tenir prêts", l'effet de saillance dans la plateforme sociale est immédiat et les contenus pro "Proud Boys" se réactivent, s'intensifient et retrouvent une dynamique qui se poursuivra sous les radars et dans l'imperscrutable Dark Social (essentiellement les messageries Facebook Messenger, Whatsapp et Instagram). Car, paradoxe que j'ai – avec d'autres – déjà longuement documenté sur la lutte contre les discours de haine, les comptes ou pages (expressivité) et les réseaux affiliés (discursivité) sont deux choses différentes. Là encore pour le résumer très sommairement, fermer le compte d'un mouvement raciste n'empêche pas la circulation de contenus racistes se réclamant de ce mouvement (ou s'y opposant mais contribuant pourtant à le documenter en diffusant des contenus s'y apparentant pour mieux les dénoncer). 

"Stand back". Restez derrière. Faillance. Ce à quoi nous ne pouvons pas faire attention.

"Stand by". Tenez-vous prêts. Saillance. Ce à quoi nous ne pouvons pas ne pas faire attention. 

Ces deux phénomènes et leurs affleurements particuliers dans ces surfaces-interfaces que sont "les réseaux sociaux" sont absolument essentiels pour comprendre la nature des dynamiques spécifiques de circulation des discours dans ces espaces. Mais elles annoncent aussi l'immensité du chaos qui pourrait advenir avec les prochaines élections américaines mais aussi bien au-delà d'elles seules.

"Restez derrière et tenez-vous prêts". A l'exact opposé du discours et de la volonté affichée de Zuckerberg de faire de son réseau un outil politique de contact direct entre le peuple et ses représentants, une "infrastructure sociale" au service d'une émancipation et d'une volonté de transparence, celui-ci confirme que la nature même de son architecture technique produit des formes de toxicité démocratiques qui pourraient devenir irréversibles. Il suffirait pour cela qu'elles deviennent les alliées objectives et dociles de politiques autoritaires prêts à faire du "Stand Back and Stand By" une doctrine de commandement autant qu'une stratégie de gouvernement. Nous y sommes

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Cela tombe bien car le dernier chapitre de mon dernier [petit et pas cher] livre, Le monde selon Zuckerberg : portraits et préjudices, traite précisément de ces enjeux et de ces questions. De manière un peu abrupte, il se conclut sur le fait que nous pourrions (très) prochainement faire face à "un Hiroshima démocratique. A une bombe à fragmentation d'opinion." Et qu'il y a vraiment urgence à le comprendre et à la mesurer. Et là encore, nous y sommes.

Je me permets donc de vous en recommander la lecture et l'achat 😉

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