Le prix d’un pneu et d’un enfant mort. Et les managers à la rue.

Se taire. Voilà ce qu'il faudrait être capable de faire. En l'espace de quelques jours, trois faits. Qui disent la brutalité sans fin d'un monde. Laissant espérer qu'il s'agisse d'une brutalité de fin du monde. Car de ce monde là, vraiment, il ne reste plus rien à sauver. 

Le prix d'un pneu.

D'abord il y a eu ça. "Fermeture de l'usine Michelin de La Roche-sur-Yon : les salariés licenciés devront rembourser les pneus achetés à bas prix." Le groupe Michelin c'est près de 800 millions d'euros de bénéfices. Il vient de fermer une usine à La Roche-sur-Yon. Laissant des centaines de personnes sur le carreau.

Devant le tollé médiatique, le groupe Michelin renoncera finalement à récupérer cet argent. Mais le mal était fait. Quand tu es au sol et que celui qui t'y a projeté te piétine et la gueule et la dignité, même quand le pression de sa botte se relâche, la trace ne s'efface vraiment jamais. 

Le coût de la mort d'un enfant.

Ensuite il y a eu l'histoire du refus de la république en marche sur ta gueule de pauvre de voter l'augmentation de 5 à 12 jours du congé en cas de décès d'un enfant. Un refus "pour ne pas encore ajouter des charges aux entreprises". Mais comme ce sont de grands humanistes ils ont proposé que les autres salariés aient la possibilité d'offrir leurs propres RTT au collègue dont l'enfant vient de mourir.

Le don de RTT entre pauvres dont les enfants meurent. Nouvel idéal social de la start-up nation.

Dans un monde fou comme le notre c'est carrément le patron du Medef qui a demandé un nouveau vote en rappelant que ce "surcoût" n'allait pas mettre l'économie de la 6ème puissance mondiale à la rue, suite à quoi c'est le président de la république lui-même qui a rappelé sa majorité à un "devoir d'humanité", deux jours après avoir posé souriant devant un t-shirt "LBD 2020" au salon de la BD d'Angoulême pour prouver que l'on était bien en démocratie et que le sarcasme et la liberté d'expression ne risquaient rien. Ou un truc dans le genre. 

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Les managers de rue.

Je me souviens, je me souviens très bien la première fois où j'ai compris, mesuré, saisi à quel point la langue était un enjeu avant tout politique, et que la manière de nommer les choses était une manière d'éduquer ou d'abrutir les gens. J'étais en seconde. J'avais 15 ans. Les "techniciens de surface" remplaçaient les femmes de ménage dans mon lycée. Et Serge, le concierge du lycée, skieur et surfeur empli de coolitude que nous étions nombreux à envier et à admirer, devenait subitement "agent d'accueil". Et puis il y a eu ça

"Benjamin Griveaux veut créer un nouveau métier à Paris : manager de rue. "Chacun aura en charge un pâté de maison de cinq ou six rues et aidera à régler les problèmes de l'espace public".

Des "managers de rue". Des putains de managers de rue. 

Le pneu, l'enfant mort et la rue.

On pourrait en rire. On pourrait considérer qu'il ne s'agit que de bêtises. Qu'il s'agit de mauvaises histoires, racontées par de parfaits idiots, pleines d'injonctions à se taire et à se soumettre, ne signifiant rien. 

Mais il ne s'agit pas que de bêtises. Mais il ne s'agit pas que d'histoires. Dites trop vite. Articulées avec la volubilité de l'anus d'un cachalot mort. Il s'agit d'un projet de société. D'un vrai. De leur projet de société. Ce projet est simple.

Matériellement il faut rappeler à chacun se tuant à la tâche que tout cadeau qui lui est fait lui sera repris dès qu'on aura fini de le briser. De le mettre à la rue.

Humainement il faut rappeler à chacun affrontant la mort d'un proche qu'il ne pourra compter sur rien d'autre que la solidarité de ses collègues qui sont ou bien aussi pauvres que lui, ou bien aussi ses managers ; alors que lui, est à la rue pleurant son enfant mort. 

Politiquement il faut rappeler que chaque parcelle d'espace public sera à son tour gangrénée par le "new public management". Des managers de rue. 

L'enfer, ce sont les procédures des autres.

Pour le groupe Michelin et ses 800 millions de bénéfices, réclamer à des salariés virés et brisés de rembourser les pneus achetés à bas prix, relève d'une procédure "normale" : "la communication de Michelin indique qu'il s'agit d'une procédure "normale" liée aux avantages en nature, et que cela concerne tous les salariés qui quittent l'entreprise, quelle qu'en soit la raison."

Une procédure "normale". Il n'est d'ailleurs pas de procédure "anormale", et c'est cela qui fait tout le sel et tout l'intérêt argumentatif d'une "procédure" ; c'est cela qui fait aussi de chacune de ces "procédures" de redoutables instruments de soumission. Demander à des gens qui travaillent là depuis plus de 30 ans et qui voient leur vie s'effondrer de rembourser des pneus, c'est une "procédure normale". Il n'y à la aucun cynisme, aucune inhumanité, puisqu'il ne s'agit que d'une "procédure". 

C'est d'ailleurs tout aussi normal de ne pas aller faire supporter à l'entreprise le coût de l'extension du congé accordé au décès d'un enfant. C'est normal puisqu'il existe des "procédures" de don de RTT.

Que l'on soit ministre, député, DRH ou communiquant chez Michelin, on peut donc présenter sereinement ce genre d'argument sans avoir instantanément l'impression d'être le dernier des salauds. 

Dans un dossier qui m'occupe et me préoccupe pas mal ces derniers temps et qui concerne l'affaire des vacataires de l'université de Nantes, vacataires à qui des courriers toujours aussi ahurissants et déshumanisés continuent d'être envoyés au mépris de toute empathie, et omettant de prendre en compte une quelconque forme de reconnaissance pour ce que l'université doit à ces précaires, je discutais la semaine dernière avec un de mes interlocuteurs haut-placé dans l'université, quand celui-ci eut cette formule ahurissante après que j'ai une nouvelle fois tenté de lui faire mesurer l'ampleur du mépris dont l'université continuait de faire preuve : "mais Olivier", me dit-il, "il n'y a dans ces courriers aucune intentionnalité". 

"Il n'y a dans ces courriers aucune intentionnalité". Et ce disant, il semblait parfaitement sincère. En tout cas face à lui-même. L'intentionnalité, pourtant, continuait de me crever les yeux. Comme l'intentionnalité de la demande de remboursement des pneus devait crever les yeux des ex salariés de Michelin mais pas ceux des communiquants ou des DRH. Comme l'intentionnalité du fait de demander à d'autres salariés de compenser par des dons l'incapacité de l'entreprise à prendre en charge un congé pour le deuil d'un enfant devait crever les yeux de toutes les personnes concernées mais pas ceux des ministres et députés le demandant. Car eux, ils n'y voyaient aucune intentionnalité. Juste des procédures. Des putains de procédures. Leurs putains de procédures.

Parce qu'ils étaient des managers.

Et qu'ils étaient à la rue. 

7 commentaires pour “Le prix d’un pneu et d’un enfant mort. Et les managers à la rue.

  1. Relire à ce propos Dialectique de la Raison d’Adorno et Horkheimer.
    “Les idéaux de la raison et du progrès n’ont pas laissé le mythe et la barbarie loin derrière eux, mais ont produit leur propre contraire : une éclipse, voire une autodestruction de la raison, réduite à une raison instrumentale planificatrice, qui ne s’interroge plus sur les fins qu’elle met en jeu.”

  2. À ajouter à leur lot de décisions tranquillement cyniques :
    il y a 3 jours · Des salariés non-grévistes de la SNCF ont touché une prime comprise entre 300 et 1 500 euros pour récompenser leur professionnalisme
    En cas d’action judiciaire, les avocats de la SNCF pourraient donc tenter de prouver que ces primes ne visaient pas à récompenser les non-grévistes, mais à récompenser les agents non-grévistes ayant fait face à un surcroît de travail pendant la grève.Il y a 3 jours

  3. Abonné au flux RSS depuis pas mal de temps, j’aimais bien le blog affordance, un point de vue souvent intéressant du cybermonde. Mais là ça devient trop militant. Bye et bonne route à vous.

  4. Juste, vous mélangez un peu tout, et mettez les trucs et les bidules à votre sauce pour prouver du chose. Cqfd?
    Maître de conférence…mmmm…

  5. Je vous ai découvert récemment! J’adore votre façon d’écrire et vos analyses. Dans cet article la mise en parallèle de ces trois scandales et leur fil conducteur (intentionnalité) est super bien trouvée. La photo de Macron-arrête de-sourire-j’ai-envie-de-te-péter-les-dents avec le Tee-shirt LBD est surréaliste (dans le sens choquant gerbant). Comment une telle photo n a t’elle pas fait le tour du monde???

  6. Pas d’accord avec votre conclusion où vous déniez l’absence d’intentionnalité: n’est-ce pas cette absence d’intentionnalité, et le fait qu’elle soit normalisée, justement ce qui est monstrueux ? Que des êtres humains (car oui, les managers sont nés humains) s’adressent à d’autres êtres humains sans la moindre intentionnalité et sans que cela leur pose problème de ne pas avoir d’intentionnalité ?
    Que dans le cas de Michelin par exemple, ou dans celui du congé pour décès, personne ne se soit dit qu’il y a des êtres humains derrière ces procédures, que ces procédures s’appliquent à un monde concret, et ne réalisent alors l’absurdité totale de ce qui était en branle ?

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