La légalité non souhaitable.

En quelques jours, et suite à la sortie pathétique d'un élu sombre connard à l'encontre d'une femme voilée et de son enfant, la droite et l'arrière-droite qui est aussi l'extrême, mais également tout ce que la planète compte d'individus disposant visiblement d'un doctorat en laïcité, d'une maîtrise de droit public, et d'une expérience d'élu de plus de 15 ans dans des villes avec un fort taux de population musulmane, c'est à dire tous les éditorialistes de chaînes "info" sur un spectre politique qui va du multiculturalisme d'Eric Zemmour jusqu'à la philantropie droit de l'hommiste d'Yves Thréard, tous ces gens là donc, sans oublier mon voisin, mon boulanger et mon vieil oncle raciste, tous ces gens nous donnent leur avis éclairé sur "le port du voile en démocratie". Ce faisant ils réactivent la même capacité d'analyse et de distance critique qui était déjà les leurs lorsqu'ils commentaient les annonces de la composition de l'équipe de France de Football pendant le dernier mondial.

République de comptoir, démocratie de bistrot, législation de bord de zinc. René tu nous remets la même, et celle-là elle est pour moi ! Jusque là donc, rien de nouveau. Juste du pittoresque parfois, et du navrant souvent. Et puis voilà quelques jours que cette fois des ministres, celui de l'éducation et celui de l'économie pour ne pas les nommer, sont en train d'inventer sous nos yeux l'étonnant et kamouloxien concept de la "légalité non souhaitable".

Oui.

Légalité non souhaitable.

Pour Jean-Michel Blanquer sur BFMTV comme pour Bruno Lemaire sur France Info le lendemain, il y a la loi sur le port du voile de 2004 (qui dit que le port du Hidjab est parfaitement … légal), il y a la loi sur la laïcité de 1905 qui garantit que chacun puisse exprimer des convictions religieuses tant qu'il respecte l'ordre public et n'impose rien à autrui (donc qu'il ne fait pas de prosélytisme). Mais pour Jean-Michel Blanquer et Bruno Lemaire il y a donc aussi et surtout une réalité alternative dans laquelle ces deux peintres en approximation et accessoirement ministres républicains développent l'idée d'une "légalité non souhaitable". 

La "légalité non souhaitable" c'est lorsque tu expliques que "bien sûr c'est légal" (de se promener, de faire des sorties scolaires ou de courir – non pas de courir apparemment – avec un Hidjab) mais que "bien sûr ce n'est pas souhaitable" (que des femmes courent, fassent des sorties scolaires ou se promènent dans l'espace public avec un Hidjab). 

<Rien à voir mais ça me démange> Entre ces deux-là et le troisième endimanché stratosphérique qui sur un tout autre sujet nous explique qu'il est, je cite, "nécessaire d'expérimenter la reconnaissance faciale pour que nos industriels progressent", l'impression que la réalité est soluble dans un reportage de Groland devient assez troublante et pénible sur le long terme. J'en profite quand même pour rappeler à Cédric O, nouveau lauréat du prix Nobel du raisonnement à la con, que l'expérimentation du Zyklon B a également permis à l'industrie de progresser. </Rien à voir mais ça me démangeait> 

A titre personnel, n'ayant aucune expérience d'élu dans des circonscriptions avec une forte population musulmane, ni de doctorat en laïcité, ni de maîtrise en droit public, je vais donc faire la seule chose à peu près raisonnable : vous épargner mon avis sur le voile. Mais cette courte introduction m'était nécessaire. Et voici pourquoi.

La démocratie du CGU (Capital Gouvernant des Utilisateurs)

Chaque année je m'efforce de faire passer auprès de mes étudiants, les rudiments d'une culture numérique et j'insiste entre autres sur la différence entre l'espace public et l'espace privé, entre le web public et les plateformes privées, et la manière dont, au sein des plateformes privées accessibles sur le web public différents espaces discursifs, semi-publics et semi-privés, s'entremêlent parfois pour le meilleur et souvent pour le pire. 

Plus précisément je leur explique – à mes étudiant(e)s – que les plateformes privées sont supposées respecter la loi du pays dans lequel elles ont des utilisateurs. Mais qu'elles ont aussi un règlement intérieur (les CGU) qui souvent prévaut sur la loi. Et qu'enfin c'est le code informatique (programmes et algorithmes) qui, in fine, dispose à la fois de pouvoirs de police et de justice pour faire appliquer les CGU avant les lois, et pour décider de ce qui contrevient aux CGU ou aux lois. Pouvoirs d'autant plus discrétionnaires qu'il est – le code – le plus souvent inauditable et qu'il opère (le code toujours) à la discrétion de tous et toutes, y compris parfois de ses concepteurs même, puisque de chaque nouvelle itération peuvent naître de nouvelles bifurcations imprévues (que les codeurs appellent pudiquement des bugs).

D'où la célèbre phrase (en tout cas pour mes étudiant.e.s) de Mark Zuckerberg au surlendemain des attentats contre Charlie Hebdo : 

"Nous suivons les lois de chaque pays mais nous ne laisserons jamais un pays ou un groupe de gens dicter ce que les gens peuvent partager à travers le monde."

Dans "à travers le monde" comprenez "à travers Facebook" et comprenez donc aussi que Facebook respecte les lois … mais en fait seulement si ça l'arrange.  

Quand j'explique tout cela à mes étudiant(e)s, je conclus en général sur la diapo suivante

Capture d’écran 2019-10-15 à 18.46.45

John Perry Barlow, Lawrence Lessig et Mark Zuckerberg.

Et c'est là où j'ai soudain compris pourquoi le concept de "légalité non souhaitable" de Blanquer me titillait étrangement et bien au-delà de la capacité habituelle du susdit à me procurer l'envie de lui offrir un nettoyage auditif à la hallebarde. 

La réalité de ces plateformes privées (Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat, etc.) et de leurs CGU (Conditions Générales d'Utilisation) correspond tout à fait à cette forme de "légalité non souhaitable" évoquée par nos approximatifs ministres. En creux, la "légalité non souhaitable" permet de désigner adroitement toutes les errances, toutes les incuries, toutes les négligences mais aussi toutes les ruses dont font preuve les plateformes pour que la réalité s'accommode parfaitement de leur modèle économique et de leurs architectures techniques toxiques.

Les CGU ce sont les formes de légalité non souhaitables dans les plateformes. Fermez le ban.

Prenons quelques exemples.

La photo d'un téton féminin sur Facebook ou Instagram ? Légalité non souhaitable

Photo prix Pulitzer d'une enfant fuyant les bombardements au Napalm (lesquels ont quand même permis à des industriels de progresser dans l'ignominie) ? Légalité non souhaitable.

Tableau de Donal Trump peint en majesté et en micro-pénis ? Légalité non souhaitable.

Et tout à côté de cette légalité non souhaitable, dans son revers, une illégalité tolérée et finalement souhaitée. Celle de ces vidéos live de tuerie de masse. Celle de ces discours de groupuscules nazis, antisémites. Celle de la totalité disparate de ces appels à la haine de l'autre, sur un réseau, ou sur un autre. Illégalité tolérée.

Et illégalité souhaitée. Oui, souhaitée. Et soigneusement entretenue. Car comme je l'ai déjà montré, la dimension spéculative des discours de haine est une mine d'or attentionnelle dont aucune grande plateforme n'est prête à se priver en totalité. C'est certes difficile à croire mais finalement pas davantage que d'imaginer qu'un xénophobe notoire déjà condamné deux fois en justice pour des propos relevant de l'incitation à la haine, se voit offrir une heure d'émission quotidienne sur une chaîne dont le patron, Serge Nedjar, est à la déontologie ce que la pizza à l'ananas est à l'art culinaire : une inutile verrue. 

Alors plutôt que de prétendre combattre ces formes de "légalité non souhaitable" qui ne sont que le paravent opportun d'une pensée torve, il nous faut nous attaquer à toutes les formes d'illégalité tolérées et souhaitées par des environnements médiatiques qui ont fait de la haine de l'autre leur seul modèle d'affaire et de la dimension spéculative des discours d'invective leur unique ligne éditoriale. 

<Mise à jour du lendemain> Face aux sombres connards, élus ou non, il nous faudra sans relâche opposer l'intelligence et la dignité des femmes et des mères. Et soutenir les petits garçons que ces mêmes immondes connards accessoirement élus parviennent à faire pleurer. </Mise à jour>

2 commentaires pour “La légalité non souhaitable.

  1. Bonjour,
    Juste comme ça, l’OJIM c’est quand même un gros ramassis de fachos là dedans… Il n’y a qu’à aller voir d’autres articles sur le site pour s’en convaincre (je ne connaissais pas avant d’aller consulter le lien sur le portrait de Serge Nedjar).
    Du coup je pense qu’il serait à propos d’utiliser l’URL du portrait de Street Press (qu’ils ont clairement juste pillé pour attirer du trafic): https://www.streetpress.com/sujet/1464349999-pratiques-serge-nedjar-itele
    Juste histoire d’éviter de faire trop de publicité à ces gens forts peu recommandables.
    Cordialement.

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