Que valent 6 secondes ?

Six secondes c'est approximativement, du moins je crois, le temps qu'il vous faudra pour lire cette phrase à voix haute et avec un débit de parole standard.

Six secondes c'est aussi une méthode utilisée en médecine pour réaliser et estimer des tracés d'électro-cardiogrammes

Six secondes c'est aussi le temps dont dispose le gardien d'une équipe de football pour dégager le ballon.

Six secondes c'est paraît-il le temps qu'il faut pour reconnaître un sentiment de compassion, en tout cas d'après la boîte qui a déposé la marque "6 secondes" pour vendre des solutions et des méthodes d'intelligence émotionnelle. Parce que comme disait Léo, "pour que le désespoir même se vende il ne reste qu'à en trouver la formule. Tout est prêt : les capitaux, la publicité, la clientèle."

Six secondes ?

Six secondes c'est enfin l'objet de l'article que vous êtes en train de lire parce que 6 secondes c'est le "nouveau" format publicitaire annoncé début Septembre par Twitter, le "6 seconds video bidding" disponible pour les vidéos … de 15 secondes ou moins :

"La nouvelle fonctionnalité permet à l’annonceur de n’être facturé "que lorsque sa vidéo est vue pendant au minimum 6 secondes", selon le site de micro-blogging. Si l’utilisateur ne reste que 5 secondes sur cette vidéo, Twitter considérera que celui-ci n’est pas intéressé et l’annonceur ne sera pas facturé."

Ce format court se situe dans l'héritage des Bumper Ads, les publicités courtes proposées en Avril 2016 par YouTube, pour rendre obligatoire le visionnage intégral de ces publicités courtes sur mobile alors que les publicités standard peuvent être "zappées" au-delà du décompte de 5 secondes. 

Si la fourberie des publicistes dans le design attentionnel m'est toujours apparue sans limite, je confesse une fascination coupable pour l'inventivité dont ils sont capables pour nous contraindre à regarder des publicités. Après en avoir inséré – des publicités – à peu près partout où il était possible d'en mettre, ils ont rivalisé de perfidie pour nous imposer des routines de visionnage qui confinent à l'abrutissement. Ainsi les publicités se gèlent, s'arrêtent, si nous avons l'idée de changer d'onglet ou de fenêtre le temps d'icelles, nous obligeant à voir et à entendre comme autant d'Alex DeLarge en plein traitement Ludovico.

Delarge

"Allez, juste 6 secondes."

Désormais le visionnage du publicités s'est couramment imposé au beau milieu de vidéos, reprenant certes le principe des premières publicités télévisées mais nous déniant le droit de profiter de la coupure pour vaquer à d'autres occupations, à d'autres attentions concurrentes.

Il se trouve que j'ai un âge qui fait que je me souviens de ces premières "coupures pub" pendant les films, coupures qui laissaient le cercle familial de visionnage tantôt pour le moins circonspect, tantôt simplement conspuant le cerveau malade d'où avait pu naître l'idée de coller de la publicité pour des couches culottes au milieu de Quai des brumes ou de l'Arme Fatale.

Et savez-vous à l'époque quelle était la durée maximale autorisée desdites coupures pub ? Oui.

Six.

Minutes. 

"Les chaînes privées gratuites pouvaient diffuser une coupure publicitaire de 6 minutes maximum dans les fictions (films, téléfilms, séries) et reportages. Une deuxième coupure était possible si le film dépassait 2 heures 30." (Wikipédia)

Six minutes à l'époque c'était long comme l'éternité surtout vers la fin. Comme semblent aujourd'hui une éternité ces 6 secondes sur des contenus qui peinent souvent à retenir notre attention plus de quelques minutes.

6 minutes d'hier pour 6 secondes d'aujourd'hui ?

S'il est une mythologie du nombre sur le web, le chiffre 6 y occupe une belle place. Souvenez-vous de Vine, cette application dont les vidéos de 6 secondes se limitaient précisément à ce temps là pour ne pas risquer d'infraction au copyright. Les créateurs de l'application avaient en effet choisi cette durée parce qu'en-deçà de ces 6 secondes la justice (américaine) applique la théorie de l'usage "de minimis" qui – pour faire simple – considère qu'en deçà de ce temps là, l'usage reste suffisamment anecdotique pour qu'il ne puisse pas être caractérisé comme une contrefaçon ou une infraction aux droits d'auteur.

Du point de vue du droit six secondes sont donc insuffisantes pour caractériser une infraction. Du point de vue de la publicité, ces 6 secondes sont tout au contraire un seuil d'efficience qui marque une dépendance et permet en tout cas la délivrance d'un message construit pour influencer. Deux mondes, deux faces d'une même médaille. Mais pour l'internaute un incessible temps d'attention qui nous rappelle l'urgence d'un temps long, non pas pour le seul plaisir de l'allongement mais parce qu'il est un temps aussi nécessaire à une brièveté réfléchie et féconde. Comme le disait le proto YouTubeur Blaise Pascal dans Les Provinciales (à propos d'un proto tweet – une lettre – envoyée) :

"Je n'ai fait celle-ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte."  

A cette condition et à cette condition là seulement, "Less is More". 

6 -> 9

Six secondes donc. Qui sont une éternité à l'échelle d'une minute numérique. A l'échelle de ces 10 fois 6 secondes, de cette Babel statistique qui nourrit l'imaginaire numéraire du numérique. Parce que voilà ce qu'il se passe, en 10 fois 6 secondes : 

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"Chaque instant te dévore un morceau du délice / A chaque homme accordé pour toute sa saison." Charles Baudelaire. Vous reprendrez bien un morceau du gâteau attentionnel ? Ne vous privez pas. De toute façon c'est financé par la publicité. 

Six secondes comme l'un des marqueurs forts du temps de cette société de l'angoisse attentionnelle ; une société dont on nous dit que le temps d'attention se réduit à proportion de ce que notre temps de cerveau publicitairement disponible augmente. C'est à dire non pas six mais pour certains, neuf. Neuf secondes pour la civilisation du poisson rouge.

Dans un avenir proche, l'angoisse attentionnelle pourrait être une jumelle de ce nouveau trouble que l'on appelle l'éco-anxiété.

Car si nous perdons nos capacités attentionnelles sur le temps long (ou plus exactement si nous oublions de les exercer), si nous élisons des fous furieux à la tête de puissances économiques militaires et politiques censément démocratiques, si nous nous soucions de la planète comme d'une guigne, alors l'avenir est en effet le scénario d'Idiocracy, qui n'était pas supposé devenir un documentaire. 

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PPOTUS (Premonitory President Of The United States) – Celui à gauche.

Ne reste our l'instant que des questions. Ici on se demande : "comment convaincre en 6 secondes ?" Hé oui. Comment ?? Même les thèses. Trois ans de boulot (minimum) mais va pitcher ta thèse en 180 secondes. Une thèse vaut le temps de trente publicités. On est large. Idiocracy.

Il n'a de toute façon fallu à Google que 0,29 secondes pour trouver près de 80 millions de pages web dont les 3 premières vantent les mérites de son propre format publicitaire de 6 secondes. La nature algorithmique est bien faite. Et elle a horreur du vide laudatif.   

6sec

 

Hier 6 minutes de publicité dans les films "à la télévision". Aujourd'hui 6 secondes de coupure pub avec contrainte de visionnage actif pour des contenus ne dépassant parfois pas les quinze secondes. Et demain ? De simples impulsions ? Ou d'autres ondes cérébrales plus ou moins sensuelles ?  

La question n'est pas tant celle du temps, si long ou si court fut-il, ni celle de savoir si cette "civilisation" (comprendre souvent "jeunesse" dans la bouche des mâles blancs de plus de 50 ans employant ce terme), si cette civilisation donc, sera celle du poisson rouge, des khmers verts ou des schtroumpfs bleus.

La question est plutôt celle de l'injonction, qui pointe toujours nécessairement derrière l'impulsion. Ce n'est pas contre les formes brèves qu'il nous faut lutter tant il en est de précieuses, d'utiles, de nécessaires, de simplement belles, d'inévitablement fécondes. Non, ce n'est pas contre les formes brèves qu'il nous faut lutter. C'est contre l'injonction à les voir qui nous est faite. Contre cette économie de l'injonction plus que de l'attention. C'est contre la contrainte scopique consentie. Et contre l'idée qu'une obligation de voir, qu'une contrainte de visionnage, fut-elle consentie dans les conditions d'une dépendance orchestrée, que cette contrainte pourrait être de quelque manière que ce soit, légitime.  

3 commentaires pour “Que valent 6 secondes ?

  1. 6 secondes, n’est-ce pas un peu trop ? Le “3 secondes” n’est-il pas une bien meilleure métrique que le 6 seconde ? 😉
    Comme tu le sais mieux que nous, FB notamment totalise le nombre de vues des vidéos, en distinguant les vues à 3 secondes, les vues à 10 secondes, et les vues au-delà !… Et pourquoi ces distinctions ? Les vues à 3 secondes, c’est le temps de l’autoplay ! Les vues à 3 secondes, totalisent donc tout ceux qui ont vus les 3 premières secondes d’une vidéo, sans la déclencher ! C’est ainsi qu’un Brut par exemple arrive à faire des milliards de vues en vidéo par mois, en tenant compte de tout ceux qui n’ont vus que des 3 premières secondes de ses vidéos, du fait de l’autoplay ! Convaincre, donc, cela dure bien moins que 6 secondes… Et à en croire les chutes du nombre de vues après 3s, ces 3 petites secondes ne convainquent pas grand monde !

  2. à lire : “planète à gogos” de Frederik Pohl et Cyril M. Kornbluth.
    Comme les scénaristes d’Idiocracy, de grands visionnaires !

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