De l’ENA à l’ISF. Ou la fabrique de l’innommable. (bon en fait c’était une Fake News)

<Edit du Lundi 22 Avril à 23h11> Alors accrochez-vous mais j'apprends ce soir que l'info … est en fait une blague. Blague de Denis Ferrand (économiste président d'un cercle d'économistes d'après sa bio Twitter) qui a bien fait marrer Dominique Seux (chroniqueur économie sur France Inter). Moi vous imaginez que je rigole un peu moins. D'autant que ce billet de blog a déjà pas mal circulé (j'ai donc à mon tour créé une nouvelle bifurcation dans la matrice …) et que je me suis bien fait prendre les deux mains dans le pot de confiture. En fait mon corps entier dans le pot de confiture. C'est la deuxième fois (je vous laisse vous débrouiller pour retrouver la 1ère) que je me fais prendre en flagrant délit de propagation de Fake News. Et pour un type qui se targue d'avoir un peu fait des Fake News l'un de ses sujets de recherche, je vais donc gagner en glucose (rapport à la confiture) ce que je vais perdre en crédibilité. 

Sauf que figurez-vous que j'ai un autre problème. La "blague" de Denis Ferrand était identifiable à ce que son Tweet initial mentionnait une parution au Journal Officiel daté du Lundi … 1er Avril. Or : 

  • il paraît (je n'ai pas vérifié) qu'il n'y a pas de parution du journal officiel le lundi
  • la date du 1er Avril, pour le coup, achevait de signer et d'identifier clairement la blague
  • et ceux qui doutaient n'avaient qu'à aller vérifier dans ledit Journal Officiel dudit 1er Avril que ce projet de remplacer l'ENA par l'ISF n'avait jamais existé. Tout comme ledit journal officiel du 1er Avril.

Bref c'était drôle, en tout cas sarcastique, et tous les codes permettant de repérer que c'était juste drôle étaient bien là. Et moi j'ai commis une erreur. Une seule. M'informer dans certains médias plutôt que sur Twitter. Car bien sûr, à date de publication de mon article initial, c'est Le Parisien dans cet article de Gaëtane Morin qui balançait le scoop. Si l'article avait mentionné le tweet de Denis Ferrand ou même simplement le Journal Officiel du 1er Avril, j'aurais bien sûr été vérifier (le Tweet ou le JO). Mais l'article se contentait d'écrire ceci : 

"Tel pourrait être, selon nos informations, le nouveau nom donné à l'ENA.

Et Basta. Alors bien sûr et comme l'info me paraissait tout à fait énorme (mais donc également vraisemblable d'où mon article), je suis allé vérifier dans d'autres médias. Sud-Ouest, Europe 1, Le Point, 20 minutes, BFMTV … : tous se contentaient de reprendre le "scoop" du Parisien, sans jamais ne mentionner ni le compte Twitter de Denis Ferrand comme source ni une quelconque parution dans un quelconque Journal Officiel. 

Alors comme nous étions Dimanche, comme j'avais une heure devant moi et comme tout ça m'énervait prodigieusement et que tout était cohérent au regard des autres "réalités alternatives" vantées par le gouvernement, j'ai donc écrit cet article. Et contribué à propager une Fake News. 

Pas le genre de la maison de se défausser d'une mauvaise pioche. Mais dans le cas du tweet public de Denis Ferrand, à part l'idée de faire du clic, qu'est-ce qui empêchait Le Parisien de mentionner la source de son info ? Et je ne parle même pas de l'idée saugrenue d'aller, en effet, chercher ce foutu Journal Officiel du 1er Avril histoire de protéger le secret des sources hein …  Et qu'est-ce qui empêchait les autres rédactions des autres journaux et sites médias l'ayant reprise de mentionner à leur tour le tweet initial de Denis Ferrand ? Ce n'est pas moi qui ai créé la bifurcation dans la matrice. Je n'ai fait que m'y engouffrer et en marquer davantage l'empreinte. 

Aujourd'hui j'apprenais aussi que CNews avait diffusé un reportage sur Emmanuel Macron arrivant Samedi au Touquet et prenant un bain de foule. Manque de bol, les images le montrent accompagné d'un certain Alexandre Benalla. Nouvelle bifurcation du réel ?

Maintenant je vous laisse relire mon article. Vous verrez qu'à part l'histoire de l'ISF remplaçant l'ENA, il continue de renfermer un certain nombre de vérités sur le contrôle du langage que vise ce gouvernement. 

</Edit du Lundi 22 Avril à presque minuit>

C'est une information du Parisien, datée de ce dimanche 21 Avril 2019. "L'ISF pourrait remplacer l'ENA". Vous avez bien lu.

Après la fuite (programmée ?) du discours présidentiel de clôture du grand débat et le report de son l'allocution suite à l'incendie de Notre-Dame, il s'agirait donc de remplacer l'ENA, "Ecole Nationale d'Administration", par l'ISF, "Institut Supérieur des Fonctionnaires". 

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Dans un pays normal.

Dans un pays normal, en un temps normal de démocratie normale, c'est à dire dans un pays où l'ordre des médecins ne serait pas contraint de saisir la CNIL pour un fichage illégal des manifestants dans les hôpitaux, dans un pays où Reporters Sans Frontières et le Syndicat National des Journalistes ne multiplieraient pas les communiqués pour alerter sur les violences policières et les arrestations arbitraires commises sur les journalistes, dans un pays où des éborgnements de manifestants ne seraient pas qualifiés "d'atteintes graves à la vision" par un ministre de l'intérieur, dans un pays où le président de la république n'en serait pas à souhaiter "une forme de sagesse" à une femme de 73 ans jetée à terre et gravement blessée par une charge de CRS, dans un pays où l'on ne nommerait pas "Bienvenue En France" un décret xénophobe et ségrégationniste visant à multiplier par seize les frais d'inscription à l'université pour les étudiants étrangers hors union européenne, dans ce pays là rebaptiser ENA en ISF pourrait presque passer crème. 

Mais nous vivons dans l'autre pays.

Celui où l'on demande à des médecins urgentistes et à des internes de ficher illégalement des manifestants gilets jaunes, celui où l'on arrête et où l'on cible des journalistes couvrant des manifestations, celui où l'on éborgne et où l'on mutile des manifestants, celui où on crache à la gueule d'étudiants étrangers en brandissant des pancartes "bienvenue en France". 

Et c'est dans cet autre pays que le Parisien annonce que l'Institut Supérieur des Fonctionnaires, l'ISF, pourrait remplacer l'ENA. Dans cet autre pays où la revendication d'une plus grande justice fiscale est présente depuis déjà 23 semaines, 23 "actes", et où le président "mythomaturge" (se croyant thaumaturge à force d'être mythomane) et toxique Macron a clairement laissé fuité qu'il ne rétablirait pas l'ISF

Un président mythomaturge qui a été porté et parrainé en politique par Gérard Collomb, ministre dont on oublie que c'est lui, qui a inauguré et légitimé la novlangue de la macronie dans ce qu'elle a de plus abject : souvenez-vous de Collomb parlant des migrants qui faisaient du "benchmarking" pour choisir leur destination d'exil, souvenez-vous de Gérard Collomb remplaçant les expulsions de migrants par des "éloignements"

Alors que dire ?

Que dire quand on lit que "L'ISF pourrait remplacer l'ENA". Juste ceci.

La victoire de ce gouvernement Orwellien et celle de sa gouvernance liberticide est là. Juste là. Sous nos yeux d'éborgnés en sursis. Elle est là. Dans le langage. Dans le "je ne sais plus", dans le "je suis incapable de dire".

Je ne sais plus et je suis incapable de dire si cette info est authentique ou s'il s'agit d'un fait exprès, d'un Fake Express, pour ajouter à la confusion ambiante.

Je ne sais plus et je suis incapable de dire s'il ne s'agit là que de l'éjaculation verbale précoce d'un communiquant mal embouché se trouvant à pogner du slogan dans l'urgence d'un orgasme narcissique coupable. 

Je ne sais plus et je suis incapable de dire s'il ne s'agit pas simplement de se foutre de notre gueule.

Je ne sais plus et je suis incapable de dire si c'est du pur cynisme ou du pur mépris.

J'allais écrire que j'étais sidéré mais la "sidération" est un mot qui a été vidé de son sens à force de se banaliser. Depuis un événement que j'identifie comme l'arrestation de Dominique Strauss-Kahn en 2011, en passant par l'attentat contre Charlie-Hebdo en 2015 et jusqu'au récent incendie de Notre-Dame en 2019, le mot "sidération", qui désigne quand même "l'anéantissement soudain des fonctions vitales, avec état de mort apparente, sous l'effet d'un violent choc émotionnel", est mis à tous les drames et à toutes les larmes, souvent accompagné du mot "état". Notre état de sidération. 

Alors je vais tout de même l'employer, ce mot. Cette locution. Cet état de sidération. En lisant l'article du Parisien faisant état du projet de remplacer "l'ENA" par "l'ISF", j'ai été, une fois de plus, sidéré, dans un état de sidération. Et je me suis immédiatement souvenu – parce que nous sommes la start-up nation – de ce que Bernard Stiegler racontait à propos de la "disruption", expliquant pourquoi et comment c'était avant tout une stratégie de tétanisation de l'adversaire et ce qui faisait "que vous arriviez toujours trop tard". La disruption expliquait encore Stiegler, ce sont "des stratégies pour prendre de vitesse ses compétiteurs et ses régulateurs."

Prendre de vitesse le langage. La stratégie du choc. Appliquée à la lettre. Appliquée à la langue. Car bien sûr aussi, tant que l'on parle de la langue, on laisse leur réel avancer. 

Si demain l'ENA est effectivement remplacée par l'ISF alors ils auront, une fois de plus lessivé le langage, essoré son sens. Et il ne peut pas y avoir de vivre ensemble sans vivre le sens. Et s'il n'en est rien il ne restera que le fait qu'ils aient osé. C'est même à ça qu'on les reconnaît.   

Le mal nommé et l'innommable précèdent toujours l'immonde.

"Mal nommer un objet c'est ajouter au malheur de ce monde" écrivait Albert Camus. Et "S'efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel", écrivait-il encore, est la tâche à laquelle doit s'astreindre l'homme révolté.

Je ne sais plus et je suis incapable de dire si l'ENA sera remplacée par l'ISF. Ni si cette péripétie langagière précipitera, ou non, un effondrement déjà écrit, déjà prescrit. Mais l'ambition de ce gouvernement est de fabriquer un innommable. Et sa faute politique, immense, absolument immense, est de refuser de voir que derrière cet innommable il fait le lit de la bête immonde. 

 

 

 

Post-scriptum. Samuel et Léo. 

De l'innommable, indépassable roman sur le langage, Samuel Beckett écrivait :

"Pah, ils sont tranquilles, je suis emmuré de leurs vociférations, personne ne saura jamais ce que je suis, personne ne me l’entendra dire, même si je le dis, et je ne le dirai pas, je ne pourrai pas, je n’ai que leur langage à eux, si, si, je le dirai peut être, même dans leur langage à eux, pour moi seul, pour ne pas avoir vécu en vain, et puis pour pouvoir me taire, si c’est ça qui donne le droit au silence, et rien n’est moins sûr, c’est eux qui détiennent le silence, qui décident du silence"

C'est très exactement cela qui craque depuis déjà au moins 23 semaines, 23 actes. La reconquête d'un langage, d'une langue commune, et grâce au travail de quelques valeureux qu'il faut nommer, David Dufresne en tête, le fait qu'ils ne décident plus du silence. Qu'ils ne le peuvent plus.

Et puis il y a Léo, Léo Ferré, de l'autre solitude, qui nous avertissait déjà. Je suis d'un autre pays que le votre

2 commentaires pour “De l’ENA à l’ISF. Ou la fabrique de l’innommable. (bon en fait c’était une Fake News)

  1. Dans l’EN on se souvient de la fumisterie de la disparition des IUFM au profit des ESPE. Tout changer… pour que rien ne change. D’ailleurs elles deviennent INSPE. Je vous laisse deviner le degré de changement opéré…

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