Du trop au faux. Chronique d’un premier avril 2019.

Le président de la république affirmant qu'une vielle femme de 73 ans victime de plusieurs fractures et commotions cérébrales après une charge de CRS n'a "jamais été en contact avec les forces de l'ordre" alors même que les faits sont documentés dans plusieurs vidéos et témoignages. Ce n'est pas un poisson d'avril.

Le préfet du Doubs qui indique qu'un homme frappé à la tête par un CRS s'apprêtait à relancer une grenade lacrymogène et qui devant les vidéos et témoignages accablants finit par se renier et est contraint de lancer une enquête de l'IGPN. Ce n'est pas un poisson d'avril

La secrétaire d'état à l'égalité femmes hommes qui explique que si on veut faire parler d'un sujet politique il faut mettre Cyril Hanouna dedans et qui assume en indiquant qu'elle "trolle le système". Ce n'est pas un poisson d'avril

Les conseillers du premier cercle d'Emmanuel Macron, Ismael Emelien en tête, qui font diffuser de fausses images de vidéo-surveillance dans le cadre de l'affaire Benalla. Ce n'est pas un poisson d'avril.

Un syndicat de police qui porte plainte contre un directeur d'école parce qu'il a autorisé que des enfants de CE1 chantent une chanson d'Aldebert intitulée "comment louper l'école" et dont les paroles proposent – notamment – de prendre en otage sa petite soeur et de faire pipi sur un policier. Ce n'est pas un poisson d'avril.

La vérité est ailleurs. Les blagues aussi d'ailleurs.

Nous sommes le 1er avril, le jour des 50 nuances de Fake. Et la blague la plus drôle du premier avril est une vérité : celle qui consiste à rappeler que c'est le seul jour où les gens vérifient une info avant de la partager.

Chacun en aura fait l'expérience à différents niveaux et sur différentes plateformes mais il est incontestable que ce jour de l'année plus que tout autre, nous activons une forme de "frein cognitif" (qué s'appelorio Quézac "réfléchir un peu") lorsqu'une information nous intéresse simplement ou qu'elle nous intrigue fortement, et ce avant de la partager.

Ce réflexe de réflexion est issu d'un conditionnement : nous sommes culturellement conditionnés au fait qu'il y aura nécessairement des informations fausses qui circuleront intentionnellement dans des médias usuellement "de confiance" ou dans des cercles habituellement peu réputés pour être ceux de la blague carambar. Nous nous plaçons donc en situation de vigilance car nous cherchons à identifier une fausse information s'apparentant à une "vraie". Et cela fonctionne plutôt bien. Le reste relève du jeu et de différentes stratégies de ruses (et non pas de Russes). 

Faux cacao. Faux faux faux chocolat.

J'ai déjà expliqué que le métier de Facebook était de nous amener à interagir et à passer du temps sur des informations qui ont la double caractéristique de ne pas nous concerner et/ou de ne pas nous intéresser. Si nous y passons du temps et que nous interagissons avec des informations qui ne nous concernent ou ne nous intéressent pas, c'est par souci de conformité sociale, afin de participer d'un habitus de reconnaissance qui fonctionne un marqueur à la fois narcissique (individuellement) et englobant (collectivement). Et c'est aussi car les grammaires du pulsionnel et la biochimie du plaisir immédiat (libération de dopamine notamment) sont instrumentalisées par les ingénieries de la viralité. Et le "frein" cognitif que j'évoquais plus haut cède à une forme de relâchement elle-même corrélée au coût cognitif nul des boutons de partage et de rediffusion.

Pour qui sont ces Fake News qui flottent sur nos fils d'infos ?

A force d'entendre les lamentations sur la multiplication des Fake News et les projets Orwelliens de contrôle qui prétendent les rég(u)ler, à force, surtout, d'observer la cristallisation paradoxale d'une parole politique qui dénonce d'autant plus frontalement cette dérive de bobards qu'elle est prompte à s'en faire la tête de gondole (de Trump et sa version Trash Fake à Macron en mode Soft Fake), on se dit qu'il serait utile de parvenir à garder ce climat de vigilance informationnelle les 364 autres jours de l'année, et que devant l'enchaînement d'informations improbables ou délibérément trompeuses à chaque étage de l'échiquier politique et de la parole publique il devrait être vital de garder actif en permanence ce frein cognitif comme préalable au partage et à la rediffusion. 

Mais naturellement cela est impossible. Car il est impossible de maintenir sur la durée un état de vigilance informationnelle, sauf à en faire son métier ou à s'y épuiser. 

Si l'impact réel et causal des Fake News sur des résultats électoraux est très loin d'être démontré et s'il faut davantage parler de corrélation, les fausses informations sont en revanche le cheval de Troie idéal et circonstanciel d'un renouveau du mensonge politique. Issu d'une longue tradition républicaine, le climax du mensonge politique semble atteint avec l'affaire Cahuzac où un ministre du budget en exercice s'avère être un fraudeur fiscal après avoir, "les yeux dans les yeux", nié les faits devant toutes les représentations politiques (assemblée nationale) et médiatiques (presse, journaux, etc). Après Cahuzac, après également et dans un autre genre, les mensonges "connus" des frasques sexuelles d'un DSK ou de la double vie d'un Mitterand, il faut réinventer le mensonge en politique. Car presque paradoxalement, la vérité sera toujours et chaque jour plus prompte à éclater et les marques qu'elle laissera toujours plus vivaces et à chaque instant réactivables. Alors oui, la classe politique se doit de réinventer sa stratégie du mensonge. Le storytelling ne fera illusion qu'un temps. Et ce sont bien les Fake News qui vont être l'opportunité de ce renouveau. Puisqu'il devient extrêmement complexe de dissimuler et de mentir durablement et frontalement, les Fake News vont permettre d'installer une nouvelle strate de discours où rien ne sera entièrement vrai ou faux, où tout sera essentiellement relatif. 

Quick'n Fake.

Pas un sujet (vrai ou faux) sur lequel aujourd'hui on ne puisse trouver l'expression de tout et de son exact contraire. Pas une information pour laquelle on ne puisse pas, dans l'instant qui suit sa publication, disposer d'éléments permettant de documenter sa vérité ou sa fausseté avec une presqu'égale rigueur que nos propres biais idéologiques et politiques finiront par rendre totalement crédible à nos yeux.

Dans le sillage de la prolifération des Fake News, les opérations de Fact-Checking ont également cru de manière proportionnelle et donc exponentielle. Dans le temps long, ce travail de sédimentation de la vérité s'avèrera certainement utile. Face aux contre-vérités il est important et essentiel que l'expression de vérités (scientifiques, historiques, sociétales …) puisse être autre chose que la simple victime expiatoire de stratégies attentionnelles du plus offrant. Mais dans l'instant, la multiplication proportionnelle des Fake News et de leur Fact-Checking installe un hiatus permanent du réel. Ce point de distorsion dans lequel toutes les vérités sont simultanément possibles : le président de la république indique à des journalistes que Geneviève Legay n'a pas été poussée au sol par une charge de CRS mais témoignages et vidéos dans lesquelles on voit Geneviève Legay poussée au sol suite à une charge de CRS saturent l'espace médiatique restant. La vitesse dans tout cela joue un rôle absolument déterminant. Elle est une garantie d'équilibre persistant. La vitesse est la seule inertie. Quick'n Fake. 

Si internet et le web ont inventé les lolcats, la réalité comme produit de la viralité est aujourd'hui aussi ambivalente que l'existence même du chat de Shrödinger. Un monde inverti où les médias sérieux s'étonnent de voir les plateformes mettre en avant des fausses informations qu'eux-mêmes ont intentionnellement publié pour le premier avril. Inception en mode "In-fake-tion". 

Du trop au faux.

De la surcharge à la dissonance cognitive.

Il y a de cela quelques années on s'interrogeait beaucoup sur les questions de pollution et de surcharge informationnelle. Nos amis québecquois appelaient cela "l'infobésité". Le problème de l'époque était "juste" qu'il y avait "trop" d'information.

Klik2-1024x691Paweł Kuczyński "Klik"

Cette époque pas si lointaine était celle des moteurs de recherche (Google essentiellement).  Du point de vue documentaire le souci de la "qualification" des sources revenait à comprendre comment faire en sorte (individuellement et collectivement) de choisir l'information la plus intéressante ou bien la source présentant une information de la manière la plus complète possible. Il y avait bien sûr déjà à l'époque de "fausses informations" mais la question du "faux informationnel" ne se posait pas. En tout cas pas explicitement et pas de manière "cruciale". Car la crainte était celle du trop et non celle du faux. Nous sortions, il est vrai, d'une économie des médias fondée sur la rareté, ou en tout cas d'une économie dans laquelle l'autorité morale et intellectuelle se jugeait explicitement à l'aune de la rareté des espaces d'expression autorisés pour une toute petite aristocratie de la publication.

En prenant le temps de me replonger rapidement dans mes usages (et mes cours) de cette époque là, il est très frappant de voir à quel point en quelques années, les problématiques informationnelles ont muté du sujet de la quantité (trop d'informations) à celui de la qualité (vérité – fausseté). Et la concordance avec le passage de la dominance des moteurs de recherche aux réseaux sociaux, de Google à Facebook donc, est davantage qu'une coïncidence pour ne pas être explorée en tant que causalité possible. 

L'information elle l'envisage.

L'architecture technique de Google, celle également de son algorithmie fondatrice (le PageRank), est avant tout une architecture de la popularité, une popularité elle-même fondée sur la "citabilité" (possibilité de citer en établissant un lien hypertexte), une architecture qui – d'un point de vue systémique – peut "légitimement" récompenser le volume d'information collectée et rassemblée dans la mesure où ce souci d'exhaustivité fait écho à une requête initiale. Nous "demandons" quelque chose à un moteur de recherche, nous formulons une requête, et précisément car celui-ci ne peut ni ne veut structurellement être en responsabilité de dire le vrai, il doit à la fois nous donner le maximum de contenus et fonder leur hiérarchisation organique sur les mécanismes d'autoritativité que matérialisent les hyperliens. Si aucun moteur n'est exempt de responsabilité dans une fabrique de la stéréotypie, le modèle des moteurs de recherche et les externalités documentaire dont ils se nourrissent les tient relativement éloignés des questions de Fake News. Les tenaient relativement éloignés de ces questions. Jusqu'à ce que les Fake News ne deviennent des externalités documentaires dominantes (comme lorsqu'on demande à Google si l'Holocauste a vraiment existé) et que l'information ne devienne entièrement soluble dans l'économie de marché. 

L'architecture technique de Facebook en revanche, est une architecture de la promiscuité, une architecture technique du faux, une architecture du "faire face" plutôt que du "faire lien". Dans Facebook, plutôt que de re-lier, il faut "ré-envisager". Au double sens du terme, car n'oublions pas que nous sommes dans "le livre des visages". Face. Book. Il n'y a pas de requête dans Facebook, juste un défilement. Dans ce défilement nous (nous) dé-visageons sans cesse (les uns) les autres. Et chaque fois que nous dévisageons quelqu'un dans les informations vraies ou fausses qu'il rediffuse ou publie, nous ré-envisageons le réel, le vrai, le véridique, le vraisemblable. A chaque fois. Des visages. Des figures. Dévisage. Défigure. La réalité n'est plus que figurative parce qu'essentiellement prétexte à notre propre figuration. La vérité n'a de valeur qu'en ce qu'elle nous permet de bien (y) figurer. Dans ce monde là, dans cette architecture technique là, tout est toujours en-visageable.

Il y a des phrases qui ne vous quittent jamais.

Voici l'une de celles qui m'accompagnent. Dans un entretien de 1974 sur la question du totalitarisme, Hannah Arendt écrivait ceci :

"Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n'est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d'agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple vous pouvez faire ce qu'il vous plaît."

Du mensonge à la violence. Il n'y a qu'un pas. Aujourd'hui hélas plus que jamais envisageable

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