Fallait pas … publier.

On parle beaucoup ces derniers temps du compte "Fallait pas supprimer" qui, sur Twitter, collecte et ressort de vieux tweets supprimés donc, par leurs auteurs, pour différentes raisons. On en parle beaucoup et j'ai répondu à quelques questions d'un journaliste de Ladn.eu et j'ai aussi lu (je vous invite à en faire de même) la tribune de Claude Askolovitch qui réclame son droit à l'oubli sur Twitter (en fait il réclame le droit à la suppression et à l'oubli de la suppression).

A titre personnel et universitaire, je ne suis pas favorable à un "droit à l'oubli" pour plein de bonnes raisons détaillées notamment ici, et dont je retiens la suivante pour vous épargner la (re)lecture de toutes les autres : 

"Le droit à l’oubli pourrait alors rapidement encourager l’oubli du droit, et notamment du droit à l’image : tout pourrait être tenté parce que tout pourrait être effacé." (je précise que cette idée n'est pas de moi mais de Serge Tisseron)

Mais la question du "droit à l'oubli" n'a en fait rien à voir avec les archives exhumées par le compte Fallait pas supprimer.

<Incise sur la question de "l'archive"> Accessoirement je rappelle que la Bibliothèque du Congrès avait, en 2010, pris la décision d'archiver la totalité des comptes publics de Twitter. Sept ans plus tard, le 26 décembre 2017, elle annonçait qu'elle allait revenir à un mode plus "classique", c'est à dire sélectionner et choisir des Tweets en fonction d'événements historiques (élections par exemple) ou de personnalités reconnues. Et j'étais de mon côté largement revenu sur ces histoires d'archives publiques et privées. </Incise>

Confusion publique pour confessions privées.

La première question que pose le compte Fallait pas supprimer est celle de l'articulation entre des espaces de publication privés et des espaces de publication publics. Le web est un espace public. Facebook, Instagram, Snapchat, Whatsapp, Twitter et toutes les autres plateformes servicielles sont des espaces privés puisqu'il est nécessaire de s'y inscrire. Or du fait de leur audience (plusieurs centaines de millions d'utilisateurs pour Twitter, plus de 2 milliards et demi pour Facebook), ces plateformes par nature privées ont nécessairement une dimension et une fonction publique. Mark Zuckerberg dans son dernier post daté d'hier (6 Mars 2019), parle d'ailleurs à propos de Facebook et consorts de "Public social networks". Ce qui est factuellement … faux. La bonne formulation serait celle de "semi-public social networks". Le compte Fallait pas supprimer joue lui aussi de cette ambiguïté fondamentale et fondatrice puisqu'il affirme dans la pastille de sa bio : "Twitter est public".

Fps

Sauf que non. Toujours pas. Twitter est une plateforme privée qui tend, par la massification de son usage, à être perçue comme remplissant une fonction publique. Et de fait, Twitter comporte des comptes privés (qui le sont donc doublement puisqu'hébergés sur une plateforme privée, ils sont donc "privés au carré") mais aussi des comptes "publics" (qui ne le sont donc qu'à moitié puisque toujours hébergés sur une plateforme privée). Vous me suivez toujours ? 

Bon. 

Ah ça RT, ça RT, ça RT, les aristocrates à la lanterne.

L'autre question que pose le compte Fallait pas supprimer c'est la manière dont des espaces médiatiques et des aristocraties de publiants investissent ces espaces semi-publics, semi-privés :

  • en prétendant – dimension publique – y renforcer leur légitimité ou leur popularité parce qu'ils y donnent en permanence leur avis autorisé sur tout et n'importe quoi,
  • mais en y revendiquant simultanément – dimension privée – une sorte de droit à la bêtise, à l'irréfléchi, à l'inconstance et à l'inconsistance.

Or il se trouve, comme le chantait Renaud, "qu'on ne peut pas être à la fois Jean Dutourd et Jean Moulin" et qu'on ne peut pas à la fois aspirer à raconter publiquement des bêtises et invoquer le droit à le faire dans un cadre privé quand ça nous chante ou quand on déchante. A fortiori lorsque l'on est une personnalité publique, politique ou médiatique, ce qui est le cas de la majorité des "archives" ressorties par Fallait pas supprimer

Beaucoup de ces personnalités politiques ou médiatiques n'ont souvent pas de mots assez durs pour clouer au pilori les "meutes" ou les "opinions de café du commerce" qui leur semblent constituer l'essentiel des interactions du réseau social. A chaque fois que j'entends une personnalité ou un éditorialiste multi-carte nous ressortir le couplet sur la bêtise et l'agressivité de Twitter je ne peux pas m'empêcher de repenser au discours des enseignants et des bibliothécaires aux débuts de Wikipédia. L'autre matin sur France Inter, invité chez Sonia Devillers, Yann Moix n'avait pas de mots assez durs pour fustiger les "opinions" lâchées sur Twitter et invoquer le fait qu'une démocratie "se bâtissait sur des idées et non des opinions". Ce qui là encore est très exactement ce que racontaient les universitaires aux débuts de l'encyclopédie collaborative, redoutant qu'elle ne cumule que des "opinions". La suite est connue. 

Beaucoup de ces gens là ont simplement la trouille irraisonnée d'un média qu'ils ne comprennent pas et qu'ils vivent, parfois sincèrement et presque toujours hystériquement, comme une remise en cause de leur autorité et de leur légitimité. Ce sont ces fameuses aristocraties de la parole et de la publication qui ont peur du principe de réalité que Twitter leur assène quotidiennement comme autant de gifles au regard de la plupart de leurs pratiques discursives et de leur entre-soi habituel. C'est cette crainte là que je m'efforçais de remettre en perspective historique dans ce que je racontais à propos de la manière dont les Gilets Jaunes investissaient Facebook sous les invectives répétées d'une classe politico-médiatique incapable de voir ce qui s'y jouait : 

"A chaque étape de l'histoire de l'internet et du web, il y a toujours eu une aristocratie de la publication. Seuls certains, seuls les plus éduqués, seuls ceux disposant de suffisamment de temps libre, seuls ceux protégés par une institution ou une situation sociale stable se sont exprimés, d'abord sur leurs "forums IRC", puis sur leur "Homepage", puis sur leurs "blogs". Et ainsi de suite. Et à chaque fois que l'on a essayé d'ouvrir l'espace discursif du web à un tiers-état de la parole, on lui a très rapidement claqué la porte au nez. On ne trouvait trop bruyant, trop bavard, trop indiscipliné, trop "troll"."

L'autre excuse la plus souvent brandie par les éditocrates, journalistes et personnalités publiques prises en flagrant délit d'effacement ou d'effarement, c'est celle d'un second degré que l'on n'aurait pas compris. Là encore au-delà du (vieux) réflexe de l'entre-soi discursif, il faut rappeler, à Jean-Michel Apathie par exemple, que oui, le second degré est bien mort et enterré, sur Twitter en tout cas. Car "le second degré" ou "l'ironie, un peu méchante" invoquée par le même Jean-Michel Apathie lorsqu'il traite Michele Bachelet de "sous secrétaire désoeuvrée", suppose une connivence avec le destinataire qui est triplement impossible. Elle est impossible du fait de la posture d'autorité dont se prévaut la personnalité s'exprimant sur un compte public. D'autant que le compte public concerné comptabilise plus de 450 000 followers. Le second degré avec 450 000 personnes c'est compliqué (ou alors faut s'appeler Jean-Marie Bigard et faire le Stade de France mais même là un gros doute subsistera toujours …) Elle est impossible du fait de ce que danah boyd appelle les "audiences invisibles" qui désignent l'impossibilité de (sa)voir si les gens à qui l'on s'adresse sont présents au moment où l'on s'adresse à eux. Et elle est impossible enfin dans l'architecture de ces agoras connectées dont l'architecture technique fabrique une polarisation qui se nourrit d'hystérisation (et réciproquement).

Alors si l'on prétend ou que l'on ambitionne de faire du second degré ou "de l'ironie un peu méchante", encore faut-il accepter entièrement la responsabilité qu'il soit interprété comme du premier, et que l'on en retienne la méchanceté avant l'ironie.

C'est à moi que tu parles ?

Alors nous voilà avec des espaces de publication ni réellement publics, ni entièrement privés, et des cocktails discursifs hautement explosifs. Si l'on voulait vraiment arriver à trancher entre ce qui relève de la sphère publique et de la sphère privée, on pourrait par exemple s'appuyer sur la critériologie dont se sert la BnF (bibliothèque nationale de France) pour traiter l'épineuse question de "la nature publique ou privée d'une source web". A cette fin voilà ce qu'indique la page du dépôt légal du web de la BnF indique (je souligne) :

"Le dépôt légal s’applique à ce qui est considéré comme publié, c’est-à-dire mis à la disposition du public, en ligne ; les échanges à caractère privé ne sont pas concernés. Les sites, blogs, voire les parties publiques de réseaux sociaux, sont donc soumis au dépôt légalà l’inverse des courriels, des espaces privés des réseaux sociaux ou des sites intranet qui en sont exclus. C’est la nature du destinataire qui indique le caractère public ou privé : dès que le destinataire doit être spécifiquement agréé par l’émetteur du site (par exemple par réception d’un mot de passe ou par acceptation comme membre d’un réseau), le document est d’ordre privé."

Comme je vous l'expliquais déjà dans cet article sur la mémoire et l'oubli à l'échelle du web :

"cette règle archivistique est claire – au premier degré – et chacun voit bien qu'elle permet de ne pas archiver, par exemple, les contenus circulant via Messenger. Mais même en se limitant aux deux plateformes que sont Facebook et Twitter, on pourrait avoir des heures de débat sur le fait que tel ou tel "post" ou "tweet" relève de la "partie publique" du réseau ou de son "espace privé", et a fortiori lorsque la même règle archivistique stipule que le document est d'ordre privé dès lors qu'il suppose "l'acceptation comme membre du réseau" ou "la réception d'un mot de passe". A ce titre et toujours au premier degré, la totalité des contenus des plateformes seraient donc hors-champ de toute forme d'archive publique."

Mais si l'on s'en tient à la lettre de la règle archivistique, le compte Fallait Pas Supprimer ne fait dès lors que traiter, collecter, archiver et ressortir des discours relevant de la dimension "publique" puisque leur destinataire ne doit à aucun moment être agréé par l'émetteur du discours. Et s'il s'agit de discours publics, leurs émetteurs n'ont aucune raison de s'opposer à ce qu'on les leur resserve, y compris s'ils ont choisi de les effacer.

"Name and Shame" is the new "Publish Or Perish".

Le "Name and Shame" (nommer pour rendre honteux) est une pratique à peu près aussi vieille que le web, souvent pratiquée dans les forums. Elle s'étend aujourd'hui à un ensemble de pratiques qui s'apparentent parfois à de la délation ou à de la diffamation. Et qui peuvent donc être condamnées sur le plan judiciaire (pas besoin de faire une nouvelle loi, juste appliquer celles existantes et donner à la justice les moyens adaptés à la volumétrie des plaintes). Mais précisons que la forme de "Name and Shame" pratiquée par le compte Fallait Pas Supprimer n'a rien à voir avec la pratique du Doxxing, c'est à dire le fait de divulguer publiquement pour nuire à quelqu'un des informations sur sa vie ou ses activités privées. 

Dans le domaine scientifique, il existe une règle résumée dans la formule "Publish Or Perish". Les chercheurs sont "condamnés" à publier beaucoup d'articles dans beaucoup de revues scientifiques prestigieuses s'ils ne veulent pas "périr", c'est à dire sombrer dans l'oubli, perdre l'estime de leurs "pairs" et tirer un trait sur leurs perspectives de carrière. 

Il est très frappant de voir comment cette formule du "Publish or Perish" est parfaitement adaptée à l'écosystème de Twitter en particulier, et de la publication sur les plateformes privées en général. Car en effet, si vous appartenez à cette aristocratie discursive et que vous ne publiez pas, alors vous n'existez pas. Vous êtes donc en péril et pouvez périr (médiatiquement). Mais si vous publiez à tort et à travers il peut aussi vous arriver de manquer périr sous les coups (dialectiques) de toutes celles et ceux qui jugeront légitime de réagir à vos propos ou y seront entraînés presque mécaniquement pour répondre à un double besoin d'appartenance et de conformité sociale. 

En 2012, c'est à dire il y a un siècle à l'échelle de la vitesse des changements numériques, je publiais une tribune dans Le Monde titrée "Et si on enseignait vraiment le numérique ?". Tribune qui se voulait un plaidoyer pour enseigner la publication. 

" (…) il faut enseigner la publication. De sa naissance jusqu'à sa mort, le web fut et demeurera un média de la publication. Enseigner l'activité de publication et en faire le pivot de l'apprentissage de l'ensemble des savoirs et des connaissances. Avec la même importance et le même soin que l'on prend, dès le cours préparatoire, à enseigner la lecture et l'écriture. Apprendre à renseigner et à documenter l'activité de publication dans son contexte, dans différents environnements. Comprendre enfin que l'impossibilité de maîtriser un "savoir publier", sera demain un obstacle et une inégalité aussi clivante que l'est aujourd'hui celle de la non-maîtrise de la lecture et de l'écriture, un nouvel analphabétisme numérique hélas déjà observable. Cet enjeu est essentiel pour que chaque individu puisse trouver sa place dans le monde mouvant du numérique, mais il concerne également notre devenir collectif, car comme le rappelait Bernard Stiegler : "la démocratie est toujours liée à un processus de publication – c'est à dire de rendu public – qui rend possible un espace public : alphabet, imprimerie, audiovisuel, numérique." "

Le débat (que je trouve passionnant) autour des comptes comme ceux de Fallait pas supprimer, les incessants débats (un peu moins passionnants à mon goût) autour de la question de l'anonymat et du pseudonymat, sont la preuve que nous avons collectivement échoué à enseigner la publication. Et pour faire écho à la citation de Stiegler, les troubles démocratiques actuels, l'accession au pouvoir de personnalités autoritaires portées par les réseaux sociaux, sont aussi des effets collatéraux de cette incapacité à trouver l'articulation entre le salon privé et l'espace public. Une crise inaugurée dès les premières révélations de Wikileaks. L'autre crise du débat public concerne l'articulation entre ces espaces ni réellement publics ni réellement privés et la manière dont d'anciennes aristocraties de la parole y sont aux prises avec de nouveaux venus qui ne reconnaissent plus la légitimité héritée dont elles se prévalent souvent. 

Faire tomber les (Haber)masques.

A l'échelle du numérique, qui est, comme le rappelait Louise Merzeau, avant tout un "milieu", à l'échelle du numérique nous sommes en train de vivre ce que Habermas avait décrit à propos de l'espace public, c'est à dire, en gros, "comment les réunions de salon et les cafés ont contribué à la multiplication des discussions et des débats politiques, lesquels jouissent d'une publicité par l'intermédiaire des médias de l'époque (relations épistolaires, presse naissante)." Nous vivons cette opportunité formidable depuis bientôt 30 ans, ce qui est à la fois immense et négligeable. Et s'il semble si compliqué, si conflictuel de parvenir au terme de cette révolution Habermassienne c'est en partie du fait de ces nouveaux tiers-espaces discursifs, de ces plateformes à la fois ouvertes et fermés, publiques et privées, que sont les réseaux sociaux. 

Car comme le notait Jean-Michel Salaun sur Twitter, Mark Zuckerberg en particulier et les plateformes privées en général ont pour ambition de renverser la perspective d'Habermas en n'ayant de cesse de nous ramener d'un espace public ouvert vers des espaces toujours plus privatifs et scrutateurs que réellement et authentiquement émancipateurs. 

Il y a un homme qui, je trouve, parle mieux que quiconque aujourd'hui des révolutions que nous vivons en tentant de les expliquer avant même qu'elles ne soient réellement et pleinement advenues. Cet homme s'appelle Pawel Kuczynski. Et récemment je suis tombé sur cette oeuvre. Qui me semble être un formidable résumé de ce long article. Et que je partage donc avec vous en guise de conclusion.

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4 commentaires pour “Fallait pas … publier.

  1. “Facebook, Instagram, Snapchat, Whatsapp, Twitter et toutes les autres plateformes servicielles sont des espaces privés puisqu’il est nécessaire de s’y inscrire.”
    Mais pas pour en lire les contenus (au moins pour Twitter et pour les posts “Public” de Facebook), je ne connais pas bien le fonctionnement des autres services). Et là on retombe dans l’espace public (du Web), non ?

  2. Un autre aspect est que nous sommes surveillés, minutés, archivés et quantifiés en permanence dans nos activités professionelles. Données qui serviront un jour à nous licencier. Données qui s’étendent de plus en plus hors des heures de travail.
    Donc même si j’apprécie bcp les papiers de C. Askolovitch, voir des gens importants subir le même traitement ne peut que réjouir des salariés fatigués.

  3. Les posts publics de Twitter sont accessibles depuis un navigateur sans rentrer un seul mot de passe et rentrent donc bien dans la définition de la BnF.

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