Bastille relativiste et plateforme sociale. Joyeux anniversaire Facebook.

Quinze ans donc aujourd'hui. Le 4 février 2004. Quinze ans plus tard. Un quart de l'humanité – la moitié de celle connectée – s'y retrouve tous les jours, y passe. Plus de deux milliards de personnes. Quotidiennement. Et que dire de l'écosystème d'applications et de sites tiers : Messenger, WhatsApp, Instagram … 

La première fois que je me suis créé un compte, c'était en 2007, j'avais eu ce sentiment étrange d'une forme inédite mais particulièrement pregnante de "sociabilité ambiante".  

Cher Mark, que te souhaiter pour ces 15 ans et surtout que nous souhaiter pour les 15 prochaines années ?  J'ai déjà tant écrit sur toi, sur tes ambitions (politiques), sur l'architecture technique (toxique) de ta plateforme, sur ton Like qui a tué notre lien (hypertexte), sur ta grammaire du pulsionnel. Tant de fois j'ai failli te quitter, tant de fois j'ai trouvé des raisons pour ne pas le faire et de continuer de nourrir ton bovarysme calculatoire

Zuck15

Cher Mark, malgré ton Annus Horribilis rien ne semble pouvoir remettre en cause ton modèle économique et tes bénéfices toujours colossaux. Il ne fallut que deux ans aux créateurs de Google pour lancer leur régie publicitaire Adwords alors qu'ils expliquaient au lancement de Google que le modèle publicitaire était totalement incompatible avec un moteur de recherche. Tu n'eus également besoin que de deux ans pour mettre le ciblage publicitaire au centre de tout ton écosystème, notamment en recrutant parmi les 100 premiers employés de la firme un spécialiste du trading à haute fréquence.

Cher Mark, pour 2019 j'ai fait de la question sociale le principal enjeu politique des réseaux (sociaux). Dans une récente entrevue j'ai – de nouveau – expliqué que si tout n'était pas nécessairement de ta faute, ton modèle économique était en train de devenir profondément toxique pour la démocratie.

Opinion

 

Cher Mark, à ton crédit et à celui de ta plateforme il y aura toujours à porter la fin d'une aristocratie. Ta plateforme, comme chaque plateforme technologique (devenue) majeure, a signé la fin d'une aristocratie dont elle a simultanément redéfini les contours et élargi la base. Les premiers babillards (forums IRC) ont permis cela, Google et son Pagerank également, les plateformes de blogs, des sites comme YouTube ont permis cela. C'est la formule si juste de Benjamin Bayard : "L'imprimerie a permis au peuple de lire, internet va lui permettre d'écrire". D'écrire. Et de filmer. Peuple d'écrivains, de blogueurs, de vidéastes, de podcasters. Peuple de publiants. Internet aura permis au peuple de publier. C'est à dire de rendre public. Et la démocratie est avant tout une affaire de rendu public.

Cher Mark en 15 ans tu as offert à un quart de l'humanité un nouvel espace et un nouvel horizon discursif. Cela est aussi indéniable qu'est indéniable la toxicité de ton modèle économique à l'échelle du projet d'émancipation et de démocratisation que tu prétends servir.

Cher Mark, l'une des observations que je développe depuis presque 20 ans que j'observe le web et depuis 12 ans que je t'observe, toi, l'une de ces observations veut qu'il y ait eu un moment crucial de bascule dans notre histoire numérique commune : celui où l'axe de rotation de la planète web tout entière a subitement changé, où l'axe des profils à remplacé celui des documents, où l'Homme est devenu un document comme les autres, et où, ce faisant, des espaces semi-publics ont progressivement contaminé, phagocyté puis remplacé un (cyber)espace public.

Cher Mark voici ce que j'ai appris en quinze ans.

Quand tous les documents sont reliés dans un espace public, tout devient cumulatif. Tout est affaire de connaissance(s). Alors dans cet espace là, tous les points de vue ne se valent pas mais tous ont de la valeur. Parce que tous sont possiblement reliés et que la densité de ces liens porte en elle des facteurs d'auto-organisation capables de faire sens indépendamment de ceux qui concourent à établir ces liens ou à en assurer la promotion et la visibilité. 

Mais quand tout le monde est relié dans un espace privé, tout devient relatif. Tout est affaire de connivence. Alors dans cet espace là, tous les points de vue s'équivalent dans l'équivoque, car la valeur première de chacun d'entre eux est publicitaire et marchande. Car leur rendu public se conjugue presque exclusivement à l'aune de leur capacité à "faire publicité". Dans cet espace là le "faire publicité" écrase le "rendre public". 

Et c'est à ce moment là, cher Mark, que nous avons un problème. Car nous ne sommes pas tous égaux devant le relativisme. Car notre appréhension et notre compréhension de ce relativisme est directement corrélée à notre niveau d'éducation, à notre environnement sociologique et culturel, au temps que nous n'avons pas à passer à faire autre chose que de ressasser nos colères et à vivre nos injustices.

Or le relativisme déchaîne la bêtise, la bêtise nourrit l'ignorance, l'ignorance entretient le populisme, le populisme augure du totalitarisme. Tout est relatif, bien sûr. Mais pas réciproquement. Peut-être pas en tout cas. 

Cher Mark, pour les quinze prochaines années il ne sera pas d'autre question aussi essentielle que celle de l'espace public. De ce que sera l'espace public de demain : celui des migrations, celui des opinions, et celui des médiations. Pour n'en citer que trois. Trois questions qui sont aussi des questions politiques. Qui sont d'abord des questions politiques. 

Le monde se divise en deux catégories Mark.

Le monde se divise en deux catégories Mark. Ceux qui dans cet espace public n'auront de cesse de bâtir des murs pour en restreindre l'accès en prétendant le réglementer, et en interdisant ou en criminalisant le partage des ressources qui s'y trouvent. Et ceux qui n'auront de cesse de faire tomber ces murs, ceux qui n'auront de cesse d'en dénoncer la rhétorique vaine qui est leur ciment et la programmatique haine qui est leur main d'oeuvre.

Alors je te le redis Mark. Quand tout le monde est relié dans un espace privé, tout devient relatif. Tout est affaire de connivence. A force de t'échiner à maintenir et à développer un modèle publicitaire qui est aussi rentable qu'il rend toxique l'architecture technique de socialisation que tu proposes au quart de l'humanité, et alors même que tu veux combattre le mur du président fou, tu es en train de devenir comme lui Mark. Tu bâtis un mur qui n'est pas seulement le mur d'enceinte de ta bastille-plateforme mais qui engage également la perception et l'horizon de l'espace public démocratique. Tu le dévitalises.

Alors va jusqu'au bout Mark. Va jusqu'au bout de ta logique politique. Qu'as-tu aujourd'hui à gagner de plus à élargir encore un peu, à la marge, la superficie de ta Bastille numérique et ses rentes attentionnelles et publicitaires ? Va jusqu'au bout Mark. Bascule du côté obscur public. Entièrement public. Dans l'infrastructure comme dans l'usage. Fait de Facebook un bien public, un bien commun.

Le temps est compté pour y parvenir. Probablement moins de trois ans. Ta plateforme aura alors 18 ans. Ça la rendra presqu'insolente. De certitudes.   

Et joyeux anniversaire.

 

<Mise à jour> Dans la tonne des articles qui vont venir célébrer cet anniversaire, vous pourrez jeter un oeil aux 15 moments clés retenues par Wired. Et aussi les 15 excuses les plus marquantes. </Mise à jour> 

Un commentaire pour “Bastille relativiste et plateforme sociale. Joyeux anniversaire Facebook.

  1. Très bonne vision du réseau social Facebook mais aussi de ses dangers.
    L’envolée des Fake News et les automatismes type “j’ai vu sur Facebook que…” montrent à quel point le cerveau humain est maléable.
    En voulant constamment générer artificiellement des “pics de dopamine” on rend l’utilisateur accro au réseau et surtout dans un conditionnement mental propice à lui faire recevoir de l’information publicitaire.
    Quand on travaille dans le secteur du marketing digital comme nous les datas collectés sont ultra ciblées mais si on analyse ce fonctionnement du côté de l’éthique, je pense qu’il est important de réussir à ne pas devenir “accro” à l’outil.
    Cela restera compliqué car c’est le modèle économique de Facebook
    Nicolas
    Fondateur de https://marketing-action.fr

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