“Le” numérique, la maman et la putain.

Pas d'ordis (ni d'internet) dans nos amphis.

18 Septembre 2018. Une tribune sur Libération d'un enseignant-chercheur à l'université qui s'écrie : "Ordinateurs à l'université : combien y a-t-il d'étudiants dont on ne voit jamais les yeux ?" Et de plaider, dépité, pour leur interdiction pure et simple (interdiction des ordinateurs hein, pas des étudiants).

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L'ordinateur en cours comme "arme de distraction massive" c'est également l'idée reprise sur Le Monde le 18 septembre également, avec quelques compléments et sous un angle un tout petit peu différent.

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Nota-Bene : L'idée de l'ordinateur ou des plateformes sociales utilisées (pendant des cours ou pas pendant des cours) comme autant "d'armes de distraction massive" n'est pas nouvelle. J'avais moi-même cédé à la facilité de la métaphore dans ce vieil article de 2010 à l'époque également repris sur Libération.
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Le même jour, 18 Septembre, toujours sur Le Monde, c'est cette fois André Tricot (enseignant-chercheur) qui fait, ès qualités, une rapide revue de littérature et résume très bien ce que (presque) tout le monde sait ou devrait savoir : en termes d'attention, la prise de note sur ordinateur (avec ou sans Wifi / internet / chatons) est moins efficace pour l'apprentissage et la mémorisation que la prise de note manuelle. Et les étudiants obtiennent en général de moins bonnes notes à l'examen de contrôle des connaissances lorsqu'ils ont utilisé un ordinateur en cours. 

Il y a déjà 7 ans de cela, j'affrontais moi-même cette problématique dans les amphis de l'IUT de La Roche sur Yon. Et après de nombreuses discussions avec les collègues je décidais finalement de mettre en place un "pacte de silicone" pour gérer comme je pouvais non plus les N.T.I.C mais les N.T.A.D. ("Nouvelles Technologies de l'Attention et de la Distraction"). En gros et pour vous éviter de lire les deux liens précédents, les étudiant(e)s avaient le droit d'utiliser leur ordinateur en cours mais ils devaient m'envoyer leur prise de note par mail à la fin du cours en acceptant (une fois anonymisée) qu'elle puisse éventuellement être reversée sur le blog du cours. Sur une soixantaine reçues j'en vérifiais 5 ou 6 aléatoirement à chaque fois pour voir si l'essentiel était passé.

Pacte qui n'a pas résisté longtemps à l'épreuve du temps : trop d'étudiants (soixante), trop lourd à gérer et trop complexe à apprécier (la quantité ou la qualité de la prise de note ne permet pas de juger individuellement le niveau d'attention, sauf bien sûr dans le cas extrême de la feuille blanche).

Bref dès l'année suivante, pour les mêmes raisons que celles expliquées dans l'article du Monde, et pour la raison supplémentaire qui fait que j'ai besoin pour enseigner d'une interaction visuelle avec mon "public", j'ai désormais simplement interdit l'utilisation des ordinateurs dans mes cours (en amphi et pour les cours "théoriques" uniquement, étant entendu que je donne aussi plein de cours – travaux pratiques et dirigés – où l'utilisation de l'ordinateur est obligatoire).

J'interdis et bien sûr je commence par expliquer pourquoi j'interdis. Et j'essaie d'expliquer en détail (si nécessaire et en fonction du public en citant les études). Et ça se passe plutôt très bien. Il est d'ailleurs vital – en tout cas à mon avis – que chaque "interdiction d'ordinateur en cours" soit explicitée par l'enseignant lui-même et non actée par une quelconque "charte" ou tout autre "règlement intérieur" la systématisant.

<mise à jour de 5 min. plus tard> Et bien sûr, cette "interdiction" ne s'applique EN AUCUN CAS aux étudiants souffrant de troubles "dys" qui peuvent naturellement bénéficier de l'usage de leur ordinateur sur simple présentation d'un certificat médical, procédure heureusement de plus en plus fluide et systématique à l'université. </mise à jour>

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Je re-précise aussi que l'essentiel des cours que je donne s'effectue au niveau licence donc entre Bac +1 et Bac +3. Mais qu'il m'est aussi arrivé d'interdire les ordinateurs à des groupes de Master (Bac +5) en m'en sortant vivant et indemne (je parle du cas de figure où je suis "l'enseignant" et pas "le conférencier invité", auquel cas je laisse le collègue "invitant" définir la règle et l'usage qui s'applique dans son séminaire / atelier / cours).
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Donc interdire systématiquement, en laissant chaque enseignant expliquer pourquoi, semble être la solution (enfin pour ceux qui veulent bien sûr). En tout cas au niveau licence (de L1 à L3). En tout cas pour des cours dits "magistraux". En tout cas les arguments rationnels étayés par toute une tripotée d'études scientifiques ne manquent pas. Oui mais.

Internet m'a tout appris.

24 Septembre 2018. Une étude de Pearson (résultats complets disponibles par là), repérée et chroniquée sur le Blog du Modérateur, indique que "pour apprendre, les jeunes préfèrent Youtube aux manuels scolaires". On sait que chaque jour en 2017 près d'1,5 milliard de personnes passent en moyenne une heure à regarder des vidéos sur Youtube, mais pour la "génération Z" (nés en 2000) cela peut monter à 3 heures quotidiennes. Pas que pour des vidéos éducatives, nous sommes d'accord.

24 Septembre encore mais sur le Parisien. On lit que le ministre de l'éducation au management et de la suppression de postes va faire un rappel à l'ordre sur l'interdiction des téléphones portables au collège

Le 21 Septembre 2018, sur Internet Actu on lit l'interview de Dominique Pasquier à propos de son ouvrage "L'internet des familles modestes" avec ce constat :

"internet est une seconde école. Et ce constat n’est pas sans vertus pour des populations qui bien souvent ne sont pas allées à l’école ou qui n’ont pas le bac. Internet leur propose des manières d’apprendre qui leur correspondent mieux, sans hiérarchie ni sanction. On pourrait croire par exemple qu’en matière d’information ils ne recherchent pas des choses importantes, mais si. Ils cherchent à comprendre les termes qu’emploient le professeur de leurs enfants ou le médecin qu’ils consultent. Quelque chose s’est ouvert. L’enjeu n’est pas pour eux de devenir experts à la place des experts, mais de parvenir à mieux argumenter ou à poser des questions. D’être mieux armés."

"Attention" et "injonctions" paradoxales.

Autoriser, interdire, tolérer, légiférer, réglementer … Ici le téléphone portable, là l'ordinateur … au collège ou à l'université … Les cahiers ordis et smartphones au feu et la maîtresse au milieu. C'est compliqué. Car bien sûr un usage chasse l'autre et une pratique doit toujours être contextualisée et "située". 

La question centrale qui nous taraude à des niveaux divers en tant qu'enseignants, particulièrement à l'université, c'est celle de la meilleure articulation possible entre ces deux injonctions a priori contradictoires et ces deux postures disposant chacune d'arguments imparables sur la/les meilleure(s) manière(s) de réguler l'attention et sur celle(s) de la capter : comment peut-on justifier le fait de vouloir à la fois interdire l'usage d'internet dans les amphis et en même temps reconnaître l'importance de ce média dans les processus d'apprentissage et lui laisser une place de choix comme "ressource" dans les mêmes processus d'apprentissage ? Injonction contradictoire qui fonctionne aussi si vous remplacez "internet" par "ordinateurs" dans la phrase précédente.

Les "lieux de savoir" et leurs acteurs (les profs) ont in fine à se positionner sur le refus d'accepter dans leur cours l'usage systématique de ce que – dans leur immense majorité – ils acceptent et reconnaissent par ailleurs comme étant leur principal allié objectif dans l'accès au savoir et à la culture. Alors certes on n'est jamais seul quand on est schizophrène mais quand même. 

Et quel est le premier résultat visible de cette schizophrénie partagée ? Celui qui suit.

<Moment Métaphore Moisie> Bien plus que comme un simple "concurrent" attentionnel sur le temps de cours, le numérique est vu trop souvent, aussi bien d'ailleurs par les enseignants que par les étudiants, comme une relation presqu'adultère qui pour pouvoir continuer de vous combler et de vous apporter ce que votre mariage ou votre PACS attentionnel et institutionnel ne vous apporte plus, doit pour cela s'efforcer de rester discret sinon secret dans la manière que nous avons d'y accéder et d'y recourir. Et dont "l'attirance" qu'il produit est en partie corrélée à l'interdit qu'il transgresse. </MMM>

Relation avec le doigt au digital ? It's Complicated.

Compliqué de penser "les usages du numérique en cours" parce qu'ils sont trop nombreux. Et déjà compliqué de penser "l'usage de l'ordinateur en cours magistral" sans englober tous les points précédents : les jeunes et Youtube, les familles modestes et internet, les ordinateurs en cours et l'attention qui résiste à l'économie du même nom. 

Seule bonne nouvelle à faire l'unanimité, la question du "taux d'équipement" ne se pose (presque) plus : s'il y a des ordinateurs qui fleurissent partout dans les amphis c'est qu'il y a des ordinateurs partout chez les jeunes étudiant(e)s. Ce qui était encore il y a quelques années (une dizaine) un marqueur sociologique assez fort (savoir qui possède et qui ne possède pas d'ordinateur portable) a tendance à se jouer désormais autour de la marque dudit ordinateur (Apple pour les plus aisés et pas Apple pour les autres). A relativiser tout de même en prenant en compte la sociologie des publics qui accèdent à l'université et qui sont hélas encore loin de couvrir l'ensemble de la société et restent très Bourdieusiens dans leurs modèles de réussite. 

Vous pouvez répéter la question ?

La question, s'il ne faut en garder qu'une pour permettre à chacun d'articuler ses pratiques comme il l'entend, me semble aujourd'hui être surtout la question de la fabrique et de l'entretien d'une forme de temps et d'espace attentionnel préservé : celui-là justement que permet un cours à l'université. Où l'on peut s'ennuyer, où l'on s'ennuiera nécessairement un jour et même peut-être parfois plusieurs fois par jour, mais où cet ennui demeure une écoute. Une écoute qui est autant la condition de la compréhension que celle de l'incompréhension ; incompréhension à laquelle c'est alors l'enseignant qui devra s'efforcer de rester également attentif, pour à son tour pouvoir se mettre à l'écoute.

A propos de cet espace-temps particulier qu'est un "cours" donné devant 60, 120 ou 200 étudiants, je peux reprendre mot à mot la réflexion que je faisais lorsqu'on me demandait d'imaginer l'avenir des bibliothèques

"un endroit où à l'heure de l'économie de l'attention, on "fait attention", on "prête attention", mais pas seulement aux livres ou aux différents documents qui y sont présents, un endroit dans lequel on dispose d'un "cadre" attentionnel."

Un cadre attentionnel. Voilà ce qu'est un cours. Un cadre et un temps attentionnel préservés.

La maman ou la putain ?

A condition bien sûr d'avoir accès aux bonnes sources et ressources, l'apprentissage "sur le web" est d'abord sexy, attirant et efficace parce qu'il se situe en dehors du cadre attentionnel contraint de l'enseignement. Il est, par nature et structurellement, un apprentissage périphérique et non "situé". Il est "hors-cadre". Mais.

Car là aussi il y a un "mais". Mais cet apprentissage "sur le web" est aujourd'hui majoritairement un apprentissage "dans les plateformes" avec une régulation et une prescription algorithmique qui n'a pas pour ambition de rendre les gens plus intelligents ou plus curieux, ni même d'ailleurs de leur permettre simplement de s'ennuyer tranquillement en regardant des bêtises, mais de les laisser exposés le plus longtemps et le plus régulièrement possible à différentes formes de ciblage publicitaire et comportemental.

"Le" numérique est à la fois la maman et la putain.

La maman formatrice et la putain attentionnelle. Après les espoirs souvent déçus de la "Formation à distance", après l'éclatement de la bulle des Moocs, si la question du rapport du "cours universitaire" au numérique revient depuis quelques temps au centre des débats et si cette question est en effet essentielle, ce n'est pas contre "internet et les ordinateurs en cours" qu'il nous faut prendre les armes. Cela reviendrait à vouloir stopper la croissance d'un adolescent en se contentant de soigner ses boutons d'acné.

Le problème actuel du positionnement des lieux de savoir en général et de l'université en particulier par rapport à l'immensité des ressources numériques est que l'essentiel de ces ressources "émergées" (sur les grandes plateformes notamment) s'inscrivent dans un écosystème où "l’exploitation attentionnelle est par nature une course contre l’éthique. Elle est et demeure avant tout une forme d’exploitation." (Merci une nouvelle fois Hubert Guillaud pour la lecture et la synthèse éclairante de Tim Wu). That's the point. 

 

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Apostille qui titille.

J'ai eu la curiosité d'aller regarder ce que je racontais il y a 7 ans, en 2011 donc, alors que j'étais invité à une conférence Educpros suite à un billet qui avait pas mal tourné à l'époque et où j'expliquais mon choix d'être "ami avec mes étudiants sur Facebook".

Dans cette conférence donc, se trouve notamment la diapo suivante (click to enlarge) : 

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 Et aussi celle-là (click to enlarge again) :

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Je suis toujours "ami" avec mes étudiants, j'enseigne toujours dans le même IUT, mais tout cela je ne le fais quasiment plus.

Je ne le fais quasiment plus car mes étudiants ne sont plus sur Facebook que par habitude et convention sociale (et un peu pour Messenger parfois) ; et que l'essentiel de leurs interactions se fait sur d'autres plateformes (Snapchat et Instagram notamment) ; et que donc l'impact de la prescription qui était réel en 2011 s'est aujourd'hui effondré comme la dignité de la 7ème puissance mondiale devant un navire proposant de sauver 58 exilés, ce qui n'est pas peu dire. Et je ne le fais plus parce que mon propre positionnement par rapport à cette plateforme a également bougé.  

Au-delà de toutes ces analyses et de ce recul sur mes propres pratiques d'enseignement, il est entendu que l'hypothèse certes plus triviale mais tout autant objectivable selon laquelle je serais simplement en train de devenir un vieux con n'est pas à exclure totalement ;-) 

 

 

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Seconde apostille qui titille.

A côté de ces débats sur l'usage ou le non-usage de dispositifs électroniques plus ou moins connectés en cours, le tout numérique à l'école ou le "beaucoup plus de numérique à l'école" est traversé par – au moins – trois tendances toutes plus débiles, vaines et dangereuses les unes que les autres : 

La première de ces tendances est liée à l'entrisme des GAFAM tant sur le plan de l'équipement matériel (le célèbre prêt de tablettes Apple assumé tantôt par l'état, tantôt par nombre de collectivités locales en mode VRP de la Pomme), que sur le plan logiciel (je défends le logiciel libre mais je signe des contrats mirobolants avec Microsoft) ou plus récemment celui du stockage DLC ("dans le Cloud") se transformant en stockage DTC (je vous laisse développer l'acronyme vous-mêmes) comme lorsque l'on apprend que les remontées des évaluations nationales à l'école élémentaire sont stockées sur les serveurs Irlandais d'Amazon

La seconde de ces tendances est liée aux doux dingues qui veulent lutter contre (cochez la case qui vous convient le mieux) les GAFAM ou l'échec scolaire / universitaire ou bien encore l'absentéisme, en collant de l'intelligence artificielle partout. Exemple récent parmi tant d'autres de je ne sais pas de quoi je cause mais ne croyez pas une seconde que ça va m'empêcher d'en causer.

La dernière de ces tendances est celle des "EdTech", conforme à une sorte de nouvelle règle 34 voulant que quelque soit le concept fumeux dont tu causes la fait de lui accoler le suffixe "-Tech" fera instantanément de toi un baron de la Start-Up Nation (FinTech, AssurTech, SexTech, DiscoTech, passé les bornes y'a plus de limites). Quand je dis "la dernière tendance des EdTech" je fais référence à celle qui consiste à vouloir passer sans transition de l'échec tonitruant et par certains aspects pathétique des MOOCS à l'échec aussi tonitruant qu'annoncé desdites "EdTech", vaste foutoir iconoclaste peuplé de quelques idées nobles et d'une ou deux applications intéressantes mais principalement à la mode et raccord avec le feston du solutionnisme et l'ourlet de la start-up nation.

Naturellement chacune des trois idées susmentionnées a, aux yeux de nos bienheureux ministres et investisseurs, un poids et un intérêt d'autant plus considérable qu'elle leur permet de continuer de massacrer l'éducation publique en supprimant chaque année des milliers de postes, en imposant des modifications structurelles de la formation et du recrutement (des profs) tous les deux ans en moyenne, en oubliant régulièrement de revaloriser la feuille de paie desdits profs, et en venant en suite s'étonner avec la tête de Oui-Oui au pays des ahuris d'une crise de la vocation. G.U.I.G.N.O.L.S. 

Un commentaire pour ““Le” numérique, la maman et la putain.

  1. Peut-on lutter avec le temps? Non. Le choix du support de saisie reste, ,pour moi, du ressort de l’élève, après le bac. On peut l’orienter, lui expliquer pourquoi on préfère le papier, mais je préfère mille fois qu’ils restent devant un écran et un clavier d’ordi plutôt qu’il ouvre son smartphone.
    Accessoirement, il serait peut-être temps d’enseigner la frappe rapide à l’école. Quand je travaillais en Israel, j’étais surpris de constater que tous les ingénieurs savaient taper au km, même du code, sans baisser les yeux vers le clavier ou regarder l’écran. C’est peut-être cette brique là, apparemment inutile mais essentielle, qui peut faire passer la saisie sur ordinateur d’une tâche qui demande une attention particulière, à une tâche tout aussi parallélisable que l’écriture manuelle.

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