Le moteur de l’emploi ?

J'ai eu l'occasion d'échanger il y a une quinzaine de jours avec Laetitia Saavedra pour la dernière émission de "Secrets d'info" sur France Inter.

Le point de départ de notre entretien fut la longue et très édifiante enquête de la CGT Pôle-Emploi du Morbihan, qui montre qu'énormément d'offres "aspirées" ou "remontées" par les partenaires de Pôle Emploi et in fine diffusées par celui-ci sont frauduleuses ou … carrément illégales. Sans parler de problèmes déjà anciens (2015) de doublons … Il s'agissait donc – indépendamment de l'enquête menée par L. Saavedra et que vous pouvez réécouter en podcast sur France Inter – de comprendre comment cette situation était "techniquement" possible. 

Voici quelques réflexions en vrac à la suite de nos échanges. Réflexions que je m'étais engagé à ne pas publier avant la diffusion de l'émission. 

Le "marché" des offres d'emploi dans l'ère industrielle.

Premier point : comme plein d'autres secteurs avant lui, le marché des offres d'emploi est à son tour entré dans l'ère industrielle. Avec un effet de seuil et de passage à l'échelle qui est tout sauf neutre. Cette industrialisation se double d'une dématérialisation totale et d'une vraie-fausse désintermédiation. "Vraie" parce qu'en fin de chaîne, le demandeur d'emploi ne "voit" plus les intermédiaires et accède "directement" à l'offre, mais "fausse" car non seulement ces intermédiaires sont toujours là mais en plus ils sont aussi souvent très nombreux et épars, entre agences, agrégateurs et plateformes qui eux-mêmes s'appuient parfois sur d'autres agences / agrégateurs / plateformes.  

Masseuse nudiste à Pôle Emploi.

La multiplication de ces intermédiaires dans une logique presque paradoxale de "désintermédiation" affichée, peut en partie expliquer les différentes erreurs ou bugs constatés en fin de chaîne tout en rendant très difficile d'établir la responsabilité claire de l'erreur ou de la négligence initiale qui en est la cause. Mais au final c'est vrai que quand Pôle Emploi vous propose de devenir masseuse nudiste, c'est un peu comme quand Gallica (la bibliothèque numérique française) vous proposait de lire le chef d'oeuvre "A la campagne, je faisais la petite cochonne" et autres ouvrages du même acabit(e). 

Quality Street. 

Quand on entre dans une logique de production industrielle, il faut trois choses :

  1. d'abord que le produit final soit bien "pensé" et bien réfléchi en amont par des ingénieurs, qui doivent s'assurer que ça va fonctionner, que la voiture, par exemple, aura bien 4 roues. 
  2. ensuite il faut une chaîne de production, qui va permettre, étape après étape, de "structurer", de fabriquer le produit.
  3. et puis à la fin il faut un contrôle qualité.

Et ce contrôle qualité, par bien des aspects, ne peut être effectué que par des humains et pas par des algorithmes (souvenez-vous des débuts de Google Books, avec ses métadonnées à la hache où Victor Hugo devenait un auteur du 16ème siècle et ses pages scannées n'importe comment). 

Polemp001-726x400    (illustration extraite de l'article "Quand Pôle Emploi vous propose de devenir masseuse nudiste"

Donc pour éviter les emplois de masseuse nudiste, il n'y a pas 36 solutions, il faut que quelqu'un vérifie. Et comme en général ce n'est pas le prestataire (plateforme ou agrégateur en amont) qui se tape la vérification, c'est à la société qui supporte et qui offre le service (Pôle Emploi donc) de vérifier et d'assurer le contrôle qualité.

Et là deux solutions : soit on vérifie à la main, soit on confie à des algorithmes le soin d'effectuer ces vérifications. C'est visiblement cette deuxième option qu'a choisi Pôle Emploi, et visiblement c'est loin d'être une réussite totale. Et ce n'est pas non plus très étonnant. Car un algorithme n'est rien d'autre qu'une suite d'instructions logiques, et un algorithme peut générer tout un tas de faux-positifs. Et même s'il s'agit (ce qui à l'air d'être le cas) d'un algorithme dit "sémantique", cela ne veut pas dire que l'algorithme "comprend" quoi que ce soit à la dimension sémantique mais juste qu'il vérifie une forme de "cohérence sémantique" sans être capable d'en établir le sens, et donc y compris en cas de "non-sens". 

Celui qui aura la plus grosse (base de donnée d'offres d'emploi)

Pour bien comprendre le problème il faut aussi poser la question de la logique économique qui est derrière cette mutation du marché des offres d'emploi. Et cette logique est celle du quantitatif plus que du qualitatif. Il s'agit de tout miser sur la volumétrie. Or cette volumétrie, en plus de ceux listés précédemment, pose au moins un autre problème plus "philosophique", un problème de "positionnement". Quand par exemple Google vous affiche des millions de pages de résultats quelle que soit la question que vous lui posez, vous finissez par intégrer le fait qu'il n'existe pas de question sans réponse et que finalement, si vous ne trouvez pas immédiatement la bonne réponse c'est parce que vous vous y prenez mal. La "volumétrie" des offres d'emploi disponibles dans cette nouvelle approche pourrait, in fine, avoir le même effet. Une sorte de syndrome des "étagères infinies" qui, non seulement finit par rendre tout choix très complexe, mais qui est également très commode pour renvoyer également la faute sur le demandeur d'emploi ("Bé quoi ? 60 millions d'offres d'emploi et vous n'êtes pas fichu d'en trouver une qui vous convienne ?").

D'où l'intérêt, puisque de toute façon cette "massification" et cette "industrialisation" semblent inévitables, de développer de nouvelles approches dans l'accompagnement des demandeurs d'emploi, de nouvelles (re)médiations techniques, dans le genre de celles récemment proposées par l'approche de Paul Duan, justement en partenariat avec Pôle Emploi, et dont je vous parlais dans l'article "l'algorithme du plein emploi" même si elles aussi ont leurs limites.

Et à la fin c'est Google (Jobs) qui gagne.

Un tel "marché" – celui de l'emploi – ne pouvait pas éternellement laisser indifférents les grandes firmes technologiques. Et il y a longtemps, si vous me suivez, que je vous parle du fait que la compétence – déjà un peu anciennement régalienne – de l'emploi va basculer entièrement entre les mains des GAFAM. Et justement, les choses commencent à bouger pas mal du côté de Google avec le Google Cloud Jobs API lancé début Avril 2017.

L'approche de Google (expliquée en détail dans cette vidéo de 45 minutes) est assez bien être résumée dans cette diapo extraite de la conférence : 

Moteuremploi

Au centre, des "Data Models" (les ontologies), autour, du "machine learning", et à chaque bout de la chaîne, les employeurs et les demandeurs d'emploi.

La situation (et l'enjeu) est très bien résumée par Antonio Casilli dans ce thread du 5 mai sur Twitter après qu'il a déniché un rapport du CEE sur le sujet :

"Google à l'attaque de Pôle Emploi avec Cloud Jobs API, un agrégateur d'offres de travail. Parce que, soyons précis, Google ne veut pas concurrencer les marketplaces du travail en ligne, qui apparient offreurs et demandeurs d'emploi. Au contraire le but est de leur fournir une infrastructure commune (l'API) pour capter offre et demande selon une logique de vendor lock-in.

L'autre volet de sa stratégie est une double ontologie des emplois et des compétences, un méta-référentiel qui assure à Google la captation des flux d'offres + la production de données relatives au marché du travail à des fins de statistique publique.

La dernière finalité semble signaler son ambition ultime : se positionner en acteur quasi-institutionnel qui configure le marché du travail.

C'est pourquoi ceux qui ont des soucis à se faire sont les acteurs publics qui aujourd'hui mettent en forme le travail. Par ex Pôle Emploi, surtout parce que ce dernier, niveau "mise en forme", est … sous-optimal. Cf. par exemple ses agrégations d'annonces."

Et cf aussi donc tout ce dont je vous ai parlé dans ce billet, et surtout tout ce que Laetitia Saavedra vous révèle dans l'émission Secrets d'infos 🙂

<Mise à jour d'avant la publication de ce billet puisqu'il a été rédigé 15 jours avant sa publication donc bref on s'en fiche> Lors de la conférence Google I/O, Google a annoncé le lancement du moteur de recherche Google Jobs, en lien avec des agrégateurs classiques mais aussi avec Facebook. Après l'éducation, la santé, les transports, c'est un nouveau secteur régalien qui tombe dans l'escarcelle de ces géants à l'insatiable appétit 😉  </Mise à jour> 

 

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