Présidentielle 2017 : le storytelling de l’inénarrable.

<Exutoire> Vous pouvez vous dispenser de la lecture de ce billet, vous n'y apprendrez rien. </exutoire>

Depuis l'invention de la communication en politique et l'arrivée des premiers spin-doctors, il n'est de campagne, particulièrement présidentielle, qui n'aille sans son lot de "storytelling". La présidentielle de 2017 n'en fut pas exempte. Le grand concert médiatique nous récita l'histoire du jeune Emmanuel, pendant que chaque candidat s'efforçait plus classiquement, et plus péniblement aussi, de scénariser sa propre histoire à défaut d'être en capacité de créer sa propre légende.

Et puis bien sûr il y eut les affaires. Et puis bien sûr les reniements. Comme à chaque fois là encore. Mais avec tout de même une virulence et une densité de mensonge et de corruption assez hallucinante une fois rapportée au kilomètre carré de probité.

Le résultat est qu'à moins de 3 semaines du premier tour jamais une campagne n'aura été aussi indécise. Toutes les hypothèses se tiennent. Seule certitude semblant actée Marine Le Pen serait largement qualifiée au premier tour, mais derrière la baudruche Macron se dégonfle, le vote Fillon se remobilise en se radicalisant, Mélenchon fait un troisième homme crédible qui pourrait rapidement devenir le deuxième, tout cela se jouera dans un mouchoir de poche. Certains lisent dans les sondages, d'autres dans les Big Data, d'autres dans les entrailles encore chaudes du cadavre de la démocratie télévisuelle. Mais là n'est pas mon sujet.

Chaque jour qui passe il faut littéralement se pincer pour croire ce que l'on entend ou ce que l'on voit. Hier c'était Valls expliquant qu'il n'avait pas de leçon d'honnêteté à recevoir d'anciens "frondeurs" alors même qu'il annonçait son ralliement à Macron au mépris (parfaitement documenté) de sa parole donnée : certains ont tenté d'avoir du panache, lui n'aura que le paraphe piteux. Et avant lui bien sûr, c'était son glorieux aîné François Fillon qui au journal télévisé de 20h déclarait renoncer à se présenter s'il était mis en examen, avec le résultat que l'on connaît. 

Voilà comment tout cela a véritablement commencé. Moi j'avais parié. Parié qu'il serait mis en examen, parié que sa parole avait un sens, parié qu'il ne se présenterait donc pas. Et tout est parti de là. Il fut mis en examen et il se présenta. Certes le mensonge et le reniement en politique préexistaient à l'affaire Fillon ou aux petitesses d'un Valls. Mais jamais, jamais, l'évidence de ce reniement et de ces mensonges n'avait été aussi publique, aussi retentissante et aussi documentée. En conséquence de quoi elle n'avait jamais non plus été autant parodiée, moquée, raillée. Jamais. 

Comme s'il n'y avait plus rien à raconter en politique. Comme si les plus pathétiques reniements, comme si les plus sordides ambitions avaient fracassé la force des récits peut-être utopistes mais en tout cas un temps fédérateurs (oui là je parle du revenu universel). Le seul Storytelling "tenable" est devenu celui de l'inénarrable, c'est à dire précisément du non-racontable, de ce qui ne peut pas être narré, et qui à force de ne pas pouvoir l'être ne peut, in fine, qu'être moqué.

Car il y a quelque chose d'oxymorique, quelque chose d'une impossibilité mathématique dans les reniements de Valls et de Fillon. Un "2 + 2 = 5" jeté dans la fosse médiatique et démerdez-vous braves gens. La dernière fois que l'on vît de tels reniements publics c'était à l'époque de la Sainte Inquisition ou lors des procès Staliniens. Et c'est peu dire que ces reniements étaient contraints et orchestrés. A moins que François Fillon et Manuel Valls de soient des chats. A la fois vivants et morts, mis en examen et candidat, soutenant Hamon et votant Macron. Sur les internets de toute façon, tout finit toujours par une histoire de chat. 

Alors oui bien sûr Fillon et Valls ne sont pas les seuls à avoir menti. Marine Le Pen ment également. Mais c'est un mensonge de programme. Son programme est un mensonge. Et cela ne choque plus personne puisque ces mensonges programmatiques se rangent à la suite des interminables files de promesses non tenues, files qui masquent elles-mêmes la fosse commune dans laquelle reposent tant d'espoirs déçus. Alors oui bien sûr Marine Le Pen ment également quand elle ose affirmer qu'elle n'a pas de fortune ou qu'elle fait partie des classes moyennes ou populaires. Et ce mensonge là aussi est parfaitement documentable et documenté. Mais ce mensonge ne l'engage pas. Marine Le Pen ne s'est jamais engagée à être pauvre ou riche. Elle est riche, elle est héritière, et elle ment en prétendant le contraire. Et c'est tout. La nouveauté des mensonges de Fillon est de Valls est qu'ils ne sont pas des mensonges de programme, qu'ils ne sont pas des mensonges d'appareil, qu'ils ne sont pas davantage des mensonges de naissance, de rang ou de posture, mais qu'ils sont simplement, trivialement, mesquinement, bassement, humainement des mensonges. Des mensonges de l'engagement. Qui disent précisément ce que vaut l'engagement pour ces gens-là. Rien. Rien du tout. Rien d'autre qu'eux-mêmes en leur miroir.  

Et puis un autre gouffre s'ouvrit. Une autre béance. On se mit à vouloir mesurer non plus les opinions mais l'émotion. Du côté de la chambre d'écho naturelle du Storytelling d'antan, du côté, donc, des sondeurs, alliés commerciaux objectifs des candidats les plus offrants en échange d'étude d'opinions les mieux-disantes, la gabegie toucha également au sublime. Après ces "imprévus" ou ces impensés sondagiers qui ne virent ou ne voulurent voir ni le Brexit, ni la victoire de Fillon ni celle de Hamon à leurs primaires respectives, après donc que les sondages "d'opinion" ont opinés en vain, voici venu le temps des sondages "sentimentaux". Les mêmes qui hier échouèrent à mesurer de simples intentions se piquent aujourd'hui de mesurer de complexes "sentiments". Un rapide zapping télévisuel m'avait déjà alerté sur d'étranges études analysant le taux de bonheur des électeurs pour chaque candidat, les plus heureux voteraient Macron, les plus malheureux voteraient Le Pen, nous disait-on. Et donc désormais, Odoxa-Dentsu WTF Consulting nous annonce tout de go avoir mesuré "les émotions associées à chaque candidat". Oui oui vous avez bien lu. Et donc selon le docte Odoxa-Dentsu WTF Consulting, les émotions les plus associées à Mélenchon (par exemple) seraient "la joie et la confiance". Et pour le cas où notre cerveau reptilien n'aurait qu'imparfaitement compris le message, Odoxa de nous seriner : "la confiance est une émotion essentielle, car pour voter il faut avoir confiance." Ben justement non. Aie confiance.

Comme s'il n'y avait plus rien à raconter en politique. Une nouvelle fois. Alors comme quand on n'a plus rien à se dire dans la vraie vie, on parle de la météo, "fait beau hein ?", puis des opinions, "t'en penses quoi, toi ?", et on finit par se vautrer dans les émotions de bistrot, dans les effusions de comptoir. Des émotions qui sondagièrement ne valent pas tripette mais qui pour autant qu'elles soient traitées avec l'appareillage technique et marketing adéquat des industries du Big Data, s'annoncent comme le prochain Opium du peuple. Des "émotions" qui seront le Graal de l'endoctrinement consenti d'un corps social éreinté et rincé par tant de cynisme et de veulerie. Et qui, s'il est pauvre et faiblement diplômé, finira logiquement par se choisir celui ou celle qui lui promettra de renverser la table, ou, s'il est plutôt riche et fortement diplômé, celui ou celle lui promettant de ne rien changer en pire pour éviter de ne rien aggraver en mieux (ou réciproquement). Et non ça ce ne sont pas des sondages qui le disent mais des années d'étude de sociologie du vote ;-) 

Comme s'il n'y avait plus rien à raconter en politique. Alors on se pince. Être sûr que l'on n'est pas en train de rêver. Entendre Fillon, ce matin du 3 avril, quelques mois après Guaino et à moins de 3 semaines du 1er tour, déclarer qu'il n'arrive pas à mettre de l'argent de côté. Se pincer. Immédiatement le Gorafi qui n'en espérait pas tant lance une opération de Crowdfunding sur la plateforme Leetchi. Se dire qu'il s'agit d'une campagne présidentielle. Bordel.  

Comme s'il n'y avait plus rien à raconter en politique. Alors on golri. Parce que faut bien rigoler. Le storytelling de l'inénarrable. Jusqu'au bout. Parce que quand il n'y a plus rien à raconter on finit par croire à n'importe quelle histoire, ou par croire que c'est la dernière histoire entendue qui doit être vraie, ou par se raconter toujours la même histoire, en boucle, par ressasser, par s'enfermer, par se "radicaliser". 

Alors qu'il était encore au plus haut dans les sondage et dans l'échelle de la probité, Fillon avait eu ces mots suite à la clôture de l'émission politique dont il était l'invité par l'humoriste Charline Vanhoenacker :

"Je ne suis pas totalement convaincu que ce soit parfaitement approprié de conclure une émission politique où l'on parle de sujets qui sont tous très difficiles, d'ailleurs, elle l'a souligné elle-même, de cette manière.

On ne rigole pas avec la chose publique. La politique est une chose sérieuse. Et la parole qui la porte est sérieuse à son image. Mais ça c'était avant. Hashtag Lol. 

Tout se jouera autour du vote des indécis et des abstentionnistes nous rabâche-t-on depuis déjà des semaines. Peut-être. Mais je crois plus fondamentalement que la victoire des uns et la défaite des autres se jouera précisément ici, dans l'étourdissement consécutif aux K.O. répétés qu'ils viennent d'asséner à la crédibilité de la parole publique, de la parole politique.

Cinq ans ont passé. Du discours du Bourget au discours du Bourgeois.

2012. Discours du Bourget. F. Hollande. "Mon ennemi c'est la finance". Wokay. On avait depuis longtemps compris que dire, c'est s'éviter de faire.

2017. Journal de 20h de TF1. F. Fillon. "Une seule chose pourrait m'empêcher d'être candidat, c'est si mon honneur était atteint, si j'étais mis en examen." Là on cherche encore à comprendre. Un fracas. Et depuis un feuilleton. Raconté et étalé partout précisément parce qu'avant toute chose il est de l'ordre de l'inénarrable. 

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Depuis le début de cette histoire, depuis ce journal de 20h sur TF1, il y a quelque chose qui m'obsède. Une réminiscence. Un souvenir. L'impression que tout cela a déjà été écrit. Que je l'ai déjà lu quelque part. Quelque chose que je viens à l'instant de retrouver. Une évidence. Juste après l'inénarrable vient l'innommable

"Ce sera moi, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu'il y en a, il faut les dire, jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c'est peut-être déjà fait, ils m'ont peut-être déjà dit, ils m'ont peut-être porté jusqu'au seuil de mon histoire, devant la porte qui s'ouvre sur mon histoire, ça m'étonnerait, si elle s'ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer.Tout le reste ce ne sont que des histoires inracontables, inénarrables. Sinon la fin de l'Histoire, la fin des histoires. De leurs histoires.

Voilà ce que Beckett écrivait, voilà ce que Fillon se serait dit s'il avait eu un peu de lettres, et d'esprit … Mais d'esprit …

2 commentaires pour “Présidentielle 2017 : le storytelling de l’inénarrable.

  1. Sur la première partie de cet article, l’événement n’est pas les mensonges de Valls et de fillon. L’événement est qu’on les ait tolérés.
    Valls a été le premier ministre des deux gauches irréconciliables et de: “La gauche peut mourir, je vais tuer la gauche”, le premier ministre qui ne s’imposait pas et qu’on a laissé s’imposer, le premier ministre qui, pour se rassurer, a demandé de pouvoir le rester jusqu’à la fin du quinquennat et qui a démissionné de son propre chef pour trahir son chef; le premier ministre qui avait toutes les raisons d’être renversé par une majorité qu’il clivait sans que personne ne dise que c’était un miracle qu’il tienne, qu’il était bipolaire, qu’il n’avait pas la compétence, que c’était un autoritariste sans autorité et un caractériel sans caractère.
    Quant à fillon, il avouait avoir créé une société de conseil dont personne ne lui demandait quelles étaient les activités. On le voyait de connivence avec le président d’ACSA sans que personne ne soupçonnât de conflit d’intérêt. Si on ne connaissait pas l’existence de l’emploi présumé fictif de son épouse, on le voyait occuper un emploi fictif de parlementaire qui sillonnait la France pour battre la campagne au lieu de légiférer. C’était écrit dans son livre, on le savait, on le voyait faire et on n’en pipait mot.
    Le coupable n’est pas tellement le menteur que celui qui laisse mentir.

  2. Quant à Fillon en antihéros beckettien, il fallait aller le chercher, sauf à dire que le théâtre classique s’est définitivement transformé en théâtre de l’absurde. Fillon me fait plus simplement penser à Harpagon s’enrichissant sur la cassette de l’Etat et de ses enfants pour n’épargner rien ni personne.

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