Et si on inversait (aussi) la hiérarchie des normes dans l’enseignement supérieur ?

C'est un tweet de Myriam El Kohmri ce matin. Du genre de ceux qui ont le don de me plonger dans des abimes de perplexité auxquels succèdent des tréfonds de dépit qui à leur tour se muent immédiatement en furieuse envie d'éparpiller tout ça façon puzzle.

Donc Myriam El Khomri a tweeté :

"Notre objectif commun avec est de former en 3 ans 200 000 personnes aux métiers des réseaux numériques"

Le 27 mai 2016 à 6h25 (la France qui se lève tôt tout ça).

C'est chouette. Pour une fois y'a un collègue qui a été plus prompt de moi au niveau de la réaction épidermique en tweetant à son tour :

"Ah ah ah, dans vos gueules les formations universitaires réseau/télécom. "

Voilà. On en est là. Franchement si vous n'aimez pas les grossièretés vous pouvez directement arrêter de lire ce billet.

Vous êtes toujours là ? OK. Donc franchement ça me fout le cul en larmes. Bah oui. Parce que dans mon petit IUT je les croise tous les jours les collègues du département réseau et télécom. Pas plus tard que l'autre jour justement on discutait du fait qu'ils avaient trop d'offre d'emploi et de contrats pro par rapport aux candidatures qu'ils reçoivent. Plus globalement ils sont comme tous les universitaires en charge de formations : on se démène pour créer des formations "à budget constant" ("budget constant" étant le petit nom administratif d'un volume horaire et de dotations en baisse mais passons …), à "budget constant" donc, on se tape une paperasserie dans laquelle tous les patrons qui se lamentent sur la lourdeur administrative du code du travail seraient ravis de venir se vautrer tant elle leur paraîtrait légère, souple et quasiment éthérée, on est évalué en permanence par des organismes à l'utilité aussi discutable que l'acronyme les désignant est sexy, et nos institutions, nos autorités de tutelle, elles tweetent que grâce à Cisco France on va former 200 000 personnes en trois ans.

Mais bordel. Bordel. What. The. Fuck. Mais bordel à quoi on sert ? Mais sans déconner nous à l'université on fait quoi ? On forme à quoi ?

Des formations "professionnalisantes" voire "professionnelles" on en a déjà plein. On a encore le gosier encombré et le transit bouché du nombre de fois où il a fallu avaler notre chapeau en sacrifiant la pédagogie à la rentabilité supposée ou au côté "bankable" de tel ou tel métier momentanément porteur ou déficitaire sur tel ou tel bassin d'emploi, mais faut croire que c'est pas assez. On est arrivé à des situations totalement aberrantes dans lesquelles on nous oblige à recruter de mauvais étudiants disposant d'un contrat quelconque (professionnel, apprentissage) plutôt que de bons étudiants qui ne rapporteront pas une thune à l'université qui les forme. Tous ces chapeaux là, je les avais avalés, on les avait collectivement avalés. On se battait encore mais à la marge, en embuscade, en loucedé, davantage pour préserver notre capacité à encore se regarder dans la glace que pour combattre un système dont on savait qu'il avait déjà broyé la plupart des idéaux qui nous avaient, il y a longtemps, convaincus de pouvoir se rendre utile en y entrant pour transmettre un savoir et quelques compétences techniques et méthodologiques à des étudiants. Bref des trucs que Cisco semble être capable de faire mieux que nous.

A côté de ce qui est en train de se passer à l'heure actuelle, la LRU de Valérie Pécresse c'était Oui-Oui au pays des fées. Naturellement c'est la même chose. Je veux dire que la LRU, avec "l'autonomie" des universités (dont plus de la moitié d'entre elle est en faillite autonome ou sous-tutelle autonome ou a dû, en toute autonomie, fermer un nombre hallucinant de formations), la LRU était juste là pour préparer le terrain.

Cisco, Microsoft, Amazon et Elsevier.

Parce que cet accord avec Cisco est loin, très loin d'être le premier.

Souvenez-vous de l'accord que la ministre de l'éducation nationale a passé avec Microsoft, juste avant d'en passer un autre avec Amazon.

Souvenez-vous qu'en même temps que l'on sucre plus de 250 millions d'euros aux grands organismes de recherche français (voir le récent Appel des Nobels) on file chaque année la même somme d'argent public à Elsevier et quelques autres grands éditeurs pour racheter des travaux financés sur fonds publics par des chercheurs payés sur fonds publics.

Et là, toute guillerette à 6h25 du matin, Myriam El Khomri nous tweete le partenariat sur fonds publics avec Cisco pour former 200 000 personnes aux métiers des réseaux numériques (lequel partenariat date d'ailleurs d'il y a plus de 6 mois mais bon …)

Moi je suis juste au-delà de l'au-delà du ras-le-bol. Des impôts j'en paie comme tout le monde. Et franchement je m'en félicite tous les jours. Mais bordel de merde je ne paie pas des impôts pour financer Microsoft, Amazon, Cisco, Elsevier ou je ne sais quel autre grand groupe privé, a fortiori dans un contexte où les universités n'ont plus une thune, et où ces acteurs privés se vautrent déjà allègrement dans le détournement organisé du crédit impôt recherche (on parle quand même de plus de 5,5 milliards d 'euros …). Et je n'aborde même pas les questions de remise en cause des modèles du logiciel libre que l'on essaie de défendre en balançant des cailloux sur des chars d'assaut.

Au moins me direz-vous y'a un truc qui est désormais limpide et qui ne m'a bizarrement sauté aux yeux que ce matin à la lecture du tweet de la guillerette Myriam El Kohmri.

L'objectif de tout ça est de faire avec l'enseignement public, l'enseignement supérieur et la recherche et le droit à la formation la même chose qu'avec le droit du travail : inverser la hiérarchie des normes.

Quand Cisco fera le boulot des départements réseaux et télécom avec la thune, les moyens et l'accompagnement qui auraient dû leur revenir de droit, quand Elsevier fera le boulot des bibliothèques avec la thune, les moyens et l'accompagnement qui auraient dû leur revenir de droit, quand Microsoft fera le boulot des formateurs au numérique avec la thune, les moyens et l'accompagnement qui auraient dû leur revenir de droit, quand Amazon fera le boulot des éditeurs de manuels scolaires avec la thune, les moyens et l'accompagnement qui auraient dû leur revenir de droit, on se retournera, on regardera les dernières fumerolles s'échappant de ce qui fut un temps l'enseignement public de la maternelle à l'université et on organisera des colloques pour pleurer avec les familles des défunts ou aller pisser sur la tombe de Jean Zay. Et Myriam, Najat, Valérie, Manuel, François, Nicolas et leurs copains ils rigoleront tranquillou en touchant les dividendes de leur impéritie pondérés à l'aune de leur soumission. On aura achevé de flinguer le droit à un service public de la formation mais on aura en contrepartie largement financé (sur fonds publics) Cisco, Amazon, Microsoft et Elsevier qui, c'est vrai, en avaient grandement besoin.

Inverser la hiérarchie des normes dans le code du travail, dans le droit à la formation, dans l'enseignement supérieur et la recherche. Le voilà le grand projet. La voilà la seule doctrine. Tout aura été fait en ce sens. Plus j'y pense et plus c'est clair. Ils nous ont fait le coup d'abord "à l'ancienne" : sabrer dans les crédits et les postes. Et puis ils nous l'ont refait mais en mode filou : rendre les universités "autonomes" (et en profiter pour sabrer dans les crédits et les postes). Et pour parachever le tout ils nous le refont encore une fois en mode "ça ose tout" : passer des contrats léonins avec des acteurs privés en expliquant qu'on n'a plus les moyens les crédits et les postes pour faire faire le boulot par les acteurs publics. Jusque là personne n'avait encore osé songé à s'en vanter sur Twitter avec le hashtag #guilleret. Myriam El Khomri et Najat Vallaud-Belkacem, si.

Vous savez quoi ? Ça me fout le cul en larmes. La destruction de l'université française bien sûr. Mais surtout l'abrutissement organisé comme projet social, l'autoritarisme comme principal mode de gouvernance, et le cynisme comme principal mode de négociation.

D'ailleurs Myriam El Kohmri le disait aussi sur Twitter, quelques heures après son autre tweet :

Pour les autres étudiants en revanche, ceux qui devront juste subir l'infâmie de bénéficier des formations universitaires Réseau et Télécom non estampillées #Cisco, ceux-là sont les bienvenus à la #Fuckingconnection qui leur permettra de rencontrer des agences pour l'emploi qui n'inversent pas la courbe du chômage.

L'abrutissement organisé comme projet social, l'autoritarisme comme principal mode de gouvernance, et le cynisme comme principal mode de négociation. Merde.

13 commentaires pour “Et si on inversait (aussi) la hiérarchie des normes dans l’enseignement supérieur ?

  1. Pendant ce temps aussi, un groupe d’enseignants et d’enseignants-chercheurs de l’UPMC s’est fendu d’une lettre ouverte à son président pour protester contre l’arrêt de l’environnement Linux dans les salles informatiques en libre service pour les étudiants. Et cela, en raison du “manque de moyens humains nécessaires pour faire évoluer la distribution Linux existante vers une distribution sécurisée, stable et de qualité, équivalente au service offert par Windows”…

  2. Tout cela est très juste, mais le problème c’est que nous n’avons guère plus que nos blogs pour exprimer notre raz le bol de ce que les gouvernements de droite qui e sont succédé au pouvoir, de Sarkozy à Hollande, on fait à l’université et à la recherche. SLU et SLR ont mis plus ou moins la clé sous la porte, et plus aucune action de revendication (hors les pathétiques journées rituelles de grégrèves syndicales qui n’intéressent plus personne) ne voit le jour. Car il y a eu pas mal de bénéficiaire (lire : collabos…) de ces réformes au sein de nos établissements. Celles et ceux qui, faute d’avoir un idéal ou une conception scientifique de leur métier, s’accommodent bien volontiers du virage vers le tout professionnel qui nous est imposé.
    Bon.
    Vivement la quille, quoi…

  3. Mais qu’est-ce que vous racontez ? Le but de ces partenariats est précisément que les grands groupes aident au financement des formations. Pas l’inverse.

  4. Une grande partie des universitaires ne souhaite pas, pour d’évidentes raisons éthiques, que ces grands groupes financent leurs formations. Histoire de garder un peu d’indépendance scientifique vis à vis des gros doigts avides et peu subtils du marché…

  5. “Mais qu’est-ce que vous racontez ? Le but de ces partenariats est précisément que les grands groupes aident au financement des formations. Pas l’inverse.”
    C’est peut-être de l’humour. Difficile de savoir.
    Parce que si c’est pour nous financer, il leur suffit de payer leurs impôts.
    Mais vous oubliez l’excellence. L’excellence du cul qui pleure, certes, mais excellence tout de même.

  6. Faut-il que nos gouvernants aient si peu de jugeote pour reprendre mot pour mot les arguments des lobbyistes ?!
    Pourquoi ne pas prendre la plateforme de formation Cisco netacad.com pour ce qu’elle est ?
    Une contribution à la formation initiale de nos étudiants que nous sommes libre d’utiliser … ou pas.
    À mon modeste niveau d’expérience, les contenus proposés m’aident ou me poussent à réaliser de meilleurs supports de cours/tds/tps.

  7. Allez donc voir le projet du gouvernement “Grandes écoles du numérique”, et vous pourrez mieux comprendre ce que qu’Olivier Ertzscheid appelle “l’inversion de la hiérarchie des normes”.
    Je comprends son coup de gueule !

  8. Continuer à prélever des impôts à destination des Microsoft, Cisco etc. tout en continuant à focaliser le mécontentement des contribuables vers les services publics (inefficaces) ?
    C’est malin : le service public devient une belle coquille vide qui ne sert plus qu’à collecter du pognon pour le redistribuer aux boites privées. À elles le beau rôle, aux fonctionnaire celui des parasites et fainéants.
    Bravo les artistes !

  9. Bonjour
    je n’ai pas compris l’intérêt d’utiliser un vocabulaire aussi vulgaire, c’est choquant de la part d’un universitaire et, en tant que vieil universitaire, m’a empêché d’aller jusqu’au bout de votre prose.
    Respecter le lecteur, c’est aussi essayer de bien s’exprimer, succinctement, correctement et clairement.

  10. … si au moins les universitaires qui se réclament d’une autre université proposaient autre chose que des liens onedrive de microsoft pour juste diffuser des emplois du temps, on avancerait un poil… de plus en plus souvent, si les universitaires français enseignaient le bio, ils le feraient sans sourciller avec une chaire financer par monsanto ou nestlé.
    J’ai revu il y a quelque jour un film de petite anticipation : Idiocracy, encore un effort et il n’y aura pas besoin d’attendre quelques centaines d’années… La connerie, c’est tout de suite.

  11. Je ne suis pas universitaire mais je comprends très bien la pente sur laquelle nous glissons. Friot parle très bien de cet accaparement pernicieux du privé qui étend ses tentacules sur tous les secteurs qui avaient réussi à sortir du capitalisme. Un grand coup de balai politique est nécessaire. N’oubliez donc pas les urnes. Nous avons un choix politique possible pour mettre un coup d’arrêt à la financiarisation de l’activité. Je ne vous dirai pas lequel pour ne pas donner l’impression que je suis venue faire de la propagande. Mais renseignez-vous et ne baissez pas les bras : la prise de conscience a lieu, en ce moment. Vous n’êtes pas seuls à savoir ce qui se passe et ce qui vous arrive fait partie d’une offensive générale touchant absolument tous les secteurs (santé, éducation, mais aussi tous les grands services : eau, transports…)

  12. Au moins en informatique, un des problèmes de ces accords cadres de merde c’est que, à force d’à force, ils filent la gerbe à ceux qui travaillent dans le milieu (fonction support en informatique comme ils disent). Et travailler avec la bile au fond de la gorge, ça use ….
    La France est en train de payer l’absence de CAPES/Aggrèg. en informatique … Il est compliqué pour un analphabète de lutter contre la marchandisation….

  13. On en arrive toujours, encore et encore, à la même chose : les personnes bien placées, qui ont le pouvoir, veulent récupérer quelques petits millions, et s’arrangent pour que des contrats soient mis en place entre le très bon copain de papa et l’ami bien placé de maman. Ce qui devient insupportable c’est le fait que les bien placés se croient dans une bulle tellement indestructible qu’ils font leurs coups en douce de moins en moins… en douce, justement : ils se croient tellement forts qu’ils en arrivent au principe qu’ils peuvent tout faire en toute impunité, et ça marche : les Français ne disent rien. Allez-y, faites leur manger du “danse avec les stars” toute la soirée, il n’y verront que du feu.

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