E-reputation : médiation, calcul, émotion. Nos identités n’ont pas de corps.

Camille Alloing a eu la gentillesse il y a quelques mois de me demander d'écrire une postface pour son ouvrage "E-reputation : médiation, calcul, émotion". A l'occasion de la sortie de cet ouvrage (que je vous recommande chaudement pour la simple et bonne raison que Camille est la personne qui me semble faire le travail de recherche le plus intéressant et le plus approfondi sur ce sujet dans les SIC francophones), la voici (la postface).

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« Nos identités n’ont pas de corps » écrivait John Perry Barlow le 9 février 1996 dans la déclaration d’indépendance du cyberespace . Vingt ans plus tard, nos traces identitaires sont partout, et nos corps n’en sont qu’un marqueur parmi tant d’autres : documents, photos, statuts mais aussi vêtements et objets connectés, puces RFID sous-cutanées, dispositifs biométriques de nos ordinateurs et smartphones, etc. Vingt ans plus tard nos corps ne permettent plus simplement de nous identifier mais ils sont l’interface mouvante de nos identités, choisies ou subies. Vingt ans plus tard, identité et e-réputation ont connu et épousé toutes les métamorphoses du réseau, flirté avec toutes les interdictions, et dessiné le puzzle complexe de toutes les surveillances. Vingt ans plus tard les « individus médias » que nous sommes devenus sont exposés en permanence au jeu d’une rationalité calculatoire et algorithmique qui instrumentalise l’émotionnel pour mieux libérer la dimension pulsionnelle nécessaire à la rentabilité des plateformes marchandes et des jardins fermés qui cristallisent l’essentiel de nos navigations et de notre temps connecté.

Si la question de la réputation et de l’identité numérique est aujourd’hui si prégnante et si fascinante c’est parce qu’à l’image de la présence divine pour Pascal elle est « une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». L’idéal de décentralisation du web des pionniers a cédé devant la puissance des plateformes et des grands écosystèmes, en opérant une reterritorialisation dans laquelle les individus sont soumis à des logiques de personnalisation de plus en plus opaques et intrusives qui font de chacun d’entre nous le centre d’un ciblage publicitaire et comportemental au service d’intérêts marchands mais également politiques.

La notion de réputation s’est déplacée à l’unisson des évolutions du web. D’abord centrée sur la production documentaire (World Wide Web) et les logiques descriptives associées au travers des hyperliens, elle s’est ensuite structurée autour des profils devenus le centre mouvant de nos modes d’expression connectés (World Life Web) et faisant de l’homme « un document comme les autres » , avant de s’orienter aujourd’hui vers une dimension « objectivable » (Internet des Objets) principalement alimentée par des capteurs – souvent dissimulés – et des « bots » – souvent autonomes, faisant de notre corps une interface comme une autre (World Wide Wear ).

Si la « réputation » d’un document était assurée par le nombre d’hyperliens pointant vers lui, si la réputation d’un individu ou d’une entreprise était notamment constituée par les « avis » et autres « j’aime » associés à son nom ou à sa marque, qui mesurera demain la réputation issue de ces milliards d’objets connectés qui sont autant de nouveaux marqueurs identitaires, comment le fera-t-il, et surtout, à quelle(s) fin(s) ? Et de la même manière que la réputation de « nos » documents, de « nos » publications et de « nos » interactions influencent et documentent notre propre identité, dans quelle mesure les objets connectés qui nous entoureront seront-ils à leur tour en situation de le faire ?

Plus que de nouvelles métriques observables et souvent contraintes dans l’étroitesse infinie des murs d’enceinte des plateformes et des « jardins fermés », et après avoir testé, parfois à nos dépens, les nouvelles proximités documentaires et sociales du numérique, nous sommes aujourd’hui en train de vivre l’avènement de nouvelles proxémies, de nouvelles géographies sociales dans notre rapport aux informations et à la connaissance, mais aussi dans notre rapport aux autres et à nous-mêmes. A ce titre, marqueurs identitaires et métriques réputationnelles constituent un point d’observation privilégié, notamment pour étudier les biais qu’ils permettent de véhiculer.

Demain, la rationalité calculatoire et statistique, en faisant son entrée dans un certain nombre de secteurs jusqu’ici considérés comme régaliens (santé, éducation, transport) va calquer à ces environnements des logiques réputationnelles aussi opaques que discutables, et générer des injustices et des inégalités réputationnelles dont les actuels débats autour du « droit à l’oubli » ne constituent que le tiède avant-goût. Car penser l’identité numérique et l’e-réputation à l’heure d’une connexion permanente et ubiquitaire c’est penser le vivre-ensemble démocratique autour de la question de la « privacy » au sens anglo-saxon, c’est à dire à la fois à la fois un "principe de non-nuisance" et un "droit d'être laissé tranquille" .

La maîtrise des paramètres et des logiques réputationnelles jouera un rôle de plus en plus central dans l’alimentation du modèle économique des plateformes qui a partie liée avec la gestion de ces identités et des réputations associées mais aussi, plus radicalement et fondamentalement, dans les modes de gouvernance qui seront proposés à l’échelle de populations entières, dans la production et l’acceptation de nouveaux habitus, voire de nouvelles normes.

« Nos identités n’ont pas de corps ». Vingt ans après le douloureux deuil de la déclaration d’indépendance du cyberespace, ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage de Camille Alloing que leur donner … un corpus.

Olivier Ertzscheid

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication

Université de Nantes. IUT de La Roche-sur-Yon

Laboratoire DICEN-IDF (Université Paris Ouest)

(pour acheter l'ouvrage de Camille, rdv sur son – passionnant – blog)

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Un commentaire pour “E-reputation : médiation, calcul, émotion. Nos identités n’ont pas de corps.

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