Le fichage dans le sang. Jusqu’au bain de sang ?

Hors la loi.

États-Unis. Mai 2010. Un candidat au congrès, républicain, médecin par ailleurs, propose de "pucer" les immigrants clandestins pour les "documenter"

"Je pense que nous devrions les attraper, les documenter, s'assurer de savoir là où ils sont et ce qu'ils font. (…) En fait, je soutiens les micropuces. Je peux pucer mon chien pour que je puisse le trouver. Pourquoi ne puis-je pas pucer un clandestin ?" 

Pour la science.

Mars 2015. Islande. Le code génétique d'une population entière est pour la première fois disponible

"le génome complet de 2 636 Islandais, soit 0,8 % de la population du pays (320 000 habitants) a été séquencé. Les chercheurs ont donc leur code génétique complet, lettre par lettre. Ils ont de plus étudié le profil génétique de 104 000 individus, soit un tiers de la population. Cette base de données génétiques va révéler des informations médicales essentielles, y compris sur les 99 % de la population dont le génome n’a pas été séquencé, rappelle MIT Technology Review."

Dans la loi.

Juillet 2015. Le Koweït impose un fichage ADN à toute sa population ainsi qu'aux résidents étrangers. Dans la longue histoire de l'humanité, c'est la 1ère fois qu'elle telle loi est votée. La 1ère fois qu'un tel fichage est mis en place.

"les députés koweïtiens ont créé un fonds d’urgence de 400 millions de dollars (363 millions d’euros) afin de financer ce dispositif. Le Parlement a également prévu des sanctions d’un an de prison et jusqu’à 300 000 dollars d’amende (272 000 euros) pour tout Koweïtien refusant de se soumettre au fichage ADN."

Comme le rappelle l'article du Monde, le Royaume-Uni avait déjà tenté de mettre en place une telle mesure en 2008, mais les juges de le Cour européenne des droits de l'homme avaient considéré que "le maintien d’un échantillon d’ADN pour un délit non pénal ne pouvait pas être considéré comme nécessaire dans une société démocratique."

Bio-technologies et bio-capitalisme.

En parallèle à ces 3 jalons, la génomique personnelle continue de se "démocratiser", c'est à dire concrètement de basculer entre les mains de quelques nouveaux oligopoles qui ont tous plus ou moins partie et actionnariat lié avec les actuels GAFA, qui préparent de leur côté le web de l'ADN, l'internet du génome.

Le fichage ADN complet de la population mondiale est à portée de main. Comme le montre l'exemple Islandais, il sera possible d'extrapoler. Au risque de l'arbitraire. Comme le montre l'exemple Koweitien, il sera possible de légiférer. Au risque de toutes les dérives sécuritaires. Comme le montre l'exemple de ce candidat au congrès américain, il sera possible de le justifier par le cynisme le plus nauséabond. Comme le montrent également bien d'autres exemples que je n'ai pas ici le temps de détailler, la recherche scientifique dans le domaine du génie génétique est également à l'origine de bien des espoirs et d'un grand nombre de vies sauvées, de maladies vaincues, raisons pour lesquelles plus aucun moratoire au sens politique ne semble désormais possible. Pourtant dans ce domaine comme dans tant d'autres, alors que les bio-technologies permettront d'améliorer la vie des populations les plus riches, elles feront basculer dans une société du contrôle digne des pires récits Orwelliens l'ensemble des populations les plus pauvres ou les plus exposées au joug de pouvoirs non-démocratiques.  

Et comme le montrent les exemples innombrables de l'inexorable pénétration des bio-technologies dans les plus triviaux aspects de nos vies, on nous assurera qu'il s'agit là d'un moyen qui nous est offert pour que nous disposions de davantage de contrôle, pour que nous jouissions de davantage de sécurité, et nous nous réveillerons un jour avec l'étrange impression d'évoluer dans le scénario de Bienvenue à Gattacca.

Partout le même fétichisme du fichier, le même fascisme du fichage. Et le même scénario mortifère où des actes barbares isolés suffisent à justifier des mesures anti-démocratiques dont on connaît pourtant l'inefficacité patente.

La rhétorique de la puce.

France. Paris. Fin du 17ème siècle. 1668 exactement. Le 1er récit fondateur de l'histoire des hommes et de leurs "puces". Jean de la Fontaine. Livre VIII, Fable 5. L'homme et la puce. Quelques siècles avant l'invention des "implant party's" et du bio-hacking.

Par des vœux importuns nous fatiguons les dieux :
Souvent pour des sujets même indignes des hommes.
Il semble que le Ciel sur tous tant que nous sommes
Soit obligé d'avoir incessamment les yeux,
Et que le plus petit de la race mortelle,
A chaque pas qu'il fait, à chaque bagatelle,
Doive intriguer l'Olympe et tous ses citoyens,
Comme s'il s'agissait des Grecs et des Troyens.
Un Sot par une Puce eut l'épaule mordue.
Dans les plis de ses draps elle alla se loger.
Hercule, ce dit-il, tu devais bien purger
La terre de cette Hydre au printemps revenue.
Que fais-tu, Jupiter, que du haut de la nue
Tu n'en perdes la race afin de me venger ?
Pour tuer une Puce il voulait obliger
Ces Dieux à lui prêter leur foudre et leur massue.

Après avoir "documenté" l'ensemble de nos textes, courriels, photos, vidéos, SMS, rapports sociaux et proximités afférentes, s'attaquer désormais au fichage et à la documentation du corps. L'ADN comme nouveau Graal. La puce au plus près, au dedans même de nos corps. Corps augmentés de toujours davantage de fonctions et d'automatismes, nous masquant à quel point ils sont en même temps diminués d'autant d'autonomie.

Les métriques à coups de trique.

La maîtrise de l'ADN comme technologie de traçage et de contrôle est socialement et politiquement invisible, elle relève de l'inobservable à l'oeil nu. A l'inverse des caméras de surveillance qui ornent chaque angle de nos rues, le fichage ADN rend la surveillance parfaitement invisible. Nous ne nous voyons pas en train d'être épiés. Elle est pourtant l'ultime technologie du contrôle, c'est à dire du rendu visible. Rendant également visible ce qui n'avait nulle vocation à l'être, et pire encore, extrapolant et prévoyant des traits, des comportements, des attitudes pourtant souvent sociologiquement et empiriquement inexistants avant qu'ils n'aient été prédits. Vieille technique de la boule de cristal, de l'horoscope, du discours performatif et de la prophétie auto-réalisatrice. Si l'on vous dit que votre journée sera merveilleuse, on vous installe dans un état d'esprit qui vous prédisposera à la voir merveilleuse. Avant seules quelques bohémiennes s'y risquaient. Puis Elisabeth Tessier passa une thèse de sociologie. Et depuis les algorithmes invisibles nous survendent du lol pour préparer nos cerveaux à la jachère d'un marketing comportemental passé à l'échelle industrielle mais encore capable de frappes chirurgicales toujours davantage ciblées.

We should document them.

"Esse est percipi." Être c'est être perçu. Et exister c'est être vu. Non pas exister pour être vu. Surtout pas être observable pour avoir le droit d'exister. Mai 2010 aux Etats-Unis, un candidat républicain au Congrès déclare "We should document them." Il poursuit : "Je peux pucer mon chien pour que je puisse le trouver. Pourquoi ne puis-je pas pucer un clandestin ?"

Si la privacy est devenue une négociation collective, la clandestinité est en passe de devenir la norme seule encore capable de produire de l'individuation dans nos parcours et nos navigations numériques déjà calculées par d'autres ; dans nos vies tout simplement. La récente multiplication – et démocratisation – des réseaux alternatifs (Tor, et récemment Hornet) permettant une anonymisation n'est que l'un des symptômes de cette dérive de la transparence.

Et si nous n'avons jamais été aussi libres que sous l'occupation, nous n'avions jamais été aussi fichés que sous nos danaïdes démocraties algorithmiques qui ont érigé la mesure (des individus) en système et la collecte (des données) en vertu.

ADN. A l'Abri Derrière Nos peurs, se prépare un contrôle totalement inédit des populations. Inévitable. Déjà opérant. Qui nous condamne à la résistance. Inévitable. Déjà opérante. Illustrant la bascule entre le monde actuel, celui des algorithmies étymologiquement clandestines, et celui de demain, dont les primo résidents seront les individus les plus aptes à de nouvelles formes de clandestinité.

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