Souvent algorithme varie, bien fol qui s’y fie.

La phrase est connue. Elle est de Victor Hugo qui la prêta à François 1er : "Souvent femme varie, bien fol qui s'y fie". Voilà probablement la part de féminité d'algorithmes dont les développeurs sont essentiellement des hommes. Peut-être est-ce aussi l'une des raisons de l'irraisonnable crainte qu'ils nous inspirent.

Or donc Facebook vient une nouvelle fois d'annoncer un nouveau changement dans son algorithme. En fait trois nouveaux changements.

Mobilis in mobile.

Le premier permettra (ou en tout cas n'interdira plus) de voir plusieurs posts d'une même source (un ami, une marque, une personnalité) sur votre mur.

  • Previously, we had rules in place to prevent you from seeing multiple posts from the same source in a row. With this update, we are relaxing this rule.

Le deuxième changement joue sur la règle désormais classique du FOMO (Fear Of Missing Out) et du WYWA (While You Were Away). Facebook va donc davantage pondérer et faire remonter les contenus des amis auxquels "vous tenez le plus".

  • We’ve also learned that people are worried about missing important updates from the friends they care about. For people with many connections this is particularly important, as there is a lot of content for them to see each day. The second update tries to ensure that content posted directly by the friends you care about, such as photos, videos, status updates or links, will be higher up in News Feed so you are less likely to miss it. If you like to read news or interact with posts from pages you care about, you will still see that content in News Feed. This update tries to make the balance of content the right one for each individual person.

Notez bien la dernière phrase de l'argumentaire de Facebook : "cette mise à jour s'efforce de trier les contenus les plus adaptés à chaque individu".

Troisième et dernier changement (pour cette fois en tout cas), il s'agit de faire redescendre (et donc in fine de "masquer") les contenus à faible valeur ajoutée, c'est à dire ceux qui concernent les interactions ou commentaires de nos "amis" avec différentes pages ("Jean-Paul a liké la page PSG" ou "Nathalie a commenté la page sac à main de Zara")

  • Lastly, many people have told us they don’t enjoy seeing stories about their friends liking or commenting on a post. This update will make these stories appear lower down in News Feed or not at all, so you are more likely to see the stuff you care about directly from friends and the pages you have liked.

Ces nouveaux changements algorithmiques sont – comme à chaque fois – très commentés, à la fois côté médias, mais également du côté "business", avec le risque et l'annonce d'ailleurs confirmée par Facebook d'une énième baisse du trafic et du reach organique d'un grand nombre de pages ("In some cases, post reach and referral traffic could potentially decline.")

De l'autre côté des algos.

De l'autre côté des algorithmes, il y a les gens, et leurs usages. L'usage qu'ils font de ces sites sous coupe réglée algorithmique. Et cela tombe bien puisque quelques jours avant l'annonce des changements de l'Edgerank, Le Monde publie les premiers résultats de l'équipe qui travaille à caractériser nos usages de Facebook à partir de l'application Algopol dont je vous recommande l'installation si ce n'est déjà fait, et qui vous permet de jouer de manière bluffante avec vos données.

Algopol

Et ces résultats sont les suivants.

Le syndrome SIT : "Stay In Touch". Facebook permet de "maintenir le contact", et ce très souvent de façon "passive".

  • "Facebook sert plus à la conversation, en écrivant sur la page de ses amis, et à la veille passive, pour rester en contact avec son réseau, qu’à l’activité tous azimuts."

Ciel mon Bourdieu. Confirmant les analyse bourdieusiennes et celles plus récentes, de Danah Boyd, les "usages" sur les réseaux sociaux renvoient à des pratiques culturelles sociologiquement clivées.

  • "les liens que partagent les cadres et les professions libérales sont fort différents que ceux que transmettent les ouvriers et les employés. Les premiers postent beaucoup plus de liens renvoyant vers des médias étrangers, alors que les seconds préfèrent les médias grand public."

Plus intéressantes – ou en tout cas moins attendues – sont les autres conclusions (provisoires) de cette étude toujours en cours qui distingue trois grands modes d'interaction permettant de caractériser des typologies d'utilisateurs.

  • 15% de gens publient "chez eux". C'est la figure et l'archétype de l'égocentré et autre adepte du selfie.
  • 30% de gens publient "chez les autres". Cette catégorie est "plus jeune que la première" et "concerne les personnes qui écrivent davantage sur les pages des autres que sur la leur. « Facebook est pour eux une forme de chat », résume Dominique Cardon."
  • 55% des gens "regardent sans publier". Le groupe dominant est donc "constitué des spectateurs et partageurs", « C’est une passivité active et c’est un usage qui est trop souvent oublié lorsque l’on parle de Facebook », décrit Dominique Cardon."

Cette analyse permet de confirmer une nouvelle fois, et dans le cadre particulier de Facebook, la véracité des différentes échelles participatives à l'échelle du web dans son ensemble, échelles que j'avais détaillées dans ce billet de 2010, ensuite repris et mis à jour en 2014 pour une publication dans les Cahiers de la SFSIC et donc je vous retranscris les conclusions :

"De plus en plus d'internautes sont "impliqués", même si cette implication est, pour moitié, à seule visée consultative (activité de lecture).

Premier enseignement, la part des inactifs, dominante aux commencements du web 2.0 (plus de 30% en 2006), s'est drastiquement réduite pour se stabiliser et ne plus concerner qu'environ 5% des internautes fin 2011.

Second enseignement, le web "participatif", qui rassemble les activités documentaires (ou méta-documentaires) d'indexation (collaborative ou non – folksonomies), de commentaire, de vote qualitatif, ou d'écriture collaborative sur des contenus produits par d'autres, même s'il est régulièrement en très légère baisse conserve une part relativement constante, à hauteur d'un peu plus de 20% des usages  (21,5% fin 2011)

Troisième enseignement, le web "consultatif" explose en passant de 34 à plus de 50% des usages et semble stabilisé à cette hauteur (51,5% fin 2011)

Enfin, les usages réellement "contributifs" de publication, de mise en ligne de contenus et d'activité "profilaire" ou visant à initier des conversations sur différents types de réseaux sociaux, s'ils peuvent apparaître assez faibles, sont proportionnellement ceux qui augmentent le plus en étant presque multipliés par 3, passant de 8% en 2006 à plus de 21% en 2011. La pregnance des écosystèmes (Twitter et Facebook notamment) dans lesquels profils et statuts sont au centre de l'ensemble des interactions suffit à expliquer cette croissance."

Des (clics de) souris, des algorithmes et des hommes.

Le lien entre les modifications de l'algorithme de Facebook et les premiers résultats de l'étude Algopol est évident.

La troisième modification de l'algorithme (déclassement des interactions "user-centric") tend à isoler et à marginaliser davantage les interactions des 15% d'égocentrés par rapport aux utilisateurs "mainstream" tout en permettant aux premiers (les égocentrés donc) de continuer d'assouvir tranquillou leur plaisir solitaire de l'exposition précoce.

La première modification de l'algorithme (voir plusieurs posts d'une même source) permettra, à l'inverse, de favoriser les interactions conversationnelles (le "tchat") avec vos amis proches pour les 30% d'utilisateurs qui "écrivent chez les autres".

La deuxième modification, enfin ("remonter les contenus des amis auxquels vous tenez le plus"), s'adresse directement aux 55% d'utilisateurs "passifs" en surpondérant le contenu de leur newsfeed de nouvelles d'amis proches, lesquelles nouvelles surpondérées viendront nourrir leur addiction au mode "lecture seule" qui caractérise leur utilisation de Facebook tout en garantissant à ce dernier de pouvoir continuer de capter l'attention de ces "spectateurs passifs".

Algorithmes de la démesure ou algorithmes "sur-mesure".

Tout cela doit nous rappeler plusieurs choses importantes.

A l'échelle d'écosystèmes informationnels centrifuges, c'est à dire reposant principalement sur des logiques d'internalités (les réseaux sociaux en général et Facebook en particulier), le "sur-mesure" algorithmique nous installe toujours davantage dans les attitudes de consultation "passives" ou, comme le dit Dominique Cardon, dans une "passivité active" nourrie de kakonomie, c'est à dire d'un goût prononcé pour des interactions de bas niveau et de faible coût cognitif.

A l'échelle d'écosystèmes informationnels centripètes, c'est à dire reposant principalement sur des logiques d'externalités (les moteurs de recherche en général et Google en particulier), les logiques de personnalisation, ce "sur-mesure" algorithmique a pour principale vocation de conforter nos propres systèmes de croyances en s'appuyant sur une critériologie principalement nourrie de nos requêtes et de nos historiques de recherche.

Dans les deux cas et à l'image de la théorie des bulles de filtre d'Eli Pariser, cette nouvelle forme de "passivité active" s'affirme comme le meilleur moyen de faire tourner un modèle économique à l'échelle d'algorithmes de la démesure (milliards de profils sur Facebook ou de requêtes sur Google) qui n'ont d'autre choix à l'échelle du corpus de données sur lequel ils travaillent, que de produire du "sur-mesure" tant il leur est à la fois économiquement, technologiquement et presque "ontologiquement" devenu impossible de produire des résultats "à l'échelle" d'un corpus d'une telle étendue.

C'est, en termes peut-être plus simple, ce que j'essayais de décrire derrière le néologisme (ou le barbarisme) des "autarcithécaires" en opposition aux "bibliothécaires". Les "bibliothécaires" avaient – et ont toujours – pour rôle, pour fonction et pour mission de produire et de conserver des référents culturels génériques stables à l'échelle d'un pays, d'une population, d'une culture. Les "autarcithécaires" que moteurs et réseaux sociaux ont fait de chacun d'entre nous, ont non plus pour fonction ou pour mission mais pour "occupation" de circonscrire et d'entretenir, à l'aide des algorithmes y présidant, un périmètre "culturel" qui s'affirme à la fois comme un renoncement et comme un rapprochement. Renoncement à l'utopie pionnière d'une réelle hétérarchie, d'une réelle isegoria de publiants dont la visibilité et l'audience reposeraient sur leur capacité à susciter l'attention "entre pairs" au moyen de liens hypertextes (le coeur de l'algorithmie originelle du Pagerank). Et rapprochement du web-média vers les logiques "top-down" éditocratiques caractéristiques de ces "vieux" médias que sont la télévision, la radio ou la presse, c'est à dire dans lesquels une aristocratie de la parole est in fine la seule à pouvoir s'exprimer publiquement en structurant une audience suffisante pour établir en miroir une autorité qui finit par ne plus être construite qu'à la mesure et en fonction de ladite audience.

Facebook est à ce titre un écosystème passionnant car à la différence de Google, il est le seul à pouvoir représenter, dans son jardin fermé, à la fois ces logiques aristocratiques de publication, lesquelles viennent en retour souvent entretenir les interactions plébéiennes et kakonomiques de la "conversation passive", tout en permettant à chacun, à la marge et en parallèle, de nourrir et d'alimenter un mise en scène narcissique de sa propre instanciation numérique, de son propre "profil".

Dans un catalogue de profil, les informations se voient de biais.

La danger, car il y a danger, c'est que nous perdions au final complètement de vue les biais que supposent de telles approches.

Le danger serait de perdre complètement de vue les logiques algorithmiques qui font que le traitement de la requête "nazi" sur Google Allemagne ne donne pas les mêmes résultats que sur Google US. Que si le parti nazi américain apparaît bien classé dans Google US alors que les sites du mémorial de la Shoah dominent dans les pages de résultat allemandes du moteur, cela ne soit plus lié à ce que les logiques de publication (= la somme des pages accessibles et les liens qui les unissent) traduisent et trahissent à l'échelle d'un pays et de sa propre histoire, mais que cela soit uniquement ramené à l'échelle du seuil de tolérance au racisme et à la xénophobie, ou même à la culture ou à l'inculture historique que le moteur (ou le réseau social) aura été en mesure de déterminer pour caractériser tel individu et lui afficher les pages de résultats – lui – correspondant.

Le danger serait de ne plus pouvoir se reposer que sur des "vues" du monde algorithmiquement établies selon une critériologie réduisant la géopolitique à une doxa non-négociable, non-contextuelle comme en atteste, par exemple la stupéfiante manière dont Google modifie les frontières en fonction du pays de connexion (et de la doxa dominante à l'échelle de ce pays de connexion).

Le danger serait qu'une substitution complète s'opère dans l'esprit des citoyens à l'échelle des "sources" médiatiques (radio, télé, internet, presse …) faisant autorité et de la hiérarchie ou de l'indice de confiance qu'ils attribuent à chacun de ces sources. Le danger serait que les anciennes éditocraties fassent définitivement allégeance aux nouvelles éditorialisations algorithmiques, sacrifiant sur l'autel du trafic le peu d'indépendance qu'il leur restait encore.

Le danger ce serait que cette analyse datant pourtant de 2003 alors que Google n'avait que 5 ans et que Mark Zuckerberg laissait béatement éclore ses premiers boutons d'acné, le danger serait que cette analyse datant de 2003 ne finisse par s'imposer :

"Quand nous consultons une page de résultat de Google ou de tout autre moteur utilisant un algorithme semblable, nous ne disposons pas simplement du résultat d'un croisement combinatoire binaire entre des pages répondant à la requête et d'autres n'y répondant pas ou moins (matching). Nous disposons d'une vue sur le monde (watching) dont la neutralité est clairement absente. Derrière la liste de ces résultats se donnent à lire des principes de classification du savoir et d'autres encore plus implicites d'organisation des connaissances. (…) Une nouvelle logique se donne à lire, très sujette à caution en ce que l'affichage lisible d'une liste de résultats, est le résultat de l'itération de principes non plus seulement implicites (comme les plans de classement ou les langages documentaires utilisés dans les bibliothèques) mais invisibles et surtout dynamiques, le classement de la liste répondant à la requête étant susceptible d'évoluer en interaction avec le nombre et le type de requêtes ainsi qu'en interaction avec le renforcement (ou l'effacement) des liens pointant vers les pages présentées dans la page de résultat."

Et qu'en s'imposant, qu'il s'agisse des moteurs ou des réseaux sociaux, les logiques d'appariement neutre ou à tout le moins objectivable (matching) ne disparaissent totalement au profit des seules stratégies d'atermoiements permettant de reculer dans la liste des résultats de recherche ou dans les newsfeed de tel utilisateurs les résultats "se correspondant entre eux" au bénéfice exclusif de résultats "ne correspondant qu'à lui seul ou à ses proches" (watching).

Le web est par nature un média de publication. Un média qui "autorise" la publication. Ces incessants changements algorithmiques n'ont de cesse que d'entraver la nature même de ce processus fondamental à chacun de ses niveaux : entraves algorithmiques qui touchent à l'exposition à la visibilité et à l'audience desdites publications, mais entraves algorithmiques qui touchent également au choix des sujets en conditionnant ces choix à des logiques d'audience "larges" ou "entre pairs" qui pour être sociologiquement clivées (cf les résultats de l'étude Algopol) n'en restent pas moins à l'essentielle discrétion de ces nouvelles aristocraties algorithmiques qui ne se contentant plus de nous permettre d 'y déverser nos vies, ont chaque jour davantage la tentation de nous dicter ce que devraient être nos comportements, et l'expression de ces comportements.

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