Le web qui fait “Bew” !

J'ai eu envie d'acheter une liseuse Kobo pour l'anniversaire de mon frère. Je suis allé voir les prix sur le site de la FNAC. Je lui achèterai finalement probablement autre chose. Mon mur Facebook est envahi de publicités de liseuses et de produits FNAC.

J'ai regardé des clips sur YouTube cet été avec mes enfants. Le nouveau service d'écoute musicale tout juste lancé par Google Play me propose une liste de morceaux "recommended for you" dans laquelle je retrouve les clips regardés cet été avec mes enfants. Dans laquelle je retrouve aussi des morceaux que je n'achèterai à aucun prix mais que j'avais regardé "pour rire", en s'en moquant gentiment avec des amis, alors que nous étions déjà passablement éméchés.

J'ai fait une recherche Google sur les différentes formes de daltonisme pour l'un de mes enfants atteint de ce trouble de la vision. Mon courrier électronique est désormais truffé de publicités pour des lunettes, des opticiens et diverses consultations ophtalmologiques.

Google a inventé la publicité contextuelle. Avec comme objectif que l'usager n'ait plus besoin d'opérer de catégorisation entre résultats organiques et résultats sponsorisés. "Ads are content." Les publicités sont des contenus. La publicité, c'est le contenu.

La recommandation est devenue une intrusion. La suggestion, une sujétion. La prédiction, une soumission. Chaque nouvelle soumission (de site à un moteur, d'avis à une régie publicitaire, etc.), une nouvelle possibilité de recommandation. Et ainsi de suite. Déjà nous "soumettions" des sites. A quel régent ? A quel titre ? De quel droit ? Maintenant nous "soumettons" des avis, des commentaires. Si tous les mots ont un prix, ils gardent un sens. Grand temps de réouvrir un dictionnaire étymologique.

Dans le web des silos, seule la publicité semble paradoxalement être encore capable de s'en extraire par une <pas si> mystérieuse <que ça> capillarité, pour nous poursuivre, obstinément, d'un site à l'autre, d'un écosystème au suivant.

Hors de la seule navigation (mais navigue-t-on vraiment encore ?) chaque page affichée dans les biotopes informationnels dont je suis le résident passif et pourtant impatient, chaque page, chaque usage me renvoie aux précédents, m'affiche en miroir ces envies non suivies, ces moments que je vivais décontextualisés et qu'Ils veulent à toute force recontextualiser. Le fan d'indie/pop qui lors d'une soirée arrosée entre amis se prend la tête pour savoir quelle est la phrase qui vient après "qu'est-ce qu'on est serrés au fond de cette boîte" dans cette chanson à boire qu'il déteste, et qui va chercher la réponse sur Google ou ailleurs, et qui pour ce moment de décrochage, ce moment hors de ses goûts, ce moment décontextualisé, paie son égarement par l'affichage qui le poursuit désormais jusque dans son courrier électronique ou sur son mur Facebook de l'intégrale des singles de Patrick Sébastien. Parce que s'il y pense maintenant, il doit pouvoir l'acheter maintenant. Parce que le marketing a dit qu'il fallait travailler sur le pulsionnel. Parce que le temps de cerveau doit être rendu disponible.

"Connais-toi toi-même". Sinon essaie Google.

Que TF1 affiche des pubs pour de la bière pendant la mi-temps des matchs de rugby est une chose. Une publicité dont le seul segment est, in fine, la stéréotypie des représentations sociales liées à une époque. Que Google m'affiche pendant mon match de rugby des coupons de réduction pour ma bière préférée en est une autre. Les Hommes aiment la bière et le sport. Olivier Ertzscheid aime le rugby et la Chouffe. Mais il a un fils qui aime le Foot, et il lui arrive donc de regarder des matchs de Foot (avec son fils, sur Internet, Olivier Ertzscheid n'a pas la télé. Son fils non plus d'ailleurs). Mais Olivier Ertzscheid n'aime pas le foot (sauf quand c'est son fils qui joue). Les amis d'Olivier Ertzscheid savent que pour lui faire plaisir ils peuvent lui offrir de la bière. Rares sont ceux d'entre eux qui savent sa passion de la Chouffe. Est-il possible qu'un écosystème informationnel, à défaut de vous connaître "mieux" que vos amis, soit capable de connaître plus précisément vos goûts ? Qu'il ait de vous une connaissance plus "accurate", plus exacte que celle de vos proches ? La réponse est – pour l'instant – à la fois oui et non.

"Non". Parce qu'aucun moteur ou biotope informationnel n'est à ce jour capable de discerner entre nos requêtes, actions et comportements "révélateurs" (correspondant à nos vrais besoins ou envies) et nos requêtes, actions et comportements "décontextualisés" (ce que l'on cherche ou fait "pour rire", "pour quelqu'un d'autre", parce que l'on n'est pas dans son état normal, etc.).

"Oui". Parce que l'amplitude à la fois sociale et horaire de nos comportements connectés dit de nous ce que nous sommes "vraiment". Et que plus cette amplitude augmente, plus le ratio entre ce qui nous caractérise vraiment et ce qui s'apparente à de la diversion à nous-mêmes penche en faveur du premier, plus les béhémots statistiques sont capable d'inférer le vrai du faux, l'authentique de la dérive, le besoin de l'envie. Parce qu'en numérique comme en chair, nous sommes plus souvent nous-mêmes qu'extérieurs à nous-mêmes.

Décontextualisez-moi. Mais pas tout de suiiiiiiite.

<HDR> Bien davantage qu'un droit à la déconnexion souvent
brandi comme seule alternative à une trop grande pregnance de la
traçabilité de nos vies numériques ou des comportements jugés addictifs
s'y rattachant, nous avons essentiellement besoin d'un droit à la
décontextualisation
.

C'est précisément cette course à l'objectivation du contexte de la moindre de nos requêtes, de la moindre de nos interactions connectées qui justifie et explique l'essor du champ d'étude de "l'analyse du sentiment"** : être capable de replacer toute requête, tout mot-clé, toute interaction, à la fois :

  • dans la moyenne statistique globale de son utilisation sur le service concerné (synchronie),
  • dans le contexte "historique et personnel" de notre propre utilisation dudit mot (perspective diachronique)
  • dans un environnement sémantique prenant lui-même en compte les 2 paramètres précédents pour pouvoir déterminer sa valeur "sentimentale", les opinions qu'il reflète, l'état d'esprit qu'il trahit, si nous l'utilisons au 1er, au 2nd ou au 3ème degré, au sens propre ou au sens figuré.

** (voir l'excellent bouquin "Opinion Mining et Sentiment Analysis" sur OpenEditions ou le dernier état de la recherche dans ce colloque) </HDR>

Le WEB qui fait BEW !

Le web des débuts, comme un grande fenêtre sur le monde. Le web d'après, comme un miroir brisé de fragments de nous-mêmes et des autres, laissant encore la possibilité d'un chemin, d'une rencontre fortuite, inattendue. Le web d'aujourd'hui, comme un miroir à main, comme un leurre, donnant à voir un monde construit d'images de nous-mêmes nous regardant agir et croyant y voir les autres. Le web de demain, comme un immense "Bew !", ce cri que nous pousserons peut-être en regardant ce même miroir, croyant y voir les autres. Et n'y voyant que nous.

—————————-

Post-Scriptum : oui je sais (et ne m'en prive pas à l'occasion), il est possible d'installer différents bloqueurs de pub directement dans son navigateur, oui je sais il est possible d'anonymiser de différentes façons possible ses parcours connectés. Mais je récuse l'idée d'une approche assurantielle du web, l'idée que comme à l'achat d'une voiture s'impose la prise d'une assurance anti-truc ou anti-machinchose. Comme je récuse celle d'une approche "équipementière" dans laquelle pour pouvoir naviguer normalement il faudrait s'équiper de tel ou tel plug-in. Assureurs et équipementiers contribuent à bâtir une expérience du web complètement "dégradée".

Autre post-scriptum : oui je sais on parle beaucoup en ce moment de l'émergence d'un "web éphémère" : c'est une illusion. Qu'importent les outils. Le web est et demeure un espace public : les conversations que nous y tenons, les documents, photos vidéos que nous y publions ne sont ni ne seront ni plus ni moins éphémère que dans un autre espace public. Mais cet espace public diffère radicalement du monde physique en ce que toute activité passe par une inévitable PUBLICATION. Et que toute publication implique une inévitable INSCRIPTION, une ENGRAMMATION non-négociable : même si on vous jure que ce sera effacé dans les 5 minutes qui suivent, cela s'effacera peut-être de l'espace public de diffusion que vous aviez assigné à ladite publication, mais sur l'effacement correspondant dans l'espace de stockage privé qui permit à cette publication d'exister, à cette conversation de s'engager, à cette photo d'être montrée, sur cet espace privé là nous n'avons aucune prise et nous serions bien candide d'accorder encore quelque confiance à ceux qui seuls ont la main sur ces tiers-lieux de conservation. Non pas qu'ils nous veuillent tous du mal. Mais parce que leur existence (et leur modèle économique) ne repose QUE sur la possibilité d'archiver chaque publication.  

Nota-Bene : Olivier Ertzscheid n'existe pas. Il n'aime pas la Chouffe. Ni le rugby. Il n'a pas d'enfants. Nous sommes bien d'accord. 

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