Autorités des accès : les nouveaux désaxés ?

Le web a été bâti sur un régime documentaire "d'autorités". Des autorités "classiques" au sens où elles cristallisent une légitimité, et des autorités "nouvelles" dans la mesure où elles peuvent être fondées autrement que sur des légitimités institutionnelles.

Ce qui fait autorité : ce sont les auteurs.

Le "Pagerank" est d'ailleurs, j'avais déjà eu l'occasion de le souligner, la mesure d'un classement des auteurs ("Page" du nom de Larry Page l'auteur dudit algorithme de classement), plutôt que d'un classement de "'pages" :

"On a longtemps cru que le « PageRank » permettait de classer les pages.
C’est une erreur. Il ne classe pas les pages. Il classe les gens. Ceux
qui publient. Il désigne le rang qu’occupe un individu (Larry Page) qui
publie." (souvenir de mon Pecha Kucha à la BnF)

Certains sont plus connus que d'autres.

Puis vînt le temps d'une première fatrasie débridée des régimes attentionnels, période durant laquelle la "notoriété" et ses corollaires troubles de "popularité" ou "d'influence" s'imposèrent comme seules mesures capables de cristalliser l'attention tout en organisant l'information sous-jacente aux régimes attentionnels mobilisés ou en tout cas qu'il était essentiel pour les prescripteurs d'accès de pouvoir mobiliser – et afficher – en premier parce qu'elles étaient les plus directement monétisables.

Anonymes par excès = auteurs sous contrainte.

Puis vînt le temps d'une nouvelle bascule vers des régimes d'autorités cette fois "contrôlés", notamment via l'obligation de s'inscrire sous son vrai nom dans des écosystèmes de services constitués, ainsi capables de nous "autoriser".

Le meilleur exemple de ce retour vers des "autorités contrôlées" se trouve du côté de Google, qui fait en permanence évoluer son algorithme de classement pour mieux prendre en compte l'identification de ces autorités. Dernier épisode en date, fin Mars, avec cette interview d'Eric Schmidt (ici et ), à l'occasion de la parution de son dernier livre, où il confie :

"Dans les résultats des recherches, l’information vérifiée liée à des
profils en ligne sera mieux classée que les contenus sans vérification,
ce qui se traduira par davantage de clics naturels aux résultats
vérifiés.
"

Ce retour sur le devant de la scène algorithmique de la balise rel="author", déjà initié en parallèle du lancement de Google+ et de la recherche d'une identification et de CGU unifiées au sein de la galaxie de services estampillés Google, n'est donc qu'un retour aux origines du Pagerank mais elle en change subtilement la nature : l'objectif n'est désormais plus de désigner le "rang" qu'occupe un individu (auteur d'une page) à partir des autorités s'y reportant (les backinks), mais de partir des individus "autorisés" (i.e. "information vérifiée liée à des profils") pour proposer un nouvel ordre documentaire du monde (i.e. "sera mieux classée") et, conséquemment, mieux maîtriser les backlinks associés. Bref, reprendre la main en amont sur les logiques de signalement et les liens hypertextes qui les caractérisent.

Auteurs : vos papiers.

<HDR> Pour le dire différemment, dans le Pagerank originel de 1998, ce sont les liens qui font l'autorité. Certaines autorités, certains contenus ciblés, après N+1 itérations de l'algorithme, se trouvent confortés pour s'inscrire dans un régime de "popularité", laquelle popularité vient alors peser de manière quasi exclusive sur le classement des pages et consacre donc rétroactivement certaines autorités au prix de la relégation dans les limbes de l'ensemble des autres. Dans le Pagerank actuel, c'est notre capacité et notre volonté à circonscrire notre autorité "sociale" (être enregistré et actif sur tel ou tel réseau, avoir renseigné suffisamment son profil, disposer d'une photo, etc.) qui pourra(it) devenir l'une des conditions premières – et préalable – de légitimation réelle de la popularité de nos écrits ou publications. L'autorité redevient donc la condition nécessaire d'une popularité possible. Ce qui est mieux que l'inverse qui prévalait jusqu'ici (la popularité instituant des "autorités" volatiles ou sans autre légitimité que celle de leur exposition momentanée). Mais ce qui est cependant biaisé puisque l'obligation d'une procédure déclarative d'autorité autour de routines sociales d'appartenance à un groupe, à laquelle s'ajoute la sujétion aux règles arbitraires circonscrivant cette procédure de manière différente en fonction de chaque écosystème hôte, se fait au détriment et non au service de la visibilité et de l'appropriabilité (backlinks) de contenus seuls légitimes pour fonder réellement une autorité "construite".

Auteurs uniques et classement dissemblables.

Entre ces deux changements, les moteurs et les jardins fermés du web ont changé la nature des régimes attentionnels qui supportent l'ensemble d'internet : comme il n'est plus possible pour deux utilisateurs distincts d'avoir accès aux mêmes résultats pour la même requête, comme tout affichage et tout requêtage sont soumis à des marqueurs de personnalisation (voir l'article "Measuring Personnalization of Web Search" (pdf) sur lequel je reviendrai prochainement) qui transfigurent autant les routines cognitives de la recherche d'information que celles de l'affichage et de la lecture d'une liste de résultats, il devient désormais possible de remettre des autorités contrôlées au coeur du système de fourniture de résultats, comme les autorités auteur ou sujet sont, dans les régimes documentaires des bibliothèques, au coeur de l'indexation et donc in fine de la fourniture de documents à l'usager.

<digression mais pas tant que ça> On observe d'ailleurs dans le dispositif ReLIRE de la BnF ce que peut hélas donner une gestion approximative des autorités ( et entre autres) </digression>

Là encore, j'avais déjà analysé ce phénomène, notamment ici (diapo 19), en rappelant comme 3ème révolution copernicienne du web, son changement d'axe de rotation, au cours duquel les hommes (plus exactement les "profils"), remplacèrent les documents.

Et maintenant, va falloir casquer.

Pour les écosystèmes qui, comme Google, se nourissent d'externalités, et même si lesdites externalités tendent de plus en plus à être ramenées dans le giron de la société mère, la valeur ajoutée, la capitalisation possible reste celle des la production documentaire associée auxdites autorités contrôlées. En revanche, pour d'autres écosystèmes comme Facebook, qui ne vivent que par leur capacité à phagocyter des sources documentaires externes pour nourrir en permanance un fonctionnement en vase-clos, bref, pour des écosystèmes fonctionnant presque exclusivement sur des internalités, il demeure très compliqué de capitaliser et de monétiser des productions documentaires qui leurs demeurent pour l'essentiel extérieures. </HDR>

La seule solution, le modèle alternatif consiste donc à faire payer la sollicitation plutôt que de capitaliser sur la production (documentaire).

ZDnet revient en détail sur les tests actuellement en cours chez le géant bleu pour faire payer : "la possibilité d'envoyer des messages directement dans la boîte de réception des utilisateurs dont on n'est pas "ami". Et plus loin, ZDnet rapporte également d'autres test effectués par PCImpact :

"Nos confrères expliquent que selon les personnes qu'ils ont tenté de
joindre, le tarif n'était pas le même. (…) le tarif ne dépend pas de la zone géographique où
l'on souhaite écrire – ce qui eût été un comble – mais de la "célébrité"
du destinataire. Vous souhaitez écrire à M. Lambda ? C'est 78 centimes
d'euros. A la soeur de Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook ? Le tarif
monte à 11,69 euros. PC Inpact rapporte un tarif maximal de 12,04
euros.
"

Le web des documents comme celui du catalogue des individualités humaines demeure avant tout un graphe. Plus l'autorité est éloignée, plus le prix pour l'atteindre est élevé. CQFD.

Au-delà de cette course à la monétisation déjà visible au travers de la possibilité de "promouvoir" certains status pour un peu moins de 7 euros, il faut voir dans cette "affranchissement" payant de l'adressage (couriels Facebook), l'expression d'un antagonisme qui se creuse chaque jour davantage entre deux approches du web : d'un côté il s'agit (externalités et autorités "contrôlées") de monétiser l'exposition et l'affichage de contenus à l'aune des autorités sociales qui les ont produits – ce que fait Google -, et de l'autre (internalités / Facebook) il s'agit de monétiser la popularité de surface d'autorités supposées au travers d'une approche purement transactionnelle de l'adressage, de la demande de mise en contact. Le seul point de convergence de ces deux approches est cependant de devoir nous alerter sur le fin prochaine de la gratuité des interactions habituelles qui ont construit nos sociabilités en ligne.

Autoriser l'accès. Autorités d'accès.

<HDR> Deux stratégies qui ne doivent pas en faire oublier une troisième, l'ensemble des trois donnant à lire clairement les futures orientations du web, autour d'une tension qui pourrait devenir fracture.

(Mise en) Contact.

La première. Autoriser l'accès. L'accès à des autorités supposées (pour les demandes contact payantes de Facebook). Le profit s'effectue sur l'amont de la consommation. Il est prélevé sur la sollicitation. Sur le désir de sollicitation. Il est régulé par "contacts". Sa valeur ajoutée est celle de la hiérarchie construite de l'ensemble de nos contacts, telle que déterminée par l'EdgeRank de Facebook. Régime attentionnel de sollicitation.

(Mise en) Magasin.

La deuxième. Accéder aux auteurs. L'accès à des produits dérivés d'autorités (les biens culturels – films, livres, musiques – de l'Apple Store ou d'Amazon). Le profit s'effectue sur le coeur de la consommation. Sur la satisfaction d'un désir immédiat. Sur l'alliance aussi subtile que mercantile entre un rayonnement (visibilité construite) et un rayonnage (visibilité choisie). Régime attentionnel de (mise à) disposition.

(Mise en) Consultation.

La troisième. Un contrôle des autorités pour réguler la monétisation des accès. Le profit s'effectue sur l'aval de la consommation. Il est prélevé sur la consultation. Sur le désir de consultation. Régulé par les listes de résultats. Régime attentionnel d'exposition.

Mais même dans ce troisième cas, les firmes initialement bâties sur un régime documentaire hérité des bibliothèques (Google donc), se tournent de plus en plus vers des stratégies d'accès autorisés (Google Play notamment), de type "magasin". </HDR>

Accès autorisés > auteurs excédés ?

C'est donc probablement la fin d'un cycle et le début d'un autre. Ces "accès autorisés" deviendront très probablement la norme et l'étendard du web des 5 prochaines années, elles en seront le nouvel ADN, le nouveau code. Jusqu'à ce que ces mêmes autorités ne se satisfassent plus de régimes attentionnels dont la monétisation se reporte essentiellement sur les grands collecteurs de profils (bancaires – Apple, sociaux – Facebook et Google+, ou documentaires – moteurs en général et Google en particulier) ; jusqu'à ce que ces mêmes autorités réclament des logiques d'appropriation qui autorisent plus qu'elles ne freinent le partage ou ne le réduisent à une simple rediffusion sans appropriation possible, à une simple consultation dirigée autant que directive ; jusqu'à ce que nous nous apercevions que nous avons perdu de vue la promesse originelle du web ; jusqu'à ce que nous nous donnions les moyens de maintenir nos productions documentaires dans un réseau au sein duquel leurs circulations et leurs réappropriations possibles ne soient plus uniquement régulées par le flux tendu de l'expressivité de soi portée à son paroxysme par des logiques d'autorité chaque jour plus étouffées sous le joug de stratégies autoritaires.

Enfin faut espérer.

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