La possibilité d’en sortir. Du web à l’oeuvre et retour.

Une nouvelle affaire agite le landerneau blogosphérique (voir le hashtag #relire sur Twitter) et vu l'écho qu'elle commence à susciter, nul doute qu'elle en dépassera bientôt les limites. Il s'agit de l'ouverture, par la Bibliothèque nationale de france (BnF) du site ReLire (Registre des Livres Indisponibles en Réédition Electronique – sic) permettant aux auteurs et ayants-droits d'accepter ou de refuser l'entrée de leurs oeuvres (indisponibles donc) sous le régime d'une gestion collective.

Rappel pour les non-initiés, les "oeuvres indisponibles" sont des
oeuvres toujours protégées par la durée du droit d'auteur mais qui n'ont
plus de diffusion commerciale et dont on ignore souvent qui sont les
ayants-droits (on parle alors plutôt d'oeuvres "orphelines").

Kézaco ReLIRE ??

L'objectif est d'atteindre 500 000 oeuvres (à échéance de 10 ans), et le mode opératoire est de publier chaque 21 mars une liste de nouveaux titres (la 1ère "liste" en comporte 60 000), à charge donc pour chaque auteur ou ayant-droit de s'opposer à l'entrée en gestion collecitve dudit titre. Sans nouvelle au bout de 6 mois après parution de la liste, la BnF considérera que ledit silence vaut accord pour qu'un éditeur puisse, par exemple, procéder à une réédition papier ou numérique, ou qu'elle prenne elle-même en charge l'opération de numérisation. A noter : il reste possible, y compris après 6 mois, de réclamer la sortie du régime de la gestion collective. Bref, cela s'appelle "l'opt-out" : on prend tout, et si vous souhaitez récupérer ou faire valoir vos droits, à vous de le leur dire.

Les billets et prises de position incontournables à lire :

Premiers à dégainer, les "contre". Ils dénoncent :

L'IRRESPECT.

Qui après avoir utilement rappelé "Et pourtant, qu’est-ce qu’ils en ont claqué, de l’argent public, pour condamner l’opt-out du temps où c’était Google qui mettait des livres en ligne…" condamne fermement (et avec raison à mon avis) le choix de l'opt-out mais consacre l'essentiel de son argumentaire à la "forme" du projet tout en rappelant les nombreuses et pour le moins énormes erreurs déjà présentes dans la short-list des 60 000 :

"la BNF devait publier la liste des ouvrages saisis par ses sbires. Même pas : on vous balance un site avec une case moteur de recherche, et à vous d’aller tâtonner à l’aveugle pour savoir lesquels de vos titres ont été raflés."

"La BNF, qui a dû payer des centaines de milliers d’euros pour son site
et ’informatique derrière (au moins ça de rassurant, les voleurs ont
probablement dû eux-mêmes se faire voler), prévient que je n’ai pas le
droit de faire la démarche en une fois pour mes 3 livres, que je dois
faire 3 fois la démarche. Du nul. Et ils vont me dédommager, du temps
que je vais perdre simplement pour récupérer ce qu’ils m’ont volé ?"

"J’ai honte. Juste : je ne me laisserai pas faire. Et vous appelle vous
tous, auteurs, et même vous tous, qui n’avez pas jugé utile de venir
expérimenter avec nous la diffusion numérique, qui n’est pas une affaire
de moulinette et de vente au kilo, mais d’accompagnement, de mise en
place, de propulsion, de solidarité réseau, à aller farfouiller dans le champ recherche
de la caverne des voleurs – ne les laissez pas vous spolier, faites la
demande de retrait. Transmettez le message autour de vous, à chacun de
vos amis auteurs concentrés.
"

Je retiens de son billet cette phrase : "la diffusion numérique, qui n’est pas une affaire de moulinette et de
vente au kilo, mais d’accompagnement, de mise en place, de propulsion,
de solidarité réseau
".

LA SPOLIATION ORGANISÉE

Dont voici le coeur des reproches adressés :

"une honte et du vol, de l'escroquerie à l'échelle nationale, de notre
gouvernement qui ne vaudrait donc pas mieux que la Team Alexandriz, si
l'on considère la façon dont il agit. C'est même pire, puisqu'il s'agit
de vol légalisé et légiféré ! Auteurs, éditeurs, ayant-droits, sont
dépouillés sans aucun scrupule, forcés à coopérer (ça nous rappelle…,
non, rien). Qui plus est, les listes proposées sont incohérentes. Elles
dévoilent un nombre incalculable d'oeuvres qui sont la propriété légale
d'auteurs ou d'éditeurs (car elles sont exploitées ou en phase
d'exploitation). Et c'est aux auteurs/ éditeurs de faire la démarche
pour les ôter de ces listes ? De réparer l'incroyable médiocrité de ceux
qui ont conçu ce programme à la va-vite, pour accélérer le mouvement
d'un jackpot annoncé (la réalité risque cependant d'en surprendre plus
d'un dans les hautes sphères…) ? Enorme !"

LE RENVERSEMENT DE LA CHARGE DE LA PREUVE DE TITULARITE

Revenant sur une de ses mésaventures à la BnF à propos du droit de prendre des photos dans les musées, replace le débat "ReLIRE" sur (à mon avis toujours), le bon terrain, terrain que j'avais moi-même à de nombreuses reprises souligné à propos de l'affaire Google Books et résumable en trois points : 

  1. l'opt-out comme renversement de la charge de la preuve ("la BnF se passe allègrement de la présomption de titularité"),
  2. la patrimonialisation qui ne semble plus concevable en dehors d'une logique de capitalisation non plus symbolique mais marchande (ce qu'Antonio appelle le "changement de modèle d'affaire")
  3. la question fondamentale du sens de l'oeuvre et du respect de la volonté de/des auteur(s), qui couvre et englobe la question également centrale des appropriations possibles. Car enfin, ce n'est pas d'équarissage qu'il s'agit, pas plus que d'assemblage de pièces détachées en vue d'un recyclage, mais bien de la conservation et le numérisation d'oeuvres en vue de leur intégration programmée dans le domaine public. Et à ce titre, comment (surtout venant de la BnF), comment, au nom de quelle légitimité, sur les cendres encore chaudes de quelle législation abracadabrantesque et probablement inconstitutionnelle, outrepasser la volonté de – par exemple – Debord et de l'internationale situationniste dont, rappelle Antonio Casilli, "l’appropriation de la culture était l’un des piliers (…), dont tous les numéros étaient accompagnés par la
    précision : « Tous les textes publiés dans IS peuvent être librement
    reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d’origine ».
    "

LA CONNIVENCE

La loi sur les oeuvres orphelines, les négociations en cours sur le contrat d'édition à l'heure du numérique, la question des formats ouverts et des DRM, la loi sur le prix unique du livre numérique, et le rôle des institutions publiques (les bibliothèques notamment) sont autant des pièces du puzzle dans lequel vient de s'inscrire le bouzin ReLIRE. Le billet de Philippe Aigrain permet comme d'habitude d'entrevoir l'écheveau de liens entre chacune de ces pièces ainsi que le rôle du lobbying économique et le jeu des nominations politiques permettant de donner force de loi au dit lobbying.

L'ABSENCE D'UN REEL DÉSIR DE MEDIATION

Karl pose la question du désir. Et c'est là l'essentiel. Ou l'inessentiel si précieux. C'est aussi le coeur de la médiation. Que ReLIRE soit à ce point une rebutade adressée à la légitimité des auteurs légitimes comme au désir des lecteurs et à la possibilité d'une médiation signe là le plus grand échec "professionnel" de ce projet, ou en tout cas de son approche.

On lira par ailleurs ici quelques éléments simples pour faciliter (sur le fond et la forme) le retour du désir et le respect des auteurs dans le dispositif ReLIRE, ainsi qu'une analyse courte mais claire du déséquilibre de la plateforme en faveur des éditeurs et au détriment des auteurs.

Et maintenant la parole aux "pour"

(pour l'instant moins nombreux mais nul doute que d'autres soutiens paraîtront bientôt :-).

L'argument d'Emmanuelle est de rappeler que ReLIRE va occasionner une
numérisation de masse des indisponibles, par la BnF, ce qui est plutôt
très bien (je suis d'accord), que le principe de l'Opt-Out n'est certes
pas idéal mais le seul levier dont on dispose actuellement si l'on veut
avancer (pas d'accord, cf plus bas), que les erreurs et bévues qui sont
dans la liste actuelle des 60 000 titres restent quantité négligeable au
regard du challenge que constitue le montage d'une telle base, à cette
échelle et en un temps si court (pas d'accord non plus même si
j'entends l'argument, tant certaines bourdes sont énormissimes et témoignent, au mieux, d'une légèreté de dilettante dans l'affaire).

Alors à mon avis …

Ben oui, c'est quand même un peu pour ça que vous êtes en train de lire ce billet non ? Donc "bien" ou "pas bien" ? Et bien … "pas bien".

Créer un registre permettant de centraliser la recension des oeuvres indisponibles ou orphelines au niveau national est bien. Très bien. Tard, beaucoup trop tard, mais très bien. Que la BnF, c'est à dire une institution publique en soit le pilote, le gestionnaire et l'hébergeur est parfaitement légitime et souhaitable.

Euh … donc c'est bien ??

Non. D'abord parce que j'ai suffisamment condamné et montré les dangers de l'opt-out quand il était mis en place par Google pour ne pas avoir l'inconstance de l'approuver aujourd'hui quand il émane de la BnF. D'autant que l'histoire ne repasse jamais les plats. Il faut en effet se souvenir qu'en 2009, rejettant l'accord passé dans le procès américain entre Google, l'AAP et l'Author's Guild, le juge avait entendu et consigné les éléments d'opposition que la France avait alors fait valoir, via l'intense lobbying du SNE, du Ministère de la culture de l'époque et de la BnF. Ces arguments étaient les suivants (p.13) :

"The proposed Settlement will greatly impact French and European authors and publishers, since their interests are affected by the provisions of the proposed Settlement, unless they expressly opt out ;
Google's proposed Settlement and its conduct to date are contrary to the fundamentals of international, European and French copyright law, which require that each author's consent must be obtained in order to digitally reproduce, display and distribute."

Et plus loin (p.14)

"An essential feature of the French CPI and international copyright law, as mandated by the Berne Convention, is the prohibition of any registration formality as a precondition for enjoying or enforcing a copyright interest. When the United States joined the Berne Convention, it eliminated such statutory formalities. The proposed Settlement illegally re-imposes such formalities by requiring that authors register their works in order to enjoy any of the benefits of the proposed Settlement

Au vu des arguments mis en avant en 2009 par ceux-là même qui le pilotent aujourd'hui (SNE, BnF, Ministère de la Culture), le projet ReLIRE est donc clairement et simplement … hors la loi.

La condamnation de tout "opt-out" comme seule modalité de déclaration de propriété intellectuelle sur un ouvrage était alors l'alpha et l'oméga de leur argumentaire. On m'objectera que "seuls les imbéciles ne changent pas d'avis", mais la capacité de reniement des inconstants ne saurait être pour autant considérée comme une preuve d'intelligence.

Le web est "all inclusive".

Mais n'en faisons pas une position "de principe". L'essence du web, Google fut d'ailleurs le tout premier à le comprendre et à en faire un paradigme classificatoire pour organiser l'accès à l'ensemble des informations disponibles, l'essence du web repose sur l'inclusion immédiate avec la possibilité offerte d'en sortir, qu'il s'agisse de textes, d'images, de vidéos, d'oeuvres, de tweets ou de "profils". Espace public, c'est la nature d'un espace "public" que de ne pas rendre "privé" ce – et ceux – qui circule(nt) en son sein. Et c'est tant mieux.

Le web est une oeuvre. Il n'est ni orphelin, ni indisponible. Pour l'instant.

Pour autant, on sait (notamment pour les individus) à quel point la règle de l'opt-out est de plus en plus difficilement applicable dans les nouveaux biotopes hyper-territorialisés du réseau (les "jardins fermés" comme Apple ou Facebook par exemple). Pour autant toujours, et pour revenir sur le terrain "littéraire", je ne crois plus qu'il soit temps d'envisager une réelle mise en place d'un opt-in "à l'échelle" de l'ensemble des oeuvres indisponibles ou orphelines. Cela aurait pu (et du) être fait dès 2005, précisément à l'époque du lancement de Google Books et alors qu'il était encore possible (et déjà repérable) d'empêcher un acteur d'emporter le marché ou – ce qui revient au même – d'en fixer seul les règles d'exploitation, qui plus est de manière exclusivement algorithmique. Il y aura donc nécessairement et utilement de l'opt-out. Encore faudrait-il qu'il n'apparaisse pas aux premiers concernés (les auteurs), sur le fond comme sur la forme, comme un énième assujettissement au désir des éditeurs d'instituer en numérique un énième effet de rente oublieux tout autant de la volonté propre desdits auteurs que des particularités mêmes de ce nouveau support.

MAIS. Mais Google Books (encore lui) a également montré que des accords d'opt-in étaient négociables de gré à gré avec certains éditeurs ou groupes éditoriaux. Donc, pour vous faire la version courte : si les éditeurs (pour les oeuvres sous droits), si les éditeurs et les auteurs ou ayants droits (pour les oeuvres indisponibles et orphelines), et si les bibliothécaires (pour les oeuvres indisponibles et celles du domaine public), si chacun à son niveau et dans son rôle parvient à garder la main sur les "fichiers maîtres" desdites oeuvres, ainsi que sur leurs métadonnées et si chacun d'entre eux (c'est chose acquise pour la BnF même si un débat existe sur les modalités), et si chacun d'entre eux comprend l'importance vitale d'inclure la numérisation au coeur même de ses compétences premières au lieu d'en déléguer la prestation de service (au même titre que la diffusion, la vente ou la conservation), alors …. alors il restera possible de négocier habilement et au profit du bien public la mise en place de règles d'opt-in ou à tout le moins de limiter l'opt-out à la portion congrue du corpus concerné. Le problème est que de l'alignement de "si" du passage précédent, presqu'aucun ne s'est hélas réalisé.

Questions ouvertes.

La grande question que pose ReLIRE est d'ailleurs, outre celles déjà évoquées, le sort qui sera fait (y compris pour leur diffusion commerciale), aux oeuvres hier orphelines et demain "adoptées".

La question de la traçabilité, de la visibilité donnée auxdits fichiers "ouvriers" face au probable phagocytage de l'essentiel des fichiers maîtres.

La question phynancière liée au retour en disponibilité desdites oeuvres (au bénéfice de qui ? avec quelle(s) marge(s), selon quel(s) critère(s) ? etc.). Même s'il paraît assez clair (comme remarqué notamment ici) que l'essentiel est de fournir aux éditeurs un cadre pseudo-légal leur permettant de phagocyter des droits numériques qui auraient pu leur échapper ou les auraient obligé à renégocier de manière plus équilibrée.

La question également des véroles de DRM apposés (ou non) y compris sur les versions numériques "interopérables" des oeuvres ainsi numérisées (ce point est l'objet de l'actuelle négociation du contrat d'édition numérique, mais je n'en sais hélas pas plus que ce que Philippe Aigrain révèle dans son billet). Si ce scénario devait se révéler le bon (des DRM dans des fichiers d'oeuvres – anciennement – indisponibles numériques y compris dans les formats interopérables), ce serait un retour en arrière catastrophique, mais hélas ô combien dans l'air du temps.

Et puis ajoutons qu'une grande partie de ces oeuvres indisponibles concerne directement les travaux des presses universitaires. L'arrivée du registre ReLIRE risque du même coup de porter un coup très grave à l'accès ouvert, l'ignorance et la légèreté des auteurs universitaires ayant conduit l'immense majorité d'entre eux à signer des contrats léonins confiant la totalité des droits à leurs éditeurs, lesquels se feront fort de remonétiser cette part substancielle du marché éditorial à naître autour des anciennes indisponibles en pouvant s'appuyer sur un public quasi-captif (les étudiants et les universitaires eux-mêmes).

Ethique patrimoniale.

Et puis il y a aussi, tout de même, une question de principe déjà rappelée plus haut à la suite du billet d'Antonio Casilli. Non la Bnf n'est pas Google. Non le programme cadre "ReLIRE" et sa gestion n'ont rien à voir avec le "registre du livre" du procès Google (Books Rights Registry). Oui ce qui était intolérable venant de Google ne peut devenir acceptable venant d'une institution publique, même si on peut lui accorder un droit à l'erreur sur quelques titres dans une base de 60 000 items. La question n'est pas celle du pourcentage de maladresses mais celle d'une – attention grand mot – éthique patrimoniale dont on comprend mal en quoi elle ne pourrait pas s'appliquer aux oeuvres indisponibles au seul motif de la complexité à en établir la recension. Or tant l'opt-out décidé par la BnF que les modalités de sa mise en oeuvre contreviennent à cette éthique conservatoire. La question est celle de l'essence même du rôle de la bibliothèque (et de celle-là en particulier) dans la diffusion, le relai et la dissémination des oeuvres tant que cette diffusion, ce relai et cette dissémination garantissent les conditions d'une appropriation optimale ne contrevenant pas aux principes du droit d'auteur et n'aliénant ni les droits des auteurs ni ceux du public, a fortiori lorsque ce triptyque prétend reposer sur un changement de support (physique => numérique) qui impacte directement les modalités des droits des uns et des autres autant que les logiques d'appropriation afférentes.

Bon c'est pas tout ça …

Un dernier conseil pour finir, si vous êtes auteur, il n'y a qu'un seul texte à ReLIRE d'urgence.

<Update de 5 minutes avant publication> En ce dimanche soir, les billets tombent comme des mouches. Je viens de voir que Lionel Maurel a ajouté sa pierre à l'édifice : "De la loi sur les indisponibles au registre ReLIRE : la blessure, l'insulte et la réaction en marche." Daniel Bourrion nous explique très clairement que la seule alternative à l'opt-out est celle du fuck-off 😉 : "Ne touchez pas à mes textes" </update>

Un commentaire pour “La possibilité d’en sortir. Du web à l’oeuvre et retour.

  1. ” Or tant l’opt-out décidé par la BnF que les modalités de sa mise en oeuvre contreviennent à cette éthique conservatoire. ”
    En quoi?

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