La mort numérique : choix de l’oubli, droit à la copie.

Vous
venez de mourir. Vous ou un de vos proches. A l'instant où vous
disparaissez de la surface de cette terre, votre bibliothèque disparaît,
l'ensemble de vos disques et de vos Mp3 s'évapore en fumée, tous vos
films et photos de vacances, tous vos albums de famille s'effacent. Plus
rien n'est accessible. Plus rien n'est transmissible. Des milliers
d'heures de musique, des jours entiers de lecture, des souvenirs en
pagaille : il ne reste plus rien. Tous ces produits des industries
culturelles que vous avez pourtant légalement achetés, payés, toute
cette production documentaire personnelle patiemment collectée au cours
d'une vie ne réside désormais plus dans nos habitats physiques, dans nos
meubles Ikéa ou dans nos disques durs numériques, mais est stocké,
emmagasiné sur nos comptes Amazon, Itunes, GooglePlay, Youtube, etc.

Récemment c'est grâce à un article du Daily Mail sur le supposé
procès que Bruce Willis comptait intenter à Apple, que la planète
découvrait stupéfaite qu'un utilisateur d'Itunes ne pouvait à son décès
rien conserver ni transmettre à ses proches, l'ensemble des produits
(films, musiques, livres) cessant d'exister à la clôture du compte.
Chaque compte étant lié à notre numéro de carte de crédit, et chaque
carte de crédit étant effectivement désactivée à notre mort par notre
banque, difficile d'envisager un quelconque contournement.

La question de la mémoire, de la transmission par-delà la mort est
depuis longtemps déjà bouleversée par le numérique. Elle le sera
toujours davantage dans les prochaines années. Que faire des données
d'un utilisateur mort ? Qu'en faire quand ces données relèvent de
l'intime et qu'elles n'existent que sur les serveurs d'une société
commerciale ? On voit déjà depuis longtemps fleurir les sites qui
'surfent' sur différentes stratégies mémorielles en jouant de nos
affects : la plus connue et la plus répandue consistant à transformer le
compte Facebook d'un utilisateur décédé en "mémorial numérique".

Pourtant des solutions simples semblent exister : pour certains
services, on pourrait donner son identifiant et son mot de passe à ses
enfants ou à ses proches. Pour d'autres, il ne serait pas très compliqué
de graver sur CD ou DVD les films ou musiques achetés et conservés en
ligne en vue d'un héritage. Pas aberrant non plus, lorsque les sites
l'autorisent – ce qui est hélas loin d'être le cas pour tous – de
télécharger une copie "résidente" de nos photos de vacances stockées sur
différents comptes, là encore pour pouvoir en assurer la transmission
"physique". Mais le bouleversement est tel que ces solutions simples ne
sont plus évoquées, qu'elles n'apparaissent plus comme une évidence.

La nouvelle évidence de nos sociabilités numériques c'est que nos
mémoires affectives sont en ligne, qu'elles doivent le rester, et que
la transmission de ces mémoires doit également demeurer dématérialisée.
La nouvelle évidence de nos habitus de consommation numériques c'est que
le résultat d'une vie de pratiques culturelles connectées doit lui
aussi pouvoir être transmis, légué, en s'affranchissant de tout retour
vers une quelconque matérialité de l'objet.

Sauf que cela n'est – au choix – tout simplement pas possible, pas
prévu, pas permis, pas rentable, comme est venue nous le rappeler
l'affaire Bruce Willis en permettant du même coup à des milliers
d'internautes de découvrir les conditions générales d'utilisation de
leur compte Itunes.

Dès 2006, alors que le Cloup Computing était encore largement
inconnu du grand public et semblait hors de portée technologique à
nombre de sociétés, Google déclarait ceci : "En nous rapprochant de la
réalité d'un "stockage à 100%", la copie en ligne de vos données
deviendra votre copie dorée et les copies sur vos machines locales
feront davantage fonction de cache.
"

N'attendons pas que Facebook, Apple, Amazon, Microsoft ou d'autres
achèvent de régenter l'essentiel de nos vies numériques par le seul
truchement d'une improbable évolution de leurs conditions générales
d'utilisation (CGU). Ne laissons pas à Google ou à d'autres le soin de
définir ce qui sera la "copie dorée" de nos vies, et notre droit à
bénéficier d'un simple "cache" de nos souvenirs, de nos loisirs, de nos
plaisirs. Cessons d'accepter benoîtement qu'au travers d'un transfert
des opérations de stockage et d'hébergement liées à la dématérialisation
d'un bien, soit abolie la possibilité d'en jouir dans son caracère
transmissible, que soit abolie la possibilité de le transmettre et de le
partager avec d'autres que nous aurons choisis parce que nous seuls
avons légitimité à le faire.

La question fondatrice du siècle qui s'ouvre aux générations sans
cesse connectées, sera indubitablement cette question de la copie. Les
débats autour de l'industrie musicale et cinématographique en ont été
les pâles et ternes annonciateurs, et auront permis de mesurer
l'incapacité du politique à traiter ce problème autrement que par la
castration (loi Hadopi envisageant la coupure Internet) ou par
l'incantation ("il faut développer l'offre légale"). Avant d'interdire
ceci ou de développer cela, il est urgent de s'entendre sur ce que, dans
nos sociétés numériques, devrait être un authentique droit de
transmission, un droit réel à la copie, à la copie privée.

11 septembre 2012.
Olivier Ertzscheid. Maître de conférences en science de l'information. IUT de La Roche sur Yon. Université de Nantes.

Texte reproduit ici pour archivage personnel, paru à l'origine sur le site lemonde.fr en date du Mercredi 19 Septembre 2012.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/09/19/la-mort-numerique-choix-de-l-oubli-droit-a-la-copie_1761671_3232.html

Pour prolonger la lecture


Monde-cloud

Merci à @demainlaveille pour le signalement de l'image ci-dessus. Voir aussi mes échanges en commentaire avec Jean-Michel Salaun à l'époque de la publication de l'article sur le site du Monde. Et dans l'actualité encore au sujet de ce commerce de la mort numérique, on lira "Un coffre-fort numérique pour après la mort" où l'on apprend que :

"Pour éviter qu’en cas de décès, les mots de passe du défunt ne
disparaissent avec lui dans la tombe, l’assureur obsèques Dela lance un
coffre-fort numérique sous la forme d’une solution ‘cloud’ gratuite.


Des pierres tombales intégrant un qr-code permettant de consulter un
site web contenant des photos, vidéos, textes et chansons du défunt,
font aujourd’hui fureur.
"

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