J’aime que tu plussoies : la base de donnée, le biotope et l’écosystème

(disclaimer : billet dans lequel il sera question de métaphores écologiques, de Naomi Klein, du Like de Facebook et du bouton "+1 de Google, mais également de la crise documentaire, de l'intentionalité, du pulsionnel, et des huîtres.)

CHAPITRE PREMIER.

Dans les années 40, aux états-unis, Harold Lasswell, théoricien de la communication, lui assignait comme objectif d'être capable de répondre à la question suivante : “Who talks to whom about what, through which channel, and with what effect ?". Les fondamentaux.

Une base de données.

La "base de donnée des intentions" est un concept forgé par l'analyste et blogger américain John Battelle, concept que j'ai moi-même souvent commenté sur ce blog.

Je viens, chez ce même John Battelle, d'en trouver une représentation illustrée :

DBoI

Quelques observations rapides :

  • on pourrait assez facilement étendre les "acteurs" de chaque ligne (ceux mentionnés sur l'image ont l'avantage de représenter les plus évidents et/ou incontournables)
  • seul Google est présent dans 3 des 5 catégories. En réalité il est aussi présent sur la ligne "the purchase" puisqu'il sait ce que nous achetons grâce à Google Checkout.
  • La plupart des services présentés par John Battelle ont recours, sous différentes formes, à des options de géolocalisation : Twitter, Google et Facebook pourraient ainsi également être présents sur la ligne "The Check-in" mais John Battelle a préféré structurer son illustration sur la base du service "premier" sur lequel se positionnent les sites mentionnés.

Un écosystème informationnel.

Ecosysteme

Des biotopes.

Pour donner dans la métaphore écologiste, il est clair que cette "base de donnée des intentions" est l'écosystème informationnel global et "naturel" du web, un écosystème au sein duquel Amazon, Twitter, Facebook, Google et les autres constituent autant de biotopes différents. En changeant de biotope, en nous déplaçant d'un biotope à un autre, nos interactions avec l'écosystème d'ensemble changent, nos besoins ne sont plus les mêmes, nos intentions se modifient également.

"Quand un biotop' rencontre un aut' biotop' …" Nous évoluons dans cet écosystème et nous interagissons avec lui. Mais les différents biotopes interagissent également entre eux selon 4 modalités principales qui vont de la réciprocité à la prédation.

  1. la réciprocité : échange de liens, backlinks, trackbacks, etc … La réciprocité est au coeur des biotopes originels du web. Rien n'est possible sans elle.
  2. le parasitage : il s'agit ici d'une réciprocité subie, tel biotope étant "obligé" d'intégrer un composant de tel autre biotope pour assurer sa propre survie ou sa propre domination. Un exemple dans ce billet qui illustre la manière dont les sites sociaux (Facebook, Twitter) influent sur l'organisation de la hiérarchie de liens des moteurs (Google & Bing).
  3. le phagocytage (ou phagocytose) : procède et opère essentiellement sur le mode documentaire (exemple détaillé ici)
  4. la prédation : essentiellement le rachat (au sens économique : telle boîte rachète telle autre) ou l'épuisement (la domination de telle boîte rend caduque des boîtes plus faiblement dimensionnées ou trop spécialisées sur un secteur ou un service)

A noter : la réciprocité et le phagocytage sont entretenus et entretiennent en retour la déconstruction toujours plus avancée de la "page-web" comme unité documentaire (désormais caduque).

A noter aussi : les 3 premières modalités sont de nature principalement documentaires (s'il était besoin de souligner encore une fois l'importance des sciences de l'information pour la compréhension des mécanismes du web … cf le retour de Roger II)

La question de l'huître et de la perle. Quand on cause écosystème et biotopes, on finit assez vite par causer de biocénose c'est à dire de "l'ensemble des êtres vivants cohabitant dans un espace défini (le biotope)". Donc si je résume : 

  • l'écosystème c'est Internet (web + net) que je choisis de traiter sou l'angle d'un écosystème informationnel
  • les biotopes ce sont les "sites" ou "acteurs" qui prennent place dans cet écosystème et le constituent partiellement
  • la biocénose c'est toi, c'est moi, c'est nous quoi 🙂 Et plus précisément les utilisateurs qui interagissent avec un biotope et/ou qui sont au sein dudit biotope

Or la page Wikipédia de la biocénose nous rappelle que :

"Le terme de biocénose fut inventé et introduit dans la littérature scientifique par le biologiste allemand Karl August Möbius en 1877, alors qu'il étudiait les huîtres après qu'il eut noté que, chez ces animaux comme chez d'autres, il fallait placer le cadre d'étude au niveau non pas de l'individu, mais de l'ensemble des individus."

Et nous revoilà revenus à notre base de donnée des intentions : les différents acteurs (biotopes) fonctionnent initialement en nous prenant pour des huîtres, c'est à dire à l'échelle de la population connectée au service dans son ensemble. C'est là toute la force (et l'argument marketing) de Facebook mais également de Google. C'est la loi de la statistique des grands nombres, celle de l'algorithmmie à large spectre. Et c'est ce qui conditionne d'abord l'ensemble des opérations documentaires qui ont lieu à l'intérieur du biotope concerné, lui permettant de tenir son rang dans l'écosystème global. Traduction : si Facebook comptait 17 membres et si Google indexait 4000 pages, ben ils ne seraient pas devenus Facebook ou Google. Traduction supplémentaire : si l'algorithmie de Google ou Facebook n'était pas dimensionnée à une échelle qui est celle du parc à huîtres, les interactions documentaires internes ne seraient pas suffisantes pour renouveler la masse du biotope et ils péricliteraient d'eux-mêmes.

Mais les mêmes acteurs (biotopes) ont également besoin de chercher ceux d'entre nous (les huîtres) qui renferment une perle, et quelles perles sont semblables ou dissemblables. C'est le volet "personnalisation" de la base de donnée des intentions. Et c'est de ce volet que dépendent les interactions documentaires de surface, c'est à dire celles qui vont permettre audit biotope d'initier les opérations de parasitage ou de phagocytage décrites plus haut.

Dans la base de donnée des intentions de ces biotopes ainsi constitués, le "Where I am" n'est rien s'il ne peut compter sur un "Where are they ?", le "What I want" n'a de valeur que s'il est corrélé à d'innombrables "What do they want".

CHAPITRE SECOND.

J'aime que tu plussoies.

La qualification des interactions documentaires sur le web est un chantier complexe auquel je m'efforce de m'atteler depuis ma thèse. Le lien (hypertexte) est l'essence du web ; de la nature relationnelle du web. Les systèmes comme le "like" de Facebook sont un contresens manifeste du projet qu'était le web dans l'esprit de ses pères fondateurs. Je me suis déjà largement expliqué sur ce sujet dans ces 2 billets :

Pour autant, dans la lutte pour la monétisation des interactions documentaires (même inessentielles), lutte qui fait rage sur le web, Google ne pouvait pas rester sans réaction face au lancement et à la multiplication du "like de Facebook. Il lance donc, en réponse, le bouton "+1" et officialise la guerre des boutons (de recommandation). Basiquement, rien de plus qu'un énième système que recommandation qui permet de "voter" ou de "plussoyer" n'importe quel type de contenu (news, sites web, produits, etc …), puis de diffuser et/ou de partager ce vote auprès de ses relations, le tout à partir d'un profil Google  ouvert (Google profile) et pour l'instant sur la base de son carnet d'adresse Gmail. Soit une énième brique dans la poursuite d'un moteur "social" où les votes des individus composant le réseau pourraient se substituer aux liens hypertextes qui constituent le coeur de l'algorithmie de tous les moteurs (PageRank). A ceci près que si en 2004 il semblait encore possible d'imaginer un moteur 100% social, en 2011 la socialisation ayant changé de nature (et d'étendue), les individus sont relégués au rang de "pousse-bouton", et l'activation dudit bouton vaut comme recommandation pour devenir à son tour, l'un des innombrables paramètres qui composent les algorithmes des moteurs.

Socialisez-moi. Même si cela alimente continuellement la rumeur et les débats entre analystes, experts et autres gourous, force est de constater l'incapacité quasi-structurelle de Google de négocier un virage social efficace (l'échec des nombreux services "sociaux" initiés par la firme, de Google Wave à Orkut en attestent). En revanche nul ne consteste la capacité du même Google à capitaliser (au sens propre et au sens figuré) sur les interactions sociales de sites tiers. Il lui fallait donc se doter, a minima, de son propre système de recommandation interne. Avec à la clé un pari de taille : Facebook compte aujourd'hui 500 millions de membres, mais les utilisateurs de Google sont largement aussi nombreux. Ce nouveau bouton-poussoir poursuit donc un double objectif :

  • améliorer qualitativement la prise en compte d'une ingénierie de la recommandation pour affiner le niveau de personnalisation proposé dans les requêtes
  • permettre de constituer rétroactivement, une communauté sociale active autour des – très largement sous-utilisés – profils Google (rappelons que ne verront les "+1" de leurs copains que les utilisateurs ayant déjà créé un profil Google), communauté devant permettre, sinon de rivaliser avec Facebook, du moins de relativiser l'effet communautaire du même Facebook

La différence principale entre le "Like" de Facebook et le "+1" de Google est ainsi résumée par Matt Cutts :

  • " "+1" n'est pas un bouton "j'aime" ! Lorsqu'un internaute clique sur le bouton +1, son appréciation ne va pas directement être envoyée sur le profil de tous ses contacts. Dans le cas de Google, les "+1" n'apparaissent que lorsqu'un autre internaute effectue une recherche."

Différence effectivement importante même si elle est encore à nuancer (si invasifs qu'ils soient, les "Like" de Facebook ne sont pas systématiquement envoyées à tous nos amis).

En revanche, éternel point commun avec Facebook : le business de la recommandation (toujours dans la bouche du même Matt Cutts) :

  • "Nous avons aussi intégré "+1" aux publicités : il est clair que les annonceurs peuvent prétendre à des clics plus pertinents. C'est un outil très puissant !"

Autre point commun (nonobstant ce que prétend Matt Cutts plus haut) :

  • les "+1" sont publics. On va donc bientôt voir apparaître des compteurs de "+1" à côté des résultats de recherche, comme on a vu fleurir des compteurs de "like" un peu partout sur le web. Chouette 🙁

Comme cela est très bien résumé sur Presse-Citron :

"Ce qui est plus intéressant c’est qu’en plus de recevoir le lien en « feed » direct, vos amis lorsqu’ils feront une recherche et obtiendront le site que vous avez « plussé » (futur verbe dans le dictionnaire?), verront directement votre recommandation intégrée à Google

 A terme donc les résultats de recherche Google seront réorganisés pour les utilisateur utilisant +1 pour favoriser les liens les plus « plussés » dans leur réseaux social ! Reste la question de « quel réseau social » ? C’est peu être la la faiblesse de ce nouvel outil… Pour utiliser Google +1 il faut posséder un « profil ouvert » Google. Or la plupart d’entre nous a déjà largement assez de profils divers et variés comme ça et je ne suis pas sûr que les gens soient prêt à re-remplir une sorte de profil « Facebook 2 » parce qu’ils veulent utiliser +1."

Moralités. 

Hors la recommandation située, point de salut = > Quand j'étais petit (enfin pas très grand), j'étais allé au Futuroscope de Poitiers avec mes parents. Et on m'avait vendu une "première expérience mondiale de cinéma personnalisé dans laquelle le public décide de l'histoire". Mes yeux d'adolescent en frémissaient d'impatience. Tout ça pour me retrouver dans une salle de cinéma parfaitement banale, avec un boitier à 2 boutons (rouge et vert) entre les mains et en train de regarder un film digne des meilleurs montages documentaires du CRDP dans années 80 où la "première expérience mondiale de cinéma personnalisé" se résuma à appuyer tous ensemble et toutes les 10 minutes sur le bouton rouge ou vert pour savoir si l'homme au parapluie allait sortir dans le jardin (bouton rouge) ou rentrer dans sa cuisine (bouton vert). Si je vous raconte tout ça c'est parce que la recommandation collectivisée ou socialisée (les boutons rouge et vert en étaient une forme primitive) n'a d'intérêt qu'en fonction de ce sur quoi elle s'applique, et de la pertinence "en situation" de son activation.

Le retour des autarcithécaires = > en admettant que ces systèmes de boutons de recommandation parviennent à s'installer réellement dans les usages, à devenir la critériologie de référence pour l'assignation de corpus personnalisés, sociabilisés et hyper-intentionnalisés (cf la base de donnée des intentions, point de départ de ce billet), en admettant cela, le risque d'un appauvrissement de l'écosystème du web et celui de la montée en régime d'une armée d'autarcithécaires serait, également, confirmé. Ce serait alors un bouleversement colossal dans la nature de notre rapport à l'information : le retour en force d'un communautarisme (et donc d'un autisme) informationnel. Soit la négation même de l'hypertexte.

Les hyperliens ne s'usent que si l'on ne s'en sert pas = > tous les blogueurs et webmasters vous le diront : la consultation de leurs backlinks (liens entrants) est devenue d'une uniformité affligeante. Il y a de cela quelques années, la consultation des mêmes backlinks permettait de découvrir, au bout du lien, un autre blog, une autre réflexion, une critique, un point de vue, une "altérité", un "écrit". Aujourd'hui les "référents" d'un site web sont aussi divers et hétérogènes que la lecture de l'annuaire d'un village de 3 habitants :

  • twitter ***
  • netvibes
  • facebook
  • et quelques autres hameaux

*** un exemple supplémentaire à propos de Twitter : dans l'ancienne version du site, les Retweets devaient être faits manuellement, ce qui permettait d'y ajouter son commentaire, d'en changer les hashtags, bref d'y déposer une marque documentaire subjective et donc "d'enrichir", de mieux "documenter" les raisons et motivations desdits Retweets. Dans la nouvelle version du site, le Retweet est entièrement "automatique", via un simple bouton, ce qui augmente l'incitation à Retweeter et permet donc de doper encore davantage le mode de propagation virale qui sert de modèle à Twitter, mais ce qui ôte toute possibilité d'appropriation ou de description documentaire.

Du partage pavlovien comme nouvelle normativité "sociale" = > Les contenus n'ont jamais été aussi propulsés, disséminés, recommandés, likés, plussoyés. Mais ils n'ont jamais été aussi peu discutés, aussi peu commentés, aussi peu documentés. Une autre forme de la crise narrative que traversent les sociétés hyper-connectées. Un appauvrissement de l'écosystème des contenus informationnels du web qui conditionne l'enrichissement et l'éparpillement des économies de la recommandation. La sémantique uniforme des "like", "share" et autres "recommend" est le nouveau modèle du référencement, c'est à dire de la condition d'existence documentaire d'un contenu, d'un site, d'une marque, d'un individu, d'un profil. Entre fabrique de l'émotion et obligation de partage, s'exprime un conditionnement pavlovien du "partage sans engagement", du "partage qui ne coûte rien", nouvelle et exclusive normativité pour le coup doublement sociale.

Le degré zéro du lien = > Les "like", "share", "recommend", et autres "+1" sont des chimères d'hyperliens. Des liens qui n'inaugurent aucun chemin sauf celui du retour vers un entre-soi. Des clics qui ne relient rien. La victoire de la compulsivité d'une activité de pousse-bouton savamment entretenue par un marketing pulsionnel et le besoin d'être "en état de partage permanent" comme d'autres étaient hier "en état de transe permanente" sous l'effet de psychotropes divers. Une victoire de l'ingénierie et des technologies relationnelles. Mais également peut-être, une défaite programmée de la narration, de la dialectique, de la controverse, de l'engagement, de l'exprimable. Un Waterloo documentaire. Panem et circenses. Du pain et des jeux. Du pain relationnel et des jeux informationnels dans une enceinte fermée. Une histoire qui finit bien. Qui doit bien finir. Qui ne peut que bien finir. D'ailleurs la citoyenneté numérique des acteurs de cette histoire se résume à la possibilité d'un pouce levé.

Facebookthumb

Marc Zuckerberg nous l'avait expliqué hier, il n'y aura pas de bouton "Dislike", Matt Cutts nous le rappelle encore aujourd'hui : "Nous ne voulons pas prendre en compte les signaux négatifs, il n'y aura donc pas de bouton "-1"." Les signaux négatifs c'est mauvais pour les annonceurs. C'est mauvais pour le commerce. Et puis on vous a déjà dit que l'histoire devait bien finir. Les signaux négatifs c'est un privilège qui n'appartient qu'à Goog Faceb César.

Oui mais si l'on a envie d'une autre fin ?

Pouce4

3 commentaires pour “J’aime que tu plussoies : la base de donnée, le biotope et l’écosystème

  1. Si on pousse votre logique qui est très intéressante, est-ce que ce n’est pas déjà l’algorithme déjà en place qui est autarcithécaire ? Il décide sans foi ni loi des réponses à nos recherches avec ses critères commerciaux and co. Cette mise en place serait donc un nouvel échelon d’une logique déjà en place. Bernard Stiegler promeut justement un algorithme promouvant son économie de la contribution pour la création d’une véritable agora du web. Est-ce que c’est réalisable ? Espérons-le
    Ce système en vases clos n’est-il pas recherché par beaucoup de monde? On préfère consulter des sites ayant une tendance politique équivalente à la nôtre pour s’informer etc. cf le nouveau personal blocklist.
    Est-ce qu’on veut vraiment la liberté d’information, d’opinion ? ça s’apprend, notamment grâce à l’éducation, notamment les profs d’infocom ;).

  2. Concernant la fonction de ReTweet simplifié, j’observe depuis le début de l’année à un retour d’un ReTweet éditorialisé et amendé “à l’ancienne”. Phénomène marginal ou rejet du bouton-poussif ?

  3. @Thomas> oui, j’ai observé ça également. Difficile de le quantifier et donc d’indiquer si le phénomène est – ou non – marginal, mais cela me semble indiquer une nouvelle sériation dans les usages :
    – d’un côté les usagers “viraux” du service, pour qui le bouton-poussoir est un gain de temps non négligeable
    – d’un autre côté, les usagers “méta-viraux” (sic) pour lesquels la réappropriation du tweet (en ajoutant ou en modifiant un hashtag ou un commentaire) est la plus importante.
    Ces deux catégories n’étant par ailleurs pas exclusives l’une de l’autre.

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