S’affranchir de la métaphore du livre ?

Nous sommes en 1992. Explorer le répertoire des images d'un web naissant. Son ambition, son architecture, l'hypertexte, et cette métaphore, tenace, celle du web comme un livre :

  OpenBook.ai

Nous sommes en 1995. Jacques Donguy (1) écrit :

« L’ordinateur, aujourd’hui, est obsédé par le livre, avec ses dispositifs de ‘lecture’ en amont, avec ses ‘imprimantes’ en aval, avec ses ‘livres électroniques’ sur disquettes ou sur disques compacts désormais, qui transforment cet instrument de mémorisation et de classement en une ‘machine’ à entrées multiples, productrices de ‘textes’, au sens étymologique de ce terme (ce qui est tissu de mots).»

Nous sommes en 2002. En commentaire de la citation ci-dessus, j'écrivais dans ma thèse (2) :

"Cette « métaphore cognitive » attachée à l’ordinateur, outre qu’elle est révélatrice, par le vocabulaire qu’elle déploie, de la persistance sémantique des aspects et concepts d’ordre littéraire autour desquels sont construites des disciplines traditionnelles (herméneutique, critique structuraliste …) ou émergentes (linguistique computationnelle, …), cet usage métaphorique donc, ne semble pas près d’être remplacé au profit d’un habitus sémantique plus « contemporain » et semble même devoir se renforcer avec l’avancée des recherches. Alors que le grand public commence à peine à s’habituer à l’idée d’un livre électronique – c’est-à-dire d’un support suffisamment calqué sur de l’acquis pour pouvoir être utilisé à l’identique – qui lui permettra de se familiariser avec des modalités d’interaction par contre totalement nouvelles, des concepts comme ceux de l’e-ink (encre électronique) et autres puces de silicium souples pouvant être insérées de manière transparente dans le tramage d’une feuille de papier font leur apparition. Ils laissent augurer que la différence fondamentale entre les moines copistes ou les scribes de la Haute-Egypte et le lecteur ou l’auteur du XXIème siècle ne se fera pas au niveau de la ritualisation des postures marquant le rapport au sens, mais, de manière plus fine, plus insidieuse, plus transparente et plus déterminante, dans la perception même du sens et de ce qui en demeurera saisissable du fait de la complexification et de la densification exponentielle dans laquelle il est engagé. Il est même tout à fait probable que les bibliophiles de l’ère numérique continueront d’apprécier le grammage d’un papier ou l’empreinte d’une encre.
Si le retour au livre – aussi contradictoire qu’il puisse apparaître dans le siècle du virtuel et du numérique – semble aujourd’hui aussi logique que nécessaire, ce n’est pas tant pour des raisons de commodité cognitive ou de massification commerciale que parce qu’il est une entité pérenne à ce point inscrite dans notre environnement et dans notre « capital » cognitif qu’il détermine dans une certaine mesure la configuration des outils destinés à le remplacer ou à le supplanter. La persistance de l’écrit, du texte – « ce qui est tissu de mots » – est un indicateur fort qui suffit à garantir – au moins le temps que se fasse la transition avec les nouveaux modes d’interaction permis par l’hypertexte – la pérennité d’une certaine forme de savoir comme organisation du sens – ce qui est issu de mots – ."

Dans la même thèse toujours (2), et un peu plus loin :

"Si nous sommes entrés de plain pied dans l’ère du post-bibliocentrisme, la présence centrale du livre ne saurait être remise en question, tant la prégnance de la forme et des habitus qu’elle véhicule reste forte et structurante. En revanche, cette position centrale cesse d’exercer une force centrifuge. Elle n’agrège plus l’ensemble des modes d’accès au savoir. Elle ne fédère plus les différentes manières d’organiser la connaissance. Elle n’est plus cet attracteur omnipotent qui assimile et transforme à son image – ou à son reflet –  toute l’étendue d’une certaine « culture ». La force d’attraction s’inverse pour devenir « centripète », une force de propagation plus que de rassemblement, une dynamique de forme qui ouvre la voie à d’autres modes d’organisation, d’externalisation de la connaissance, à d’autres processus cognitifs d’engrammation du savoir. Le meilleur moyen d’attester de ce renversement de « tendance gravitationnelle » est d’en étudier ses premiers symptômes au travers de ces deux révélateurs que sont la place de l’auteur et celle du lecteur, entre lesquels le livre s’enferme ou se déploie et en dehors desquels sa seule valeur est celle de l’archive, du support, de la trace."

Nous sommes en 2011. Le livre numérique est là. Et ce que j'écrivais au début des années 2000 pourrait aujourd'hui encore être écrit. Non que j'ai un quelconque talent de visionnaire. Mais parce que, d'abord, le temps de l'affranchissement (d'une forme d'engrammation à une autre) est un temps long. Mais aussi parce que voilà – au moins 5 ans – que ceux qui auraient pu – et du – être les leviers de l'accélération ont fait vocation d'inertie, ont fait profession de l'ancien, et peinent à dissimuler leur âpreté au gain derrière une prétendue "frilosité" aux relents faussement technophobes. Je veux ici parler de la posture notablement nuisible de quelques "éditosaures en chef"** et de quelques autres auto-proclamés grands homologateurs de "livres homothétiques". Sauf qu'aujourd'hui, dix ans après, les technologies sont mûres, les usages n'attendent plus que leur DRM libération, les usagers n'attendent plus qu'une offre décente et également DRMisée libérée, et surtout, surtout, les hoquets d'Antoine Gallimard devraient rapidement cesser dès lors que ses nouveaux collègues / concurrents et futurs patrons (lui par exemple) viendront lui tapoter dans le dos. 

**expression empruntée à un célèbre bloggueur dont je tairai le nom pour ne pas qu'il encourre les foudres desdits éditosaures.

Et donc ? Et donc, personne ne songerait aujourd'hui à communiquer sur les promesses du web en utilisant le livre comme métaphore graphique. Probablement parce que, dans ce domaine là, l'affranchissement a pu avoir lieu. Il est également en passe d'advenir pour le livre numérique et il ne nécessitera aucun reniement ; mais des redistributions, mais de nouvelles chaînes de valeur – et d'à valoir – mais de nouvelles médiations, mais de nouvelles logiques, centripètes. François Bon et Publie.net, Xavier Cazin et Immateriel, Hubert Guillaud, Virginie Clayssen, Marin Dacos et Pierre Mounier, et tant d'autres l'ont compris, analysé, théorisé, pratiqué, tarifé, rendu possible. Merci à eux.

Version courte de ce billet. En 20 ans, le web a réussi à s'affranchir (même et surtout métaphoriquement) du livre pour devenir un media à part entière. La possibilité du livre numérique a été inventée, il y a de cela un peu plus de 10 ans, sur et par le web, pour ensuite faire un détour par les fourches caudines (et comme disait l'autre, in cauda venenum), par les fourches caudines, disais-je, de ceux-dont-le-livre-papier-est-le-métier (le gâteau en fait) et qui-n'entendent-pas-en-changer (le partager en fait). Il est en train de revenir sur le web. Pour le meilleur, par ses acteurs. Et peut-être aussi pour le pire (par ses vendeurs). Bref, moralité : le web est (probablement) l'avenir du livre (numérique). Pour le reste, éditosaures et grands homologueurs d'hypothétiques mais homothétiques livres dits numériques, il semble acquis que l'avenir consiste à regarder ensemble dans la même direction.

Version encore plus courte de ce billet. Le livre numérique c'est du flan (homothétique). Par contre, le web est devenu une plateforme éditoriale (au double sens d'editing – fabrication -  et d'édition – vente). Pour le reste, le mode se divise en deux catégories, "ceux qui ont un pistolet chargé, et ceux qui creusent". Deux catégories : ceux qui ont compris que le web était devenu une plateforme éditoriale, et ceux qui l'ont compris mais ne souhaitent pas que cela advienne et ceux – les mêmes – qui souhaitent que le web ne reste qu'une plateforme de vente (à la rigueur de médiation).

Corrélat de la version encore plus courte de ce billet. Au mieux, le pistolet d'Antoine Gallimard n'était même pas chargé ; au pire, il a tiré sa dernière cartouche.
"Toi, tu creuses".

 

(1) Donguy J., « Poésie et ordinateur. », in Littérature et informatique : la littérature générée par ordinateur, Vuillemin A., Lenoble J. (textes réunis par), Arras, Artois Presses Université, 1995. Journées d’étude internationales Littératures et Informatique, Paris, 20-22 Avril 1994. [en ligne] http://www.univ-reunion.fr/t99_mirroirs/multi_ct/littinfo/0_aaa.htm, consulté le 06/04/2000.

(2) Ertzscheid O., "Le lieu, le lien, le livre : les enjeux congnitifs et stylistiques de l'organisation hypertextuelle, Thèse de doctorat, Lettres Modernes / Sciences de l'information et de la communication. Toulouse : Université du Mirail, 2002, 441 p. En ligne : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00006260/fr/

 

(Via La Grange)

Un commentaire pour “S’affranchir de la métaphore du livre ?

  1. centrifuge agrégeant et centripète qui propage ?
    cela dit, papa, je me force à donner goût de lire à ma progéniture, tout en la maintenant, pour l’instant, en retrait du web … j’ignore encore si c’est la bonne posture, mais comme le dit l’auteur “le web est devenu une plateforme éditoriale (au double sens d’editing – fabrication – et d’édition – vente)” … et ma méfiance ne fait que grandir. Le WEB n’est utile qu’à ceux qui le comprennent et savent l’utiliser : je ne peux décidément pas me résoudre à y laisser mes enfants s’y promener sans munitions.
    Très amicalement, car j’apprècie ce blog 😉

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