Non à la suppression de l’histoire et de la géographie en terminale scientifique

(Reproduction autorisée d'un texte de Jacques Sapir, initialement publié le 23 Novembre sur la blog "L'atelier des icônes" http://culturevisuelle.org/icones/154/comment-page-1)

On vient d’apprendre que le ministre de l’Éducation nationale, M.
Luc Chatel, a décidé de supprimer l’histoire et la géographie comme
matières obligatoires en terminale scientifique. Il se propose
néanmoins de les maintenir dans un cadre optionnel. Ce nouvel épisode
de la réformite aiguë de tout ministre de l’Éducation nationale laisse
anéanti et scandalisé. Ceci d’autant plus que ce n’est pas trahir un
secret que de révéler que le ministère avait commencé par reculer et
par admettre que sa réforme n’était pas fondée, en rétablissant
l’histoire et la géographie dans le cursus des disciplines obligatoires
en terminale scientifique.

On peut supposer que les pressions des associations de
mathématiciens et de physiciens qui veulent à tout prix conserver à
cette terminale son caractère de « pureté » ont dû être très fortes ces
derniers jours. Cela aboutit à une décision qui privera plus de la
moitié des lycéens de Terminale d’un enseignement tout à fait
nécessaire. Cette question ne concerne pas que les historiens et
géographes, même si l’on ne doit pas s’étonner que ces derniers
protestent très vigoureusement. Ancien élève de ce que l’on appelle une
terminale scientifique (une terminale C en l’occurrence), économiste et
spécialiste en recherches stratégiques, je me suis senti
personnellement interpellé par cette mesure.

Une mesure démagogique et une politique schizophrène

Tout le monde peut comprendre, au vu de ce qu’est un lycéen
aujourd’hui, et plus particulièrement dans une section scientifique
avec une spécialisation renforcée par la réforme, qu’une telle décision
va aboutir à la suppression totale de cet enseignement. Très peu
nombreux seront les élèves qui prendront une telle option. Nous ne
devons donc nourrir aucune illusion. Le caractère démagogique de la
mesure est évident dans la mesure où il fait reposer sur les élèves la
décision de prendre ou de ne pas prendre les cours d’histoire et
géographie à un moment où la spécialisation de la filière vient d’être
réaffirmée.

Alors que, aujourd’hui, plus de 50% des élèves ont choisi la
terminale scientifique, ceci revient à enlever l’enseignement
d’Histoire et Géographie à cette même proportion d’élèves. Quand bien
même on arriverait dans le cours de la réforme à faire baisser ce
nombre vers le 35%, ceci resterait absolument inacceptable. Seul le
rétablissement de l’histoire et de la géographie dans le cadre de cours
obligatoires peut garantir qu’elles seront suivies par les élèves des
terminales scientifiques.

Il faut souligner l’incohérence profonde de cette décision. Elle
survient au moment même où, de la commémoration de l’anniversaire de la
mort de Guy Môquet au grand débat sur « l’identité nationale » en
passant par le projet d’un musée de l’Histoire de France, la question
de l’histoire, mais aussi de la géographie (car la conscience nationale
s’enracine dans des pays et des paysages) occupe une place centrale
dans notre pays. Contrairement à d’autres, je ne pense pas que le débat
sur l’identité nationale puisse être évité, mais je pense qu’il doit
être soigneusement défini pour éviter les dérapages.

On se souvient du livre de Fernand Braudel, L’Identité de la France,
et de la place qu’il donnait à la fois aux paysages, à leur
construction sociale, et à l’histoire dans la production d’un sentiment
national. La définition de ce dernier ne saurait renier ce qu’il doit à
ces deux disciplines. Dans l’identité nationale, il y a aussi
l’histoire des luttes sociales qui permet de comprendre la spécificité
de chaque culture politique. Ce n’est pourtant pas à un homme de gauche
que nous devons de nous rappeler de ce que l’histoire du progrès de la
civilisation est aussi celle de la lutte des classes. C’est à François
Guizot que revient l’honneur de la formule, et Marx lui en avait donné
crédit. Que penser d’une histoire qui serait réduite à sa plus simple
instantanéité?

Ou alors, mais on n’ose croire que tel soit le projet du
gouvernement, cela reviendrait implicitement à faire reposer ce
sentiment national, cette « identité française » sur une couleur de
peau ou une religion. Ceci impliquerait pour le coup une rupture
absolument radicale avec ce qui fait l’essence même du sentiment
national en France.

On peut alors s’interroger sur la logique d’une telle politique qui
prétend faire de la conscience nationale une priorité, qui va même
jusqu’à créer à cette fin un Ministère de l’Intégration, et qui
projette de la retirer en réalité à la moitié des élèves de Terminale.
Ce n’est plus de l’incohérence, c’est de la schizophrénie pure et
simple.

Quels citoyens voulons nous pour demain?

Au-delà, les raisons sont nombreuses qui militent pour le maintien
d’un enseignement d’histoire et de géographie pour les terminales
scientifiques. Dans la formation du citoyen, ces disciplines ont un
rôle absolument fondamental. La compréhension du monde contemporain, de
ses crises économiques ou géostratégiques, des rapports de force qui se
nouent et se dénouent en permanence entre les nations, implique la
maîtrise de l’histoire et de la géographie. Est-ce à dire que, pour le
ministère de l’Éducation nationale, les élèves des terminales
scientifiques sont appelés à être des citoyens de seconde zone?
N’attendrait-on plus d’un mathématicien ou d’un physicien qu’il soit
aussi un citoyen?

Ou bien voudrait-on promouvoir une France à deux vitesses, où d’un
côté, on aurait de grands décideurs dont la science serait au prix de
leur conscience, et de l’autre, le simple citoyen auquel on pourrait
laisser ce savoir si nécessaire car devenu sans objet dans la mesure où
ledit citoyen ne pourrait plus peser sur les décisions politiques? Il
est vrai que l’on peut s’interroger aujourd’hui devant la réduction,
sans cesse croissante, de la démocratie à ses simples formes, qui ont
elles-mêmes été bafouées comme on l’a vu pour le vote du referendum de
2005.

Par ailleurs, cette décision est en réalité autodestructrice pour
notre économie dont on prétend cependant que l’on veut en pousser
l’externalisation. Aujourd’hui, dans les formations de pointe, qu’il
s’agisse de Polytechnique (chaire de management interculturel), des
autres grandes écoles (École des Mines, École des Ponts et Chaussées)
ou des écoles de commerce et de gestion (HEC, ESSEC, SupdeCo, etc…),
qui toutes impliquent de la part de l’étudiant une terminale
scientifique, l’accent est mis sur la compréhension du monde
contemporain. Ceci nécessite une formation de base en géographie
(humaine, économique et géopolitique) mais aussi une formation en
histoire afin de fournir les bases de compréhension des évolutions du
monde contemporain.

Ceci correspond à une demande spécifique des entreprises françaises
qui sont de plus en plus engagées dans un processus
d’internationalisation de leurs activités. Qu’il s’agisse de la
question des contrats, ou encore du développement d’activités à
l’expatriation, la connaissance des fondements historiques,
géographiques et culturels de ces sociétés, qui pour certaines sont
très différentes de la nôtre, est absolument indispensable. L’absence
de ces disciplines, ou la réduction de leurs horaires à la portion
congrue, défavoriseraient considérablement ceux des élèves de terminale
scientifique qui ne veulent pas s’orienter vers des activités
strictement en liaison avec les sciences de la nature.

L’Histoire, la Géographie et la double nature de la science économique

Moi-même, en tant qu’économiste, je ne cesse de mesurer ce que ma
discipline doit à l’histoire (pour l’histoire des crises économiques
mais aussi des grandes institutions sociales et politiques dans
lesquelles l’activité économique est insérée) mais aussi à la
géographie, avec son étude des milieux naturels et humains, des
phénomènes de densité tant démographique que sociale. Comment peut-on
penser la crise actuelle sans la mémoire des crises précédentes?
Comment peut-on penser le développement de l’économie russe hors de
tout contexte, comme si ce pays n’avait pas sa spécificité de par son
histoire mais aussi de par son territoire? Nous savons bien que les
processus économiques ne sont pas les mêmes dans les capitales, à
Moscou et à Saint-Pétersbourg, et dans les régions.

Pourtant, j’ai fait ma scolarité dans une Terminale C, et je ne
regrette ni les mathématiques ni la physique, qui m’ont été nécessaires
justement pour faire de l’économie, pour me frotter à la modélisation,
et en mesurer la force mais aussi les limites. Pour dire les choses
simplement, si l’on trouve bien en économie des régularités, qui
permettent le calcul, ces dernières ne sont que temporaires et en
réalité elles n’ont de pertinence que dans un cadre institutionnel
précis. Que ce cadre change, et ces régularités changeront aussi.
L’économie ne sera jamais une science construite sur le modèle des
sciences de la nature, comme les mathématiques ou la physique ou encore
la mécanique. La raison fondamentale est que l’économie, activité
humaine, dépend par trop de la subjectivité des acteurs et que cette
subjectivité change suivant les contextes mais aussi suivant les
changements dans la structure de la « dotation en facteur » que l’on
reconnaît à chaque agent.

Michal Kalecki, un grand économiste polonais qui fut l’égal de
Keynes, disait qu’il y avait deux erreurs qu’un économiste pouvait un
jour commettre. La première était de ne pas calculer, et la seconde
était de croire en ce qu’il avait calculé! Ceci me semble bien résumer
la double nature de la science économique. Les calculs que l’on peut
faire n’ont de pertinence que temporaire et limité, pour tout dire
contextuelle. Mais cela ne veut pas dire que dans un contexte donné ils
n’aient pas de pertinence.

On voit donc bien que si l’économie n’est pas bien sûr le simple
prolongement de l’histoire et de la géographie, elle perd toute
pertinence à ne pas se nourrir à ces deux disciplines, et ceci de plus
sans que cela soit exclusif d’autres disciplines comme l’anthropologie
ou la sociologie. L’économie est donc fondamentalement une science
sociale, mais une science sociale impliquant le recours étendu à des
calculs comme instruments et cela sans que jamais on puisse cependant y
voir une « nature » propre de l’économie. À ce titre, ceux qui
prétendent vouloir trouver dans les mathématiques la clé de la
scientificité de la science économique errent gravement, à la fois en
tant qu’économistes et en tant qu’épistémologues.

Il faut donc retirer cette mesure avant qu’il ne soit trop tard, et
pour cela susciter le mouvement de protestation le plus important et le
plus large possible. Le ministère doit impérativement réintégrer
l’histoire et la géographie parmi les matières obligatoires en
terminale scientifique!

Jacques Sapir, directeur d’études à l’EHESS.

9 commentaires pour “Non à la suppression de l’histoire et de la géographie en terminale scientifique

  1. M. Sapir a évidemment raison, mille fois raison. Il faut cependant signaler que ce processus d’élimination de la mémoire est ancien :
    a) L’enseignement lacunaire de l’histoire, volontairement lacunaire et par conséquent dogmatique, est un phénomène qui remonte déjà à une trentaine d’années (pour information, aucun de mes quatre enfants, nés entre 1977 et 1982, n’a jamais entendu parler en classe du Consulat, de l’Empire, de la Restauration, de la IIème république, de la guerre de 1970 et évidemment de la Commune. Par contre, les Lumières, la Révolution jusqu’à thermidor et la Shoah leur ont été enseignées au moins trois fois !)
    b) L’histoire et la géographie avaient déjà failli être « oubliées » lors de l’établissement du socle de valeurs que devait dispenser ce qu’il est convenu d’appeler l’Éducation Nationale.
    Et puisque M. Sapir s’indigne du sort réservé à l’enseignement de l’histoire et de la géographie en le corrélant très justement à l’identité nationale, peut-on également oublier le sort réservé dans l’enseignement secondaire à la littérature française :
    a) Les classiques : oubliés !
    b) Les romantiques : disparus !
    Comment ne pas devenir paranoïaques et ne pas croire qu’il s’agit d’un plan mûrement pensé, non pas par les mathématiciens et le physiciens, mais bien par les politiques pour former des générations d’électeurs ilotes, prêts à voter pour n’importe qui et pour n’importe quoi, sans aucune référence au passé et à ses leçons, aux personnes qui nous ont précédés et qui ne laissent aucun legs aux générations montantes, celles qui formeront demain une nation qui n’existera plus.
    PS : où se trouve le site de la pétition nationale présentée par M. Sapir

  2. même demande que le précédent courrier ? où est la pétiton ? je suis tellement en colère que je n’arrive même plus à argumenter ! donc je signe ! moi professeur de la base

  3. @ Didier & Marie >euh … il ne s’agit pas d’une pétition. Simplement d’un texte “d’opinion”. Mais si des gens souhaitent le prendre comme point de départ pour une pétition, je pense qu’il faut demander son accord à l’auteur du texte, comme je l’ai moi-même fait avant de le reproduire ici 🙂

  4. elle est où cette pétition dont tout le monde parle et personne ne voit ?
    Y en a quand meme bien une en ligne quelque part ?

  5. Je ne suis pas certain que la “suppression” de l’Histoire en Terminale S soit une si mauvaise chose.
    Si on regarde bien, la France est un des seul pays au monde (si ce n’est le seul) où l’Histoire occupe une place centrale dans l’enseignement. Est-ce que ça fait de nous des meilleus citoyens que les britanniques ou les américains par exemple ? Je n’en suis pas certain.
    Bien évidemment, en France, le rapport à l’Histoire est particulier. Depuis très longtemps, les pouvoirs ont considéré que l’enseignement de l’Histoire forgeait l’esprit citoyen. Quand on voit la médiocrité qui règne sur la toile et les raccourcis historiques qui font parfois peur à voir, permettez moi de douter de l’apport “civique” de l’Histoire enseignée au lycée. Le problème, c’est que le programme de lycée se résume globalement aux Trentes Glorieuses et à la présidence du général de Gaulle (je caricature bien sur, mais je ne suis pas si loin que ça de la vérité) et aucune approche épistémologique. A mon sens, le programme de collège est beaucoup plus intéressant et plus formateur dans le sens où il traite plus ou moins toute les périodes, du moins pour le souvenir que j’en ai.
    Alors, la question qui devrait se poser, n’est ce pas plutôt celle de la réforme des programmes de seconde et de première. Deux années me semblent largement suffisantes pour donner un minimum de culture et inculquer un esprit critique et analytique et un peu de culture générale à des jeunes qui en manquent souvent cruellement. Pour ma part, je n’ai jamais appris autant sur l’Histoire que depuis que j’ai quitté l’école et je ne pense pas que des Terminale S qui se moque royalement de l’Histoire soient très attentifs et retiennent vraiment quelque chose de ce qui leur a été enseigné. Pire encore, le peu de connaissance qu’il leur restera risque justement de leur faire dire n’importe quoi. Finalement, quand on voit les propos de certains, on se dit parfois qu’ils auraient mieux fait de tout oublier.
    L’étude de l’Histoire contemporaine est pour moi trop sujette aux “divagations”. Elle est encore trop présente dans les esprits et ça conduit presque inévitablement à des raccourcis ou a des débats qui relèvent souvent plus du “grand-n’importe-quoi historique” que de l’Histoire. Pour preuve, bien des jeunes mélangent trop souvent fascisme, nazisme, pétainisme, francisme, communisme, stalinisme, autoritarisme ou totalitarisme, tout simplement parce qu’on leur a jamais appris ce que c’était vraiment, ou qu’il n’ont jamais cherché à le savoir, persuadés qu’ils sont de savoir de quoi ils parlent.
    Les jeunes d’aujourd’hui vouent un “culte” à la médiocrité entretenu par les médias, la télévision. Il n’y a qu’a voir le discours réducteur qui est tenu aujourd’hui sur le changement climatique pour s’apercevoir que la géographie est bien mal enseignée au lycée. Bien sur, il ne s’agit là que de mon avis, mais la question se pose vraiment de savoir si le mal n’est pas déjà fait ?

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