Une bonne nouvelle pour la théorie des Biens Communs

Texte d'Hervé Le Crosnier originellement publié le 12 Octobre 2009 sur Vecam : http://vecam.org/article1122.html

Le prix Nobel d’économie a été décerné ce matin à Elinor Orstrom, qui
travaille sur les Communs, cette forme spécifique de propriété et de
gouvernance qui place les décisions collectives des « communautés » au
centre du jeu socio-économique. Cette question des Biens communs a
longtemps été ignorée par la science économique, par la politique et
par les mouvements sociaux, mais elle est en passe de redevenir un
« outil pour penser » majeur.

Le prix Nobel d’économie a été décerné ce matin à Elinor Orstrom et
Oliver Williamson. Leurs travaux, quoique très différents, portent non
plus sur la modélisation économique, mais sur le « retour au réel ».
Ils prennent en compte des interactions humaines en s’échappant du
modèle de la « rationalité économique » qui prévaut dans les
constructions mathématiques à la mode au cours de la décennie
précédente. Après la reconnaissance du travail de Paul Krugman l’an
passé et de Mohamed Yunus l’année précédente, c’est à une
ré-orientation globale de la recherche en économie que nous assistons.
L’économie n’est plus cette théorie univoque qui servirait de hochet
aux politiciens en mal d’instruments de pression sur les peuples (le
« There is no alternative » de Margaret Tatcher, repris sous toutes ses
formes par nos dirigeants néo-libéraux de tous bords depuis presque
trente ans). Les décisions des humains de construire ensemble leur mode
de production et de trouver des règles qui ne ressemblent pas à
l’imagerie du marché afin d’autogérer leur actions communes pourraient
revenir au centre de la réflexion.

En soi, ce simple fait serait une bonne nouvelle. Ajoutons que
Elinor Orstrom est aussi la première femme récompensée par un Prix
Nobel d’économie… pour des travaux sur l’organisation collective de
la vie. Mais c’est pour d’autres raisons encore qu’il faut se féliciter
aujourd’hui de la décision de Stockholm.

Elinor Orstrom travaille sur les Communs, cette forme spécifique de
propriété et de gouvernance qui place les décisions collectives des
« communautés » au centre du jeu socio-économique. Or cette question
des Biens communs, qui a longtemps été ignorée par la science
économique, par la politique et par les mouvements sociaux, est en
passe de redevenir un « outil pour penser » majeur, qui ouvre de
nouvelles portes, et qui est en adéquation avec les questions du siècle
qui débute (crise écologique, irruption des réseaux numériques,
économie de la connaissance, modification profonde des régimes de
production, redéfinition des droits de propriété immatérielle…).
L’extension du travail immatériel et du numérique à l’échelle du monde
et dans toutes les activités humaines souligne l’émergence centrale
d’un nouveau type de bien commun, articulé autour de la connaissance et
de l’information, et des règles collectives de fonctionnement en réseau.

La question des « Communs » est au coeur de l’histoire du
capitalisme. La première grande révolte populaire fondatrice de nos
conceptions actuelles du droit, dans l’Angleterre du XIIIème siècle,
avait pour cause l’expropriation des Communs. En mettant la main sur
les forêts et les terres communales, le Roi Jean et les Barons jetaient
dans le dénuement le plus total ceux dont la survie même dépendaient de
ces terres ouvertes aux récoltes de tous : veuves ayant le droit de
ramasser le bois de chauffage, paysans laissant paître les moutons,
ramasseurs de champignons et de miel,… L’enclosure des Communs allait
susciter de grands mouvements populaires, et des figures fortes
marquant l’imagination comme « Robin des Bois ». Une armistice fut
trouvée dans l’élaboration de deux traités en 1215 : la Grande Charte
et la Charte des Forêts. Le premier consacrait ce que nous appelerions
aujourd’hui les Droits politiques et sociaux et offrait la garantie de
procès équitables et la nécessité de placer l’autorité royale sous le
régime collectif de respect du droit. Et le second se consacrait aux
« droits économiques et sociaux » en définissant les droits des usagers
des forêts, les communs de l’époque. Dès lors cette question des
communs a traversé toutes les révoltes populaires, tout comme elle a
traversé toutes les tentatives d’élaborer un droit et des lois qui
équilibrent les sociétés en respectant les humains qui la composent. En
sens inverse, à la suite de Peter Linebaugh, on peut relire l’histoire
de la colonisation, de l’esclavage et de la prolétarisation comme une
volonté perpétuelle du capital de réduire les communs et d’imposer le
règne de la marchandise, à la fois pour dégager de nouveaux espaces au
profit, mais aussi pour limiter les capacités d’auto-organisation des
populations.

Du côté scientifique, la notion de Communs reçu une attaque
particulièrement pernicieuse en 1968, quand le socio-biologiste Garrett
Hardin publia son article « la tragédie des communs ». Dans ce modèle
abstrait, Hardin considérait l’usage abusif de paturages communs par
des bergers, chacun cherchant à y nourrir le plus grand nombre
d’animaux… au point de réduire la quantité d’herbe disponible. Ce
modèle du « passager clandestin », qui profite d’un bien disponible
sans s’acquiter de devoirs envers la communauté, reste le modèle
abstrait de référence ; un modèle simpliste qui colle parfaitement avec
l’idéologie libérale. Avec de telles prémisse, la conclusion de Hardin
s’imposait : « le libre usage des communs conduit à la ruine de tous ».
Or Elinor Ostrom et Charlotte Hess, dans leur ouvrage majeur
« Understanding knowledge as a commons » réduisent en poudre ce modèle
qui a pourtant fait couler tant d’encre. Pour elles, le modèle de
Hardin ne ressemble aucunement aux communs réels, tels qu’ils sont
gérés collectivement depuis des millénaires, à l’image des réseaux
d’irrigation ou des pêcheries. Pour Hardin, les communs sont uniquement
des ressources disponibles, alors qu’en réalité ils sont avant tout des
lieux de négociations (il n’y a pas de communs sans communauté), gérés
par des individus qui communiquent, et parmi lesquels une partie au
moins n’est pas guidée par un intérêt immédiat, mais par un sens
collectif.

Le grand apport d’Elinor Orstrom est dans cette distinction entre
les « Communs considérés comme des ressources » et les « Communs
considérés comme une forme spécifique de propriété ». Cette conception
prend de plus en plus d’importance avec l’intégration des
préoccupations écologiques dans l’économie. La notion de Communs
devient attachée à une forme de « gouvernance » particulière : il
s’agit pour la communauté concernée de les créer, de les maintenir, les
préserver, assurer leur renouvellement, non dans un musée de la nature,
mais bien comme des ressources qui doivent rester disponible, qu’il
faut éviter d’épuiser. Il n’y a de Communs qu’avec les communautés qui
les gèrent, qu’elles soient locales, auto-organisées ou ayant des
règles collectives fortes, y compris des Lois et des décisions de
justice. Les Communs sont des lieux d’expression de la société, et à ce
titre des lieux de résolution de conflits.

La théorie des Communs connaît un nouveau regain depuis la fin des
années 1990, quand on a commencé à considérer les connaissances, les
informations et le réseau numérique internet lui-même comme un nouveau
Commun, partagé par tous les usagers, et auprès duquel chaque usager a
des droits (libre accès au savoir, neutralité de l’internet, production
coopérative, à l’image de Wikipedia,…) comme des devoirs. Il existe
une différence majeure entre ces Communs de la connaissance et les
Communs naturels, qui a été pointée par Elinor Orstrom : les biens
numériques ne sont plus soustractibles. L’usage par l’un ne remet
nullement en cause l’usage par l’autre, car la reproduction d’un bien
numérique (un fichier de musique, un document sur le réseau, une page
web,…) a un coût marginal qui tend vers zéro. On pourrait en déduire
que ces Communs sont « inépuisables », et qu’une abondance numérique
est venue. Or si l’on considère les Communs comme un espace de
gouvernance, on remarque au contraire que ces nouveaux Communs de la
connaissance sont fragiles. Il peuvent être victimes de ce que James
Boyle appelle « les nouvelles enclosures ». Les DRM sur les fichiers,
l’appropriation du réseau par les acteurs de la communication, la
diffusion différenciée des services selon la richesse du producteur,
l’appropriation privée des savoirs (brevets sur la connaissance) ou des
idées et des méthodes (brevets de logiciels), le silence imposé aux
chercheurs sur leurs travaux menés en liaison avec des entreprises,…
sont autant de dangers qui menacent ces nouveaux Communs au moment même
où leurs effets positifs sur toute la société commencent à être mis en
valeur.

Ces Communs de la connaissance ont donné lieu à l’émergence de
nombreux mouvements sociaux du numérique, à des pratiques
communautaires dépassant les cercles restreints pour peser sur toute
l’organisation de la société en limitant l’emprise du marché et des
monopoles dominants sur cette nouvelle construction collective du
savoir. On peut citer ainsi le mouvement des logiciels libres ; celui
des scientifiques défendant l’accès libre aux publications de
recherche ; les paysans opposés à la mainmise sur les semences ; les
associations de malades oeuvrant pour la pré-éminence du droit à la
santé sur les brevets de médicaments ; les bibliothécaires partisans du
mouvement pour l’accès libre à la connaissance ; les auteurs et
interprètes qui décident de placer leurs travaux sous le régime des
« creative commons » ; les rédacteurs de projets collectifs qui
construisent des documents partagés sous un régime de propriété ouvert,
garantissant la non-appropriation privée, à l’image de Wikipédia ou de
Music Brainz ; ce sont même des organismes publics qui partagent leurs
données pour des usages libres, commela BBC pour la musique et les
vidéos, ou PBS le grand réseau de radio public des Etats-Unis. Avec
l’internet, cette notion des Communs de la connaissance connaît à la
fois un profond intérêt scientifique et pratique, mais voit aussi un
nouveau terrain d’expérimentation. Le réseau numérique est à la fois un
outil pour la production de ces communs numériques, et une source de
règlement des conflits ou de partage des méthodes d’organisation
garantissant la maintenance des communs ainsi construits.

En rapportant la question des Communs à cette double dimension, de
la gouvernance d’architectures humaines et de biens collectifs d’une
part et de la mise à disposition pour tous et le partage des outils et
des connaissances d’autre part, les travaux scientifiques sur les biens
communs, dont Elinor Orstrom est une figure majeure, ouvrent des portes
nouvelles aux mouvements sociaux du monde entier. En témoigne le récent
appel « Pour la récupération des biens communs » issu du Forum Social
Mondial de Belèm de janvier 2009.

L’attribution du Prix Nobel d’économie à Elinor Orstrom est donc une
excellente nouvelle pour le développement d’une réflexion politique et
sociale adaptée aux défis et aux enjeux du 21ème siècle.

Caen, le 12 octobre 2009

Hervé Le Crosnier

(Texte diffusé sous licence Creative commons v3 – attribution.)

Pour approfondir la réflexion, quelques pointeurs sur la question des Communs, notamment des communs de la connaissance :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut