A trop se diluer dans le miroitement de ses fonctions, à force de courir le risque de son effacement, l’œuvre pourrait se dissoudre si elle ne trouvait ailleurs les ressources qui lui assurent sa cohérence et son homogénéité. Pour autant que ses fonctions se diversifient et quels que soient les masques qu’il choisit de revêtir, l’auteur demeure, sous certaines conditions, une force motrice de la création littéraire. On sort ici de la sphère énonciative – qui se veut au plus près du texte – pour entrer dans la dimension sociologique. De ce point de vue, l’aspect téléologique de toute création, littéraire ou non, reste pertinent et il est sous-tendu par cette incarnation d’une volonté à l’œuvre qu’est la figure de l’Auteur.
- « L’auteur est véritablement un créateur, mais en un sens tout différent de ce qu’entend par là l’hagiographie littéraire ou artistique. Manet, par exemple, opère une véritable révolution symbolique, à la façon de certains grands prophètes religieux ou politiques. Il transforme profondément la vision du monde, c’est-à-dire les catégories de perception et d’appréciation du monde, les principes de construction du monde social, la définition de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas, de ce qui mérite d’être représenté et de ce qui ne le mérite pas. » [Bourdieu 87 p.176].
Les individualités à pouvoir revendiquer le titre d’auteur tel que l’entend Bourdieu ne sont évidemment pas légion. A moins bien entendu que l’on entende par auteur, la somme de ces individualités que draine dans son sillage la notion d’« hypercortex » dont parle Lévy. Mais cela équivaudrait à retomber dans une autre mythologie, et la construction du sens sur les réseaux nous semble relever de processus plus pragmatiques.
Il reste que la plupart des œuvres hypertextuelles collaborent effectivement à l’érection de « nouveaux principes de construction du monde social », qu’ elles offrent – à des degrés de qualité divers – une vision « transformée » du monde, et qu’elles altèrent de manière parfois radicale nos catégories de perception – par l’utilisation qu’elles font des images, par les composantes temporelles et cinétiques qui deviennent des matériaux à la disposition de l’auteur … – .
Même lorsque, dans ces hypertextes, la figure de l’auteur est un programme informatique faisant office de générateur de texte, même lorsque ne lui est plus dévolue que la fonction « d’ingénieur » de texte, les contraintes qu’il définit et l’horizon de signifiance qu’il dessine sont, à ce jour, des raisons suffisantes pour ne pas pouvoir extraire définitivement de l’œuvre la composante humaine.
- « L’auteur, caché, à l’évidence, ne conçoit pas ses textes. Prenant des décisions abstraites, il est un « ingénieur » du texte qui ne peut mesurer les fonctionnements de son ouvrage que lorsqu’est construit l’ensemble de la machine. C’est en ce sens aussi que cette littérature est inadmissible : ce, qu’au mieux, il conçoit, ce sont des virtualités de textes, quelque chose comme un schéma de littérature encore inexistante, des mises en scène plausibles de textes virtuels. Il planifie des conditions, des contraintes : rouages, calculs, prévisions ... programmes ... » [Balpe 96]
Car quelles que puissent être les performances de générateurs ou de systèmes experts fonctionnant sur les principes de l’intelligence artificielle, toutes les entreprises de génération aléatoire et non finalisée de textes restent vaines ou n’ont qu’un simple – mais cependant remarquable – intérêt technique ou rhétorique. Il leur manquera toujours cette part irréductible du libre arbitre que constitue la volonté de faire, la volonté de se mettre à l’œuvre. La technique, les potentialités littéraires offertes par l’hypertexte, demeurent entre l’artefact et l’artifice. C’est dans la claire conscience de cette limite que la figure de l’auteur acquiert une humilité nouvelle, en dehors cette fois de toute mythologie sociale ou fantasmée. « Il n’y a pas de sens préétabli, mais il y a quelqu’un pour le regretter indéfiniment. (…) Barthes (…) place l’écrivain – de fiction et de critique – dans la position d’une maîtrise qui refuse d’être un pouvoir, d’un maître qui n’oriente pas mais désoriente celui qui cherche ses leçons. » [Reichler 89 p.8]
L’auteur d’hypertexte est dans ce cas. « Je suis le monarque des choses que j’ai dites et je garde sur elles une éminente souveraineté : celle de mon intention et du sens que j’ai voulu leur donner. » [Foucault 72 p.10]
........................... « Le roi se meurt ».
Les commentaires récents