Le séculaire débat opposant nature et fonction est tout à fait révélateur de l’enjeu du bouleversement que stigmatise l’évolution de la notion d’auteur. Foucault suggérait de repérer « les emplacements où s’exerce sa fonction », Barthes évoque le « fonctionnement » de la linguistique, et les occurrences de cette idée de fonctionnalité sont encore nombreuses.
Lorsque semble disparaître ou au moins s’effacer l’un des éléments moteurs d’un mécanisme, la place qu’il laisse ainsi vacante met soudainement en lumière le rôle que cet élément jouait dans le fonctionnement et dans l’organisation générale du mécanisme en question. Le vide laissé par l’absence de l’auteur renforce l’empreinte de la fonction que celui-ci occupait. « La question que je me suis posée était celle-ci : qu’est-ce que cette règle de la disparition de l’auteur ou de l’écrivain permet de découvrir ? Elle permet de découvrir le jeu de la fonction-auteur. » [Foucault 94 p.817]
La nature profondément structurelle de l’auteur semble s’être progressivement organisée autour de fonctions plus élémentaires, alors révélatrices de l’organisation sociale qui présidait à l’élaboration de l’écrit.
- « Le Moyen-Age, lui, avait établi autour du livre quatre fonctions distinctes : le scriptor (qui recopiait sans rien ajouter), le compilator (qui n’ajoutait jamais du sien), le commentator (qui n’intervenait de lui-même dans le texte recopié que pour le rendre intelligible), et enfin l’auctor (qui donnait ses propres idées en s’appuyant toujours sur d’autres autorités). » [Barthes 66 p.76]
La nature intrinsèque de la fonction-auteur n’existe que dans la succession des intervenants de la chaîne, et il est troublant de remarquer l’analogie existant entre les vertus explicatives de cette typologie et la réalité des fonctions auctoriales dans l’organisation littéraire hypertextuelle et plus globalement dans le web actuel.
Pour compléter cette typologie, on citera les définitions suivantes :
- de [Chartier 85 p.268] « l’auctor est celui qui produit lui-même et dont la production est autorisée par l’auctoritas (...). Le lector est quelqu’un de très différent, c’est quelqu’un dont la production consiste à parler des œuvres des autres. »
- et de [Bourdieu 87 p.132] « La tradition médiévale opposait le lector qui commente le discours déjà établi et l’auctor qui produit du discours nouveau. »
L’un des tout premiers volumes à poser la question de l’auteur, le dictionnaire de Furetière – 1690 – met l’accent sur la dichotomie qui existe entre l’imprimé et le manuscrit, et s’en sert comme principe classificatoire discriminant. « L’écrivain est celui qui a écrit un texte, qui peut rester manuscrit, sans circulation, tandis que l’auteur est ainsi qualifié parce qu’il a publié des œuvres imprimées (selon dict. de Furetière -1690-). » [Chartier 97 p.32]
Si l’on opère une relecture de ces typologies au vu des mécanismes actuels qui cernent la production de l’écrit, elles mettent en lumière et confèrent un statut à des entités jusque là mal définies :
- l’activité du « scriptor » peut ainsi rendre compte des nombreuses citations intégrales de textes apparaissant in extenso ou sous la forme de renvois (liens hypertextuels) au fil des pages qui constituent le web ;
- ces longues listes de liens, ces réseaugraphies qui n’ont d’originalité et d’autorité que dans la forme, sont le fait du « compilator » ;
- l’activité d’annotation et de commentaire qui consiste à s’approprier un texte existant pour l’enrichir de nouveaux matériaux, de nouveaux liens hypertextuels, correspond à l’activité du « commentator » telle que définie par Barthes ;
- enfin, « l’auctor » défini comme donnant ses propres idées en s’appuyant toujours sur d’autres autorités, rend également bien compte de la constitution d’un discours original sur le web, qui ne se fait que dans la continuité et dans l’héritage de discours précédents ou co-occurrents.
Cette typologie permet donc, non seulement d’avoir une vue originale et exacte de l’organisation réticulée de « l’autorité », mais aussi de rendre compte de l’émergence de nouvelles disciplines ainsi que de nouvelles approches critiques.
- « Ainsi verrions-nous émerger une génétique documentaire de l’ante-génération, ne traitant que les documents servant de matière première au générateur, à côté de laquelle nous trouverions une génétique procédurale ne s’adressant qu’aux diverses versions du générateur et enfin une génétique de la réduction de la surgénération et de la mise en place du texte. Chacune de ces sous-disciplines de la génétique textuelle verrait son objet d’étude légitimé par une facette de la fonction auteur. » [Lenoble 95]
Ces aspects mis en lumière doivent nous permettre de sortir de la confusion qui fausse en le parasitant un certain type de discours critique. En voici un exemple : «L’expression sur-utilisée que le lecteur devient le ‘co-auteur’ de certains jeux d’aventures ou d’hypertextes littéraires comme ‘Victory Garden’ de Stuart Moulthrop ignore tout simplement le fait que la dichotomie ‘émetteur/récepteur’ est toujours bien présente. » [Aarseth 95] Certes la dichotomie « émetteur-récepteur » est toujours présente, mais les fonctions précédemmment décrites permettent de faire un choix entre ces deux points de vue, d’isoler la part faite, en chacun d’eux, à l’émetteur et au récepteur. Ainsi, la co-autorité qui est une topique de ce discours critique inadéquat devient infondée, dès lors qu’elle est remplacée par l’effort conjugué de deux entités distinctes : celle de l’auctor et celle du commentator par exemple.
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