Le livre, de l’unicité qui en faisait le socle inébranlable d’un savoir constitué en tant que somme (summa), devient, par l’affirmation de sa pluralité d’objet, le point d’appui et le pivot de ramifications qui le dépassent mais qui seules peuvent rendre compte d’un ensemble de connaissances désormais disponibles.
S’il est une constante dans l’histoire de l’humanité et de son rapport à la connaissance, c’est celle de l’alternance structurelle entre des périodes de sacralisation des objets de connaissance et d’autres de remise en cause, de basculement de ces mêmes objets vers la sphère du profane. Ainsi, bien qu’érudit et humaniste, c’est d’abord un bibliothécaire – un homme des livres – Gabriel Naudé, qui est l’un des premiers à stigmatiser ce basculement : dès 1644, son Advis pour dresser une bibliothèque vise clairement à la désacralisation de l’objet-livre, répercutant en cascade cette désacralisation sur les savoirs dont il est porteur, et ouvrant ainsi la voie aux encyclopédistes à venir.
En revenant sur cette période charnière de transformation des modes de constitution et d’accès à la connaissance, [Damien 95 p.64] qualifie les livres de « cathédrales de l’indiscernable ». Cette image fait écho aux paroles de Frolo dans Notre-Dame de Paris : « Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice. » A son tour, il renverse la perspective : les cathédrales sont l’émanation du Livre, origine de toutes choses.
La circularité qui permet de replacer le livre au centre de l’édifice qu’il a servi à ériger, dans l’enceinte cloisonnée et offerte au regard des « hommes du livre », consume du même coup le sens dont il est porteur en lui offrant une nouvelle résonance. Le livre devient l’origine et la raison de toutes choses, ce par quoi l’architecture de l’édifice qui le contient devient potentiellement accessible. L’appareillage critique peut se mettre en place ; le dogme peut – doit – céder la place à l’herméneutique. Le nouvel édifice qui se construit alors n’est plus celui du sens mais celui des significations. L’unicité du premier fait place à la multiplicité des secondes. La posture devient mouvement. « D’impénétrables voies » deviennent d’indiscernables chemins.
Le livre doit désormais supporter tout le poids des implications qu’il était sensé contenir, et la forme seule du liber ne suffit plus. S’il veut être à même de juguler la fissure qu’il a fait naître et qui s’étend inexorablement, il doit s’ouvrir, s’étendre, se ramifier pour ne pas éclater, pour ne pas s’effondrer sous son propre poids. « Le livre c’est la totalité insoutenable. » [Jabès 75 p.17]. S’impose alors la nécessité de briser cette forme fixe pour trouver de nouvelles modalités.
Pour continuer à déverser sa parole sur le monde, il doit faire le choix du réseau comme mode de propagation. Les évangiles sont les premières manifestations de ce niveau réticulaire qui travaille le Livre. Avec la glose et l’exégèse, ils sortent de cette forme fixe pour trouver de nouveaux vecteurs d’expansion, de nouveaux relais de propagation. Au même moment, avec la physique galiléenne et copernicienne, le monde entre, avec les difficultés que l’on connaît, dans l’ère de l’héliocentrisme. La terre, support physique de l’humanité, n’est plus au centre de l’univers, et l’humanité n’est pas encore prête (le sera-t-elle jamais ?) à faire l’économie du centre. Privée de son premier support physique, elle fait alors déjà le choix de la virtualité, de l’immatériel. Elle place le livre au centre de ce nouveau repère et elle n’aura dès lors de cesse de tout faire pour aggraver sa masse, pour augmenter sa pondération, pour alourdir d’abord de gloses, de commentaires et ensuite de nouveaux et d’innombrables textes, ce nouveau noyau atomique, pour tenter de le stabiliser dans son rôle de centre.
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