Le livre, dans sa nature si particulière d’objet, mélange en une entité unique les strates du contenu et du contenant. La part irréductible de son appréhension, vient précisément des rapports perpétuellement oscillants qu’il entretient :
- avec l’individualité consciente qui le feuillette d’une part,
- avec l’inscription qu’il recueille et dont il est la trace d’autre part,
- et enfin du rapport de cette inscription à un héritage culturel partagé.
Cette tension qui le structure en profondeur, a un temps constitué un équilibre tel que celui qui se donnait par exemple à lire dans la Summa Theologiae de Saint Thomas d’Aquin. Tant qu’il était une « somme », l’auteur et le contenu, l’inscrivant et l’inscription, bénéficiaient d’un statut d’égalité parfaite. Un homme (ou un petit collège d’individus) était le dépositaire d’un savoir – d’un état stabilisé du monde – qu’il pouvait légitimement avoir la prétention de fixer de manière définitive dans la forme du livre. Dès lors que cette indiscutable centralité dans l’espace du savoir est remise en cause, dès lors que la glose, l’exégèse, puis l’herméneutique viennent ouvertement la heurter, ce fragile équilibre se trouve remis en question au profit de forces qui s’affrontent pour le gain d’une autorité, d’un statut de référence soumis aux fluctuations du progrès, de la technique et du partage collectif de ce savoir.
- « Je voudrais qu’un livre, au moins du côté de celui l’a écrit, ne soit rien d’autre que les phrases dont il est fait ; (...) Je voudrais que cet objet-événement, presque imperceptible parmi tant d’autres, se recopie, se fragmente, se répète, se simule, se dédouble, disparaisse finalement sans que celui à qui il est arrivé de le produire, puisse jamais revendiquer le droit d’en être le maître, d’imposer ce qu’il voulait dire, ni de dire ce qu’il devait être. Bref, je voudrais qu’un livre ne se donne pas lui-même ce statut de texte auquel la pédagogie ou la critique sauront bien le réduire ; mais qu’il ait la désinvolture de se présenter comme discours : à la fois bataille et arme, stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure, conjonctures et vestiges, rencontre irrégulière et scène répétable. » [Foucault 72 p.10]
Les lettres composent la syllabe, les syllabes, le mot ; les mots, la phrase ; les phrases, la ligne ; les lignes, le texte ; les textes, le livre ; et la liste s’arrête là. Il devient impossible de continuer cet inventaire, pourtant bien sécurisant. On est pourtant tenté de poursuivre – comme cela fut un temps le cas : les livres, le Livre. Mais les prophètes, apôtres et autres exégètes ont cessé de gloser pour commencer à écrire et devenir des auteurs. Des auteurs qui, para-doxalement – contre la marche naturelle du discours – réclament et invoquent un anonymat pour que, comme aux immémoriaux temps bibliques, ne puisse rester à nouveau que le texte nu qui se donne à lire dans cet « objet-événement, presque imperceptible ».
A le voir ainsi pris entre ces deux sphères d’influence, on pourrait un temps douter de la réussite de l’improbable affirmation de l’existence du livre. A moins qu’il ne faille le voir – et Foucault le suggère – que comme la matérialisation momentanée d’une logique de flux qui relie ces deux points. Son appel à la « désinvolture » est bien loin de l’exigence de rigueur qui se posait aux exégètes. Elle rend pourtant admirablement compte de l’un des aspects récurrents de l’organisation hypertextuelle, avec d’un côté la masse des textes produits par des individualités (n’accédant d’ailleurs pas toutes – loin s’en faut – au statut d’auteur), et de l’autre la mécanique discursive qui sous-tend de manière transparente la constitution d’une mémoire collective faite des traces laissées par chacun.
Ainsi, au fur et à mesure de son inscription, le livre n’a de cesse de questionner ses origines. Et ce questionnement était annoncé : aux néologismes modernes qui rendent compte de notre difficulté à appréhender ses nouvelles modalités (hyperlivre, livre numérique, e-book …) font écho des étymologies et des formes sémantiques différentes qui retracent la même hésitation :
- « Dans ‘La cité de Dieu’ de Saint Augustin, si le terme codex nomme le livre en tant qu’objet physique, le mot liber est employé pour marquer les divisions de l’œuvre, et ce, en gardant la mémoire de l’ancienne forme puisque le ‘livre’, devenu ici unité du discours (La cité de Dieu en comprend 22), correspond à la quantité de texte que pouvait contenir un rouleau. » [Chartier 96 p.34]
Du volumen au codex, en passant par le liber et autres libelli, l’histoire est celle du perpétuel retour sur elle-même de l’écriture, du questionnement sur ses origines et sur ses aboutissements. Le savoir, la connaissance, la mémoire partagée de l’humanité sont faits de ces dé-scriptions. L’hypertexte est le premier outil technique nous permettant de retracer cette histoire dans une perspective nouvelle ; l’arrière plan conceptuel qui le constitue doit permettre d’aller au plus près de ces nouvelles « conjectures » à la lumière des « vestiges » sur lesquels il se dresse. « (...) L’hypertexte et ses fictions (...) constituent une excursion au-delà du domaine du codex, un projet que nous pourrions qualifier de post-bibliocentrisme. » [Moulthrop 97a]
Si nous sommes entrés de plain pied dans l’ère du post-bibliocentrisme, la présence centrale du livre ne saurait être remise en question, tant la prégnance de la forme et des habitus qu’elle véhicule reste forte et structurante. En revanche, cette position centrale cesse d’exercer une force centrifuge. Le livre n’agrège plus l’ensemble des modes d’accès au savoir. Il ne fédère plus les différentes manières d’organiser la connaissance. Il n’est plus cet attracteur omnipotent qui assimile et transforme à son image – ou à son reflet – toute l’étendue d’une certaine « culture ».
La force d’attraction s’inverse pour devenir « centripète », une force de propagation plus que de rassemblement, une dynamique de forme qui ouvre la voie à d’autres modes d’organisation, d’externalisation de la connaissance, à d’autres processus cognitifs d’engrammation du savoir. Le meilleur moyen d’attester de ce renversement de « tendance gravitationnelle » est d’en étudier ses premiers symptômes au travers de ces deux révélateurs que sont la place de l’auteur et celle du lecteur, entre lesquels le livre s’enferme ou se déploie et en dehors desquels sa seule valeur est celle de l’archive, du support, de la trace.
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