Trusted Sources on Facebook : Entering The Dark Age of Datacracy

La démocratie. Des humains et des votes. Et des données. Et la datacratie. Qui pointe son nez.  

La démocratie du clic c'était celle de Google et de son économie de l'attention. L'attention comme ressource, rare, et donc chère. Google c'est la démocratie du clic, ou plus exactement du lien, de l'hyperlien que l'on porte vers telle ou telle autre page et ce faisant lui accordons un "vote". Tout cela est bien sûr plus complexe et j'ai, ainsi que d'autres, souvent tenté de saisir et de circonscrire cette complexité et ses enjeux. Mais il n'en reste pas moins que la démocratie du clic c'est fondamentalement cela. 

"Trusted Sources".

Et voici maintenant la démocratie de la donnée. La datacratie. Dans la série des annonces de la nouvelle année de Facebook pour mettre en place une utilisation supposément plus vertueuse de la plateforme et éteindre les polémiques ne cours, après avoir annoncé vouloir recentrer le News Feed sur les mots des pauvres gens, Mark Zuckerberg et Adam Mosseri viennent de publier un autre communiqué de presse à propos des "Trusted Sources", les "sources de confiance". Il s'agit, nous dit le communiqué, de valoriser dans le News Feed les : 

  • "News from publications that the community rates as trustworthy
  • News that people find informative
  • News that is relevant to people’s local community"

Mais comment ?

Premier point : comment (re)connaître les "news" que la communauté évaluera comme "dignes de confiance" ? La réponse de Facebook est la suivante : 

"We surveyed a diverse and representative sample of people using Facebook across the US to gauge their familiarity with, and trust in, various different sources of news. This data will help to inform ranking in News Feed. We’ll start with the US and plan to roll this out internationally in the future."

Prendre donc des utilisateurs "divers et représentatifs", et regarder et évaluer à la fois leur familiarité et leur confiance dans "différentes sources d'informations". Rien de plus. Combien d'utilisateurs ? Sur quels critères ? Seront-ils informés qu'ils font partie de ce panel ? Comment seront sélectionnées les "sources" ainsi évaluées ? Combien y en aura-t-il ? Le fait qu'elles soient contractuellement engagées avec Facebook par la biais des aides à la presse ou en tant qu'annonceurs dans le cadre de sa régie publicitaire sera-t-il pris en compte ? Celles-ci et des dizaines d'autres questions restent sans réponse. 

Second point : comment savoir ce que les gens trouvent "informative" (instructif) ? Cette fois nous sommes renvoyés vers un vieux communiqué de presse du 11 Août 2016 où l'on nous indiquait que l'on allait s'appuyer sur les participants du "Feed Quality Program" (combien sont-ils … mystère) qui notent en permanence sur une échelle de 1 à 5 l'intérêt de ce qu'ils voient apparaître sur leur mur, et offrir cette possibilité (de noter les infos) à d'autres utilisateurs. Donc des données entièrement opaques (sauf pour Facebook) qui serons ensuite combinées avec d'autres données totalement opaques (sauf pour Facebook) de personnalisation :

"We then combine this signal with how relevant the story might be to you personally — taking into account things like your relationship with the person or publisher that posted, or what you choose to click on, comment on or share — to best predict stories that you might personally find informative. Informative stories are therefore different for each person and will likely change over time."

Sur ces deux premiers points on rappellera que lorsque ce sont des gens sérieux (et transparents) qui s'intéressent à la question, il est déjà très difficile de bâtir ces indices de confiance au regard des convictions idéologiques ou politiques déclaratives des personnes interrogées. C'est notamment ce que démontrait l'étude de 2014 du Pew Research Center sur "Political Polarization & Media Habits" (ainsi 88% des "conservateurs" faisaient entièrement confiance à la totalité des infos diffusées par Fox News) ou encore celle du Reynolds Journalism Institute en 2017, comme le rappelle l'édito d'Alexis Magrigal dans The Atlantic. 

En plus donc, du problème soulevé par le fait que Facebook soit effectivement en capacité de cerner avec finesse et précision une partie de nos opinions politiques et / ou idéologiques, se pose la question de la manière dont il organisera le ratio entre ces différentes opinions au sein d'un "panel" que l'on nous dit être représentatif mais que rien – ni probablement personne – ne sera jamais en mesure de vérifier et d'authentifier. 

Voilà. Et puis donc, troisième point, il y aura aussi beaucoup plus de News "locales". Ici rien de nouveau sous le soleil depuis l'invention de la presse et celle, concomittante, du kilomètre compassionnel

Donc pour résumer, ce que nous dit Facebook dans ce nouveau communiqué sur l'évolution du contenu du News Feed, évolution supposée permettre de "s'assurer que les informations sur Facebook proviennent de sources dignes de confiance" (c'est le titre du communiqué de presse), ce que nous dit Facebook c'est que tout ce qui sera mis en place sera totalement … opaque.

If You Want Trusted Sources, Just Trust The Platform.

En français dans le texte : Ayez confiance.   

KaaMise à jour du News Feed. Allégorie.

Entering the Datacracy.

A la lecture dudit communiqué, le premier sentiment qui m'est venu est celui que nous sortions de la démocratie du clic pour entrer définitivement dans la Datacratie. Et que si la démocratie du clic posait déjà d'énormes problèmes d'accès à l'information et de représentativité à partir du moment où elle se trouvait doublement biaisée par des situations de quasi-monopole et des logiques de rente publicitaire, la Datacratie qui s'annonçait s'exposait aux mêmes risques et problèmes en y rajoutant une couche d'opacité et d'arbitraire passablement inquiétante.

Dans la démocratie du clic, chacun peut voir ce que l'autre a voté. Chacun peut, tout au moins théoriquement et parfois techniquement, par exemple compter le nombre de liens "entrants". La démocratie du clic est structurellement auditable puisque chaque clic est public. Chaque clic est un rendu public. Il est possible d'avoir une représentation non seulement du graphe des pages mais également du graphe des liens. C'est d'ailleurs uniquement grâce et sur ce principe de rendu public que Google a pu construire et développer sa technologie de recherche. Puis, avec le capitalisme linguistique, chaque clic devient et devînt un revenu publicitaire plus qu'un rendu public, et la publicitarisation ("adaptation de la forme et des contenus des médias pour accueillir de la publicité") l'emporte sur la publicisation (le fait de rendre public).

Cette démocratie du clic, avant même la publicité et les monopoles, était pourtant déjà paradoxale car c'est l'absence d'isoloir qui conférait sa légitimité à la valeur de vote derrière chaque lien.

Dans la Datacratie c'est tout l'inverse. Il n'y a qu'opacité et ténèbres (Alain Finkielkraut sors de ce corps steuplé). Mais chacun est à l'isoloir. Chacun décide, de son côté et pour lui-même, ce qu'il veut voir en premier. "See-First". Et la machine algorithmique mâtinée d'Intelligence Artificielle fera le reste. Elle collectera ces "datas", elle les "randomisera", et elle ajustera, elle décidera, de ce qui mérite d'être vu en premier et de ce qui mérite de rester invisible. Peut-être ferez-vous partie du panel, du segment, de ces utilisateurs scrutés parce qu'identifiés par la plateforme comme des utilisateurs "représentatifs" et donc peut-être plus que d'autres "utilisateurs de confiance". Peut-être que non. Votre seule certitude, notre seule certitude est que nous ne le saurons jamais.

Dans l'enceinte de la Datacratie des plateformes, nous annoncer que nous disposons d'un isoloir nous permettant de choisir et de voter pour ce que nous voulons voir, est surtout une manière raffinée de nous placer encore davantage à l'isolement

Restore Hope Trust.

S'il fallait résumer d'une seule formule le grand n'importe quoi qui se profile à l'horizon, ce serait probablement le titre de cet édito de The Intercept qui ferait le mieux l'affaire :

"Facebook va faire confiance à des utilisateurs qui ne sont pas dignes de confiance pour déterminer les sources d'information dignes de confiance."

Alors restaurer la confiance, soit, mais la restaurer auprès de qui ? Je n'ai bien sûr aucun conseil à donner à Mark Zuckerberg, j'observe juste que les utilisateurs de sa plateforme ne sont pas sur Facebook en quête de confiance mais en quête de divertissement. La confiance, déjà passablement volatile et aussi longue à construire qu'elle est rapide à briser, est un régime de croyance qui s'accorde au régime de vérité qui nous accompagne et définit notre rapport aux médias, lequel régime de vérité, est, au sein des plateformes, chaque fois différent.

Dans l'affaire qui nous occupe ici et dans le dernier communiqué de presse de Facebook, la recherche de "confiance", la recherche d'un rétablissement de la confiance est bien moins adressé aux utilisateurs de la plateforme qu'aux annonceurs de la régie publicitaire. C'est à eux (et donc au modèle économique de Facebook) que ces modifications supposées significatives du News Feed s'adressent. La Datacratie vise à renforcer la confiance des annonceurs en faisant miroiter aux utilisateurs une forme de reconquête de leur libre-arbitre qui doit être interprétée à l'aune de l'arbitraire et de l'opacité de la critériologie supposée permettre sa mise en oeuvre.  

Nos amis ne sont pas nos médias. Faire accroire qu'ils pourraient le devenir est le premier danger. Le second naît de la confusion des genres. Un site de réseau social n'est pas un outil d'information. Un méta-média n'est pas un média. <Alerte métaphore moisie> Un bol de sauce béchamel, un plat de pâtes et une terrine de viande hachée à la tomate ne font pas pour autant des lasagnes. Et pourtant les ingrédients de base sont là. </Je vous avais prévenu> Des amis qui partagent ou discutent autour d'articles de presse ne constituent ni un média ni une rédaction. L'un des grands leurres véhiculé par quelques idéologues technocentrés qui pensent le numérique uniquement avec leurs doigts est qu'il – le numérique – agirait comme un solvant capable de dissoudre toute forme d'antagonisme conjoncturel ou structurel dans une épiphanie collaborative d'échanges plus ou moins désintéressés. Souvenez-vous par exemple de ce que promettait le "journalisme citoyen" il y a à peine quelques années de cela, lorsque tout le monde trouvait normal que n'importe quel article de n'importe quel journaliste professionnel puisse être commenté, critiqué et discuté par n'importe quel citoyen qui pouvait en retour supposément faire le boulot de n'importe quel journaliste. Et regardez les choix actuels des rédactions. Ces espaces (celui de l'expression d'un travail journalistique et celui de l'expression d'un point de vue citoyen sur ledit travail) sont des interactions nécessaires et fécondes en démocratie si et seulement si elles s'inscrivent dans des espaces explicitement dédiés et non entièrement poreux. L'horizontalité de la communication n'a pour limite que la hauteur de vue parfois nécessaire pour anticiper l'abord du précipice. L'horizontalité totale est un leurre. Et elle n'a d'ailleurs jamais réellement existé sur le média web, à part dans les délires d'Alain Finkielkraut. Il y a toujours eu des formes douces d'aristocratie de la parole et de la publication, palpables dans les logiques algorithmiques les mettant en scène et orchestrant leur visibilité. Comme il y a toujours eu une prime aux agissants, empruntant parfois en effet des atours tyranniques.

Si Facebook est un média reposant sur la confiance, alors Tinder est un site de recrutement de collaborateurs-trices.

A bien y réfléchir, et en repartant de ce qu'est réellement un réseau social, depuis ce début d'année et ses bonnes résolutions, le discours que tient Facebook sur la question de la confiance envers la presse et les médias est aussi étrange que si l'on commençait à nous expliquer que les sites de réseautage professionnel (genre LinkedIn, Viadéo, etc) devaient fonctionner sur le même modèle que les sites de rencontre amoureuse, au motif qu'ils auraient un objectif commun "de rencontre".

Or si l'on tentait d'appliquer aux sites de partage de CV les codes sémiotiques et techniques des interfaces et applications des sites de rencontre, on modifierait de manière intrinsèque et profonde les codes sociaux du recrutement, dans un sens dont il resterait à démontrer qu'il s'inscrit bien dans une logique de progrès et non dans celle d'une dénaturation profonde de l'objet et de l'objectif de la rencontre professionnelle. Non mais sérieux, vous imaginez que Tinder se mette à vouloir rivaliser avec LinkedIn ? Hein ? Non ?

Ben vous avez … tort

Tinder

 

<Au moment de mettre sous presse> J'apprends que 140 PDG de grands groupes et banques d'affaires – dont toute la vallée de SIlicone – sont conviés ce soir au Château de Versailles. Aucune accréditation presse n'a été délivrée. Je dis bien aucune. Zéro. Nib. Que dalle. Que Tchi. Nada. Rien. Le motif – authentique sinon ce ne serait pas aussi savoureux – évoqué par l'Elysée pour justifier des Ors de la république convertis en No-Go Zone journalistique et donc accessoirement un peu démocratique est, je cite, de permettre "que la parole soit plus libre" </insérer ici des rires enregistrés>. Dans la Start-Up nation, la liberté de la parole et la transparence sont, sub speciae aeternitatis, les deux mamelles de l'absolu foutage de gueule. </Au moment de mettre sous presse>

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