#BalanceTonPorc. Agression, prescription, délation et dénonciation dans les espaces semi-publics.

La saturation. Comme rarement. Tout, partout, tout le temps, nous rappelle ce qu'est la réalité du harcèlement sexuel que subissent quotidiennement les femmes.

D'abord il y a eu l'affaire ONPC et la dignité et le courage de Sandrine Rousseau.

Et puis Laurent Baffie qui touche la cuisse et soulève la jupe de Nolwenn Leroy sur la plateau d'une émission de Thierry Ardisson.

Et puis l'affaire de la Une des Inrocks sur Bertrand Cantat, qui a parfaitement le droit de continuer de faire de la musique, d'avoir une opinion politique et d'avoir une gueule de vieux beau-gosse torturé mais qu'un magazine culturel n'a pas le droit d'ainsi érotiser à sa Une sans contribuer à l'acceptation et à la légitimation de  la violence souvent fatale faite à ces femmes qui tous les jours s'effondrent ou meurent sous les coups de leurs "compagnons".

Quant à ce vieux débat tout moisi autour de l'importance de dissocier – ou pas – l'homme et l'oeuvre, j'ai envie de vous dire que l'on se fout de l'homme et de l'oeuvre, l'homme fut-il un artiste. Je lis l'immonde collabo que fut Louis-Ferdinand Céline, je lis l'oeuvre suintant le racisme de Lovecraft, et j'écoute les albums de Noir Désir. Je déteste les hommes et j'aime leurs oeuvres. Seuls des juges et des historiens peuvent trancher dans le temps long la culpabilité des uns et la responsabilité des autres. Mais ce sont les producteurs et les éditorialistes du grand spectacle médiatique qui portent une responsabilité essentielle dans  la perception sociétale de ces sujets, dans le temps où ils se produisent.

C'est la production d'ONPC et Laurent Ruquier qui se rendent coupables d'une violence symbolique ahurissante dont Sandrine Rousseau est bien sûr la première victime mais que Christine Angot accompagne dans ce gynécée victimaire. C'est le rédacteur en chef des Inrocks qui est coupable au nom d'une interview négociée et d'un coup médiatique assumé de légitimer la part de l'assassin charismatique dans ce qui n'aurait du être que l'interview d'un chanteur torturé en pages intérieures.  

Et puis bien sûr Hollywood, Harvey Weinstein. Qui reconvoque immédiatement (en tout cas pour moi) l'affaire DSK comme horizon, autant dans sa stature que dans l'unanimisme qui entourait le personnage du prédateur. Et la plongée dans le glauque. Le "tout le monde savait" et le "mais personne n'a rien dit". Et celles qui ont parlé ont été moquées, invisibilisées, anecdotisées.  

Tout l'horizon culturel balayé en moins d'un mois : télé, Late Shows, magazines culturels, presse, cinéma. Tout. Partout des femmes qui parlent pour dire qu'elles n'ont pas osé, pas pu. Et qui quand elles ont parlé n'ont jamais, jamais été ni écoutées ni entendues. Juste moquées. Des femmes qui parlent pour elles-mêmes. Des femmes qui parlent pour d'autres.  

#BalanceTonPorc

Et puis maintenant donc, lérézosocio. Twitter. La naissance de ce hashtag : #BalanceTonPorc, pour dénoncer, pour libérer la parole. Une parole qui arrive toujours trop tard car il y a l'insupportable, l'incompréhensible, l'illégitime maintien d'une "prescription". Le "temps" que la parole se libère et ces crimes et ces délits sont pour la plupart prescrits. Si les mots ont un sens, tant que jouera sur ces crimes et délits une quelconque forme de prescription juridique, ils continueront d'être inscrits dans un ressenti sociétal qui les autorise à être littéralement prescrits, c'est à dire oui, conseillés, recommandés. On ne devrait pas jouer avec les mots. Pas avec ceux-là en tout cas.   

Sacrifice_pig_Tarporley_Painter_MAN

#BalanceTonPorc donc. Des femmes victimes, qui "balancent des (gros) porcs". Mais presque jamais de noms. Juste des porcs anonymes. Quelques indices suffisamment flous pour ne jamais rendre lesdits "porcs" identifiables. Car nombre de ces porcs, bien sûr, attaqueraient immédiatement en diffamation, et comme une violence n'arrive jamais seule quand elle est faite aux femmes, celles-ci ont tout autant la certitude de perdre un éventuel procès en diffamation que leur supposé agresseur a la certitude de voir sa culpabilité annulée au titre de la prescription.   

Alors on attend et on guette. On attend et on guette la parole de femmes que l'on pense, que l'on s'imagine non pas plus courageuses que d'autres mais peut-être plus que d'autres "protégées" par leur notoriété – et accessoirement capables d'assumer d'éventuels frais de justice pour une probable attaque en diffamation. Et que ces femmes aussi, depuis le compte Twitter "certifié", balancent leur porc. Mais elles non plus ne donnent jamais son nom, tout au plus quelques indices sur sa fonction, indices toujours insuffisants pour l'identification. Quand on est un homme on sait que la notoriété, souvent, protège. Mais au regard de ce que racontent ces femmes, parfois célèbres, derrière le hashtag #BalanceTonPorc, il semble évident qu'hommes et femmes ne sont même pas égaux devant la protection que peut apporter la notoriété. 

Dénonciation et délation dans les espaces semi-publics.

BalanceTonPorc risque-t-il de devenir le nouveau #UnBonJuif ? La parole de ces femmes qui tentent de se libérer d'un poids et de dénoncer ce dont elles ont été victimes sans pouvoir livrer le nom de leur agresseur, sera-t-elle reprise, détournée et instrumentalisée à de toutes autres fins comme ce fut le cas pour ce qui n'avait été qu'au départ un "concours de blagues" même pas drôles et qui devint le creuset et le réceptacle des plus immondes expressions racistes à l'abri du hashtag #UnBonJuif, obligeant Twitter à réagir suite à la procédure judiciaire enclenchée par des associations anti-racistes.

Déjà bien sûr se font jour des "excuses" en miroir, qui ressemblent à une négation de la parole des victimes à force de vouloir la recouvrir, en mode #BalanceTonMecSuperCool, ou au travers de diverses saloperies directement adressées aux femmes utilisant le Hashtag #BalanceTonPorc, comptes haineux et violents qu'il est bien sûr possible de signaler (je viens de mon côté d'en signaler cinq) mais devant lesquels on a un peu l'impression d'avoir à vider l'océan avec une petite cuillère.  

Comment taire aussi le sentiment de malaise à l'idée que le hashtag #BalanceTonPorc se mette à pratiquer une forme de doxing et que des noms soient ainsi jetés en pâture en l'état d'un droit et d'une justice qui, si elle était saisie, devrait donc arbitrer entre diffamation et prescription ? 

Selon que vous serez, puissant ou misérable, les jugements de cour vous feront blanc ou noir. Mais sur Twitter ma foi, vous n'en direz pas davantage. 

C'est donc Sandra Muller, journaliste, avec un compte Twitter certifié (et donc une audience importante) qui lança le Hashtag, et n'hésita pas, elle, à balancer le nom d'Eric Brion, ex-patron de la chaîne Equidia, dont on attend de voir ce qu'il adviendra et si la justice se saisira de ce cas.

Mais pour un nom balancé, la quasi-totalité des autres tweets ne dénonceront jamais personne. On ne saura probablement jamais comment s'appelle ce gynocologue-obstétricien. Ni cet autre praticien. Ni ce directeur de colonie de vacances. Ni ce maître-nageur. Ni ce moniteur d'auto-école. 

Toujours du côté des comptes certifiés, à l'audience importante, possiblement protégés par leur notoriété, d'autres journalistes victimes ne donneront pas non plus le nom de ce diplomate qui fut leur agresseur, ni celui de ce producteur pour canal+ qui les bombardait de textos, ni de celui qui les menace et les traite de petite pute quand elle refuse ses avances.  

Aurore Bergé, qui à la suite de l'affaire Baupin, avait eu le courage de dénoncer le harcèlement sexuel dont elle était victime de la part de certains de ses collègues élus de la république, n'avait à l'époque pas pu ou voulu donner de noms, elle n'en donnera pas davantage aujourd'hui sous la hashtag #BalanceTonPorc quand elle évoque ce patron d'agence de comm qui l'appelle la nuit dans sa chambre d'hôtel.

Et l'on pourrait ainsi continuer la liste de manière presqu'infinie. Entre "simple plaisanterie sexiste" et agression caractérisée, la loi est pourtant claire et nombre des faits dénoncés, prescrits ou non, sont pour autant caractérisés en droit. Et ces femmes le savent. Et heureusement de plus en plus de femmes le savent. Mais malgré cela, et malgré leur courage, balancer le nom d'un gros porc restera de l'ordre de l'exception et non de la règle. 

Que ces femmes n'osent pas nommer leur agresseur, ou que soudain on imagine qu'elles se mettent toutes à le faire, dans les deux cas nous sommes renvoyés à la particularité discursive de ces "lieux" qu'incarnent les réseaux sociaux, des lieux de parole ni vraiment publics ni vraiment privés, mais par nature et par fonction essentiellement "semi-publics" ou "semi-privés", comme danah boyd l'a (dé)montré depuis longtemps

La justice est publique. Pas les plateformes. L'impact sur ce qui s'y dit n'est pas nul.

La justice est publique. Il y a un rendu public de la justice. Y compris bien sûr quand celle-ci concerne des affaires privées. Ce principe du rendu public des décisions de justice est essentiel car il est la première et la seule garantie véritable d'une protection contre toute forme d'arbitraire et de loi du Talion. Entrer dans une salle d'audience, comme simple spectateur, ou comme un acteur sur le banc des témoins, des victimes ou sur celui des accusés, le faire parfois pour des affaires qui relèvent de ce que la vie a de plus privé et de plus intime, c'est avant tout entrer dans un espace de délibération publique, c'est avant tout savoir – et souvent vouloir – que la décision, que l'on espère juste, sera, justement, rendue publique.

Twitter en particulier, et les plateformes sociales en général, ne doivent évidemment jamais, en aucun cas et sous aucun prétexte, devenir des espaces où la justice serait rendue ; mais Twitter en particulier et les plateformes sociales en général sont surtout et avant tout dans l'incapacité totale d'être ces espaces de délibération publique. Car il ne peut y avoir de délibération publique dans un espace semi-privé. C'est hélas aussi simple que cela mais les implications de cet état de fait sont, elles, très complexes.

Voilà pourquoi la catharsis de Twitter n'a pas vocation à être quelque chose d'autre qu'une semi-liberté de la parole, une liberté conditionnelle, une liberté surveillée ; surveillée non pas par un état et des règles de droit mais par des "CGU", des conditions générales et pourtant à chaque fois tellement particulières, d'utilisation publique d'une plateforme privée. Et voilà pourquoi ces femmes victimes ne libèrent qu'à moitié leur parole, voilà pourquoi elles ne vont pas au bout de la dénonciation de la violence qui leur a été faite. 

La parole de ces femmes, courageuses, qui s'expriment sur Twitter, n'est de fait qu'une première étape, peut-être nécessaire, avant l'intervention souhaitée de la justice ; mais une étape également profondément ambivalente et violente. Violente car l'exposition de cette parole les oblige à affronter d'autre paroles sur la même ligne et parfois au-delà des violences que ces femmes venaient dénoncer. Et profondément ambivalente car ce principe de double exposition de la dénonciation de faits qui ne peut se poursuivre jusqu'au bout au risque de basculer dans la délation est l'alibi parfait qui permet aux agresseurs de bénéficier d'une forme renouvelée d'impunité. 

Et donc on attend que tu #BalancesTaSolutionGrosMalin.

Ben des solutions je n'en ai pas. Ou plutôt si. Dont je vous parle souvent ici. J'imagine souvent des solutions pour "nationaliser" ces plateformes, ou pour "ouvrir" leurs algorithmes. Au-delà de mes propres convictions politiques (NDLR : je ne suis pas de droite et je kiffe bien les plans quinquennaux), il s'agit en fait de souligner l'urgence de sortir d'un entre-deux, ni vraiment public, ni vraiment privé, qui fut le mode de constitution "historique" de ces plateformes, mais qui rend toute tentative de régulation, de transparence, ou même de loyauté, parfaitement impossible. Mais la faute n'en incombe pas aux plateformes elles-mêmes.

Si ces femmes, toujours courageuses, n'ont aujourd'hui pas d'autre moyen qu'un hashtag Twitter pour enfin pouvoir rendre publiques les agressions dont elles ont été les victimes, et si dans le même temps, pèse toujours sur ce rendu public le risque de basculer dans une forme assez flippante de délation systématique ou de doxing en dehors de toute procédure judiciaire, ce n'est pas la faute de ces plateformes qui n'ont fait qu'occuper une place que les services régaliens ont déserté en termes d'accompagnement, d'écoute et de prise en charge. Sans parler, bien sûr, de nos responsabilités individuelles en tant que premiers éducateurs de nos conduites (et de celles de nos enfants). 

Mais accepter que ces débats commencent et se terminent sur Twitter ou sur Facebook serait une catastrophe. Comme serait une catastrophe de croire que ces plateformes protégeront la parole des victimes.

Nous en avons eu une nouvelle preuve avec, en pleine tempête médiatique sur l'affaire Weinstein, la censure par Twitter du compte de l'actrice Rose McGowan qui fut l'une des premières à témoigner publiquement. Et plus fondamentalement, ces plateformes, ces entreprises ont toujours échoué et échoueront toujours à protéger la parole des victimes ou des minorités :

"Facebook and Twitter are private companies with for-profit motives. Every piece of content on their platforms is monetizable and they are managing customers, not citizens. The current crises of fake news, political ads, and the constant and unhindered harassment of marginalized groups are all the byproducts of Facebook and Twitter playing Monopoly with our information."

Leurs algorithmes ont de désastreux effets de bord comme lorsqu'ils conduisent à "outer" des travailleurs sexuels et même s'il n'y a pas "d'intentionnalité" caractérisée de le faire, il y a en revanche une claire volonté de ne pas faire le nécessaire pour régler rapidement ce genre de "problèmes" à partir du moment où leur règlement pourrait entraver les objectifs marchands de la plateforme. 

Il n'y a pour ces plateformes ni victimes ni bourreaux, ni opprimés ni oppresseurs, seulement des usagers et des clients dont j'ai déjà dit à quel point il serait stupide et dangereux de considérer qu'ils peuvent remplacer la figure du citoyen. Nos combats sociétaux et moraux n'ont ni alliés ni amis dans la Silicon Valley ou dans les conseils d'administration des grandes plateformes.

#BalanceLaProcédureJudiciaire

#BalanceTonPorc est l'occasion de libérer une parole sans pouvoir aller au terme de ce qui serait nécessaire pour obtenir réparation. Or ces femmes ne sont pas, "à moitié" victimes de viol, de harcèlement ou d'agression sexuelle. Elles sont victimes à part entière. L'autre moitié de la réparation qui leur permettra d'espérer une quelconque résilience ne viendra que de la capacité de la société et de l'état à prendre en charge et à accompagner jusqu'à son terme judiciaire la libération de cette parole.

Parce qu'un coup de dé jamais n'abolira le hasard. Et qu'un hashtag jamais, ne rendra la justice. 

 

4 commentaires pour “#BalanceTonPorc. Agression, prescription, délation et dénonciation dans les espaces semi-publics.

  1. En même temps, je viens de lire un article très intéressant où pour l’auteur, si l’affaire weinstein sort maintenant c’est à cause (en partie …voir la partie clinton aussi) de la mort de la presse et la montée de google/facebook : “That’s why the story about Harvey Weinstein finally broke now. It’s because the media industry that once protected him has collapsed. The magazines that used to publish the stories Miramax optioned can’t afford to pay for the kind of reporting and storytelling that translates into screenplays. They’re broke because Facebook and Google have swallowed all the digital advertising money that was supposed to save the press as print advertising continued to tank.” http://www.weeklystandard.com/the-human-stain-why-the-harvey-weinstein-story-is-worse-than-you-think/article/2009995#.Wd50POFqcEQ.twitter

  2. Merci pour cet article encore une fois fouillé et argumenté. On est loin des 140 caractères et c’est heureux. Je pense qu’il faut juste tempérer cette phrase “L’autre moitié de la réparation qui leur permettra d’espérer une quelconque résilience ne viendra que de la capacité de la société et de l’état à prendre en charge et à accompagner jusqu’à son terme judiciaire la libération de cette parole..”
    Je crois qu’on peut faire résilience de bien des façons, et qu’heureusement, pour les femmes qui souffrent de violences plus ou moins caractérisées au quotidien, il y a d’autres voies. Ce type d’initiative, un peu comme les tumblr payetashnek, payetafac, payetoncouple… sont des sources d'”empowerment” pour les femmes. Elles prennent la confiance, comme dirait l’autre. Elles sont celles par qui le changement arrive. Elles sont fatiguées d’attendre que le temps de la justice et de la politique se coordonne avec le temps de leur révolte. Alors elles parlent. Et je crois que pour certaines, cela suffit ou au moins contribue à faire résilience

  3. Article intéressant. Facebook et Twitter feront le job que la société n’a pas fait pendant des siècles. Les hommes ont besoin de sentir cette peur, cette fragilité d’être vilipendés pour développer un peu d’empathie envers la spécificité de l’être féminin. #balancetonporc a secoué profondément le monde des hommes. L’instinct prédateur en nous est mis à jour. Notre insistance impétueuse traduite en harcèlement, nos mains baladeuses en aggression sexuelle. Bref Octobre 2017 l’homme s’est découvert violeur

  4. Article intéressant. Facebook et Twitter feront le job que la société n’a pas fait pendant des siècles. Les hommes ont besoin de sentir cette peur, cette fragilité d’être vilipendés pour développer un peu d’empathie envers la spécificité de l’être féminin. #balancetonporc a secoué profondément le monde des hommes. L’instinct prédateur en nous est mis à jour. Notre insistance impétueuse traduite en harcèlement, nos mains baladeuses en aggression sexuelle. Bref Octobre 2017 l’homme s’est découvert violeur

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