Le jour où notre disque dur aura disparu. (21 Avril 2005).

Benoît XVI venait d'être élu. Et moi je publiais un article qui paraissait à la Une du journal Le Monde. Pour me la péter un peu (1ère raison), parce que je vais bientôt vous en reparler (2ème raison) mais surtout parce que je viens de retrouver l'image et que je me suis en même temps aperçu que je n'avais pas publié cet article pour archivage sur Affordance (3ème raison), je vous le remets.

Voilà c'est tout. Bisous.

S-l1600

(La classe à Dallas 😉

(Existe aussi en .pdf lisible :  la même chose mais en pdf lisible donc)

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(Nota-Bene : l'article est toujours gratuitement disponible sur le site du Monde)

Quand les moteurs de recherche sont venus indexer le contenu des disques durs, je n'ai rien dit parce que ce n'était pas mon disque dur. Quand ils sont venus regarder le contenu des courriels pour afficher des publicités en rapport avec leur contenu, je n'ai rien dit car ce n'était pas mes courriels. Quand ils ont commencé à numériser des livres et à en proposer des extraits en finançant l'opération grâce à la pub, je n'ai rien dit car ce n'était pas mes livres. Et puis, quand le disque dur de mon ordinateur ayant disparu je n'ai plus eu d'autre choix que de m'en remettre à des services distants en ligne, quand ma machine n'a plus été qu'une clé d'accès à mes espaces informationnels on line, je n'ai rien eu à dire, car il était déjà trop tard.

Scénario impossible ? Demandez à Microsoft (MSN), à Google, à Yahoo!… Ces trois géants règnent sur le Web, où ils se livrent à une concurrence acharnée. Tous trois tirent l'essentiel de leurs revenus des liens publicitaires qu'ils déclinent et de leurs services : création de blogs, courrier en ligne, échange de photos, recherche "locale" sur les disques durs, etc. Avec, chacun, l'ambition de devenir le portail Web unique et universel. Pour cela, il faut que ces services soient autant de ponts entre trois espaces bien distincts : d'un côté le Web public, de l'autre le Web privé (courriels, forums, listes de diffusion…), enfin notre "monde informationnel personnel", enfoui dans les mémoires de nos ordinateurs.

Ces trois espaces n'en forment déjà plus qu'un. Ils sont tous entrés dans la sphère marchande, bouleversant notre rapport intime à l'information, transformant aussi les relations que la planète connectée entretient avec la connaissance. Les exemples abondent. En installant sur un ordinateur le logiciel gratuit Google Desktop, celui-ci "indexe" la totalité des documents contenus sur le disque dur. Il suffit ensuite, pour les retrouver, de saisir un mot-clé, comme on a l'habitude de le faire pour chercher un document sur le Web. Cette indexation permet, lors d'une recherche classique sur Google, de voir apparaître ses propres documents en tête des résultats, suivis de ceux trouvés sur le Web. De la même manière, lorsqu'on consulte ses mails en ligne, une série de liens commerciaux s'affichent, en rapport avec le contenu des messages personnels que l'on a reçus.

Pour l'instant, l'usager est encore "gagnant", profitant gratuitement d'un gigantesque espace de stockage en ligne pour ses mails. Lorsqu'il lance une recherche sur le Web, il n'est pas fâché non plus de voir surgir un document oublié dans les tréfonds de son disque dur. Mais ces services ont une contrepartie : documents de travail personnels, messages privés, publicités, marketing ciblé et pages Web sont d'ores et déjà intimement mêlés. Libre à ceux qui refusent ces atteintes collatérales à leurs vies privées de ne pas utiliser lesdits services.

Qu'adviendrait-il si nous n'avions plus le choix ? Si les disques durs disparaissaient au profit d'espaces et de services d'information exclusivement "en ligne" ?Dès l'apparition des bases de données, certains s'étaient inquiétés de l'externalisation de nos mémoires. Encore ne s'agissait-il que de mémoires "documentaires". Aujourd'hui, Google offre gratuitement deux gigaoctets de stockage on line aux usagers de son Gmail. Ses concurrents vont en faire autant. Car l'augmentation exponentielle des capacités de stockage permet aux majors du Web d'offrir à leurs clients des espaces de dépôt gigantesques.

Anticipant cette évolution, Larry Ellison, PDG d'Oracle, annonçait, en 1995, que le network computer (l'ordinateur en réseau) remplacerait un jour le personal computer (le PC). Et qu'il faudrait nous contenter d'ordinateurs "boîtes noires", simples espaces-disques, sans quasiment aucun logiciel. Des machines qui se borneraient à nous mettre en relation avec nos données personnelles disséminées sur le Web, via un simple navigateur.

IBM et d'autres grands constructeurs travaillent activement sur des solutions de stockage virtuel pour les grandes entreprises (storage vitualization) et Apple propose son "Mac Mini", qui n'est déjà plus qu'une simple "boîte noire", sans écran ni souris. Désormais, ce n'est plus de l'anticipation. Nos disques durs sont prêts pour ce grand saut. Déjà indexés, leurs contenus seront demain entièrement et peut-être exclusivement disponibles en ligne.

A la fin du XIXe siècle, le bibliographe belge Paul Otlet souhaitait réunir dans un même lieu, baptisé Mundaneum, toutes les connaissances du monde. Aujourd'hui, les grands espaces du Web mettent cette utopie à portée de main. La bibliothèque universelle regroupant tous les savoirs est pour bientôt. Google, mais aussi Yahoo! s'y emploient, avec leurs projets pharaoniques de numérisation d'ouvrages de bibliothèques publiques. Comme viennent de le comprendre les Français, la question n'est plus de savoir s'il faut en être ou non. Il le faut !

L'inféodation de notre culture à une vision "américano-googléenne" du monde est, certes, une perspective alarmante. Mais là n'est pas le danger principal. Plus que la numérisation des livres, c'est la collecte de nos informations personnelles qui intéresse Google, Yahoo! et MSN. Avec quelles garanties pour l'internaute ? Et quelles perspectives pour le Web si la Toile n'est plus qu'une gigantesque base de données répartie entre les mains de deux ou trois majors ? Des sociétés dont l'ambition est d'"organiser" l'information à l'échelle de la planète en construisant leur Mundaneum sur les fondations de Wall Street.

Avec l'étroite interpénétration de ces trois sphères, publique, privée et commerciale, qui décidera des espaces où s'affichera ou non la publicité ? Comment arbitrer entre les impératifs commerciaux et les intentions culturelles ? Selon quels critères et sous la responsabilité de qui ? La marchandisation de nos mémoires, non plus documentaires mais intimes, se profile à l'horizon. Il vaut mieux le savoir.

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Le Monde. Édition du 21 Avril 2005. 

Olivier Ertzscheid est enseignant-chercheur en sciences de l'information à l'université Toulouse-I 

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