Tim Zuckerberners-Lee

Il y a 28 ans, un ingénieur du CERN à genève faisait remonter un "mémo" à son patron dans lequel était décrite l'architecture, l'ambition et la philosophie du web : "Information Management : A Proposal".

Et il y a 13 ans, un étudiant inventait un réseau social permettant de noter les plus jolies filles du campus.

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A l'occasion des 28 ans du Web, son fondateur, Sir Tim Berners Lee donc, a publié le 12 Mars 2017 dans le Guardian une tribune intitulée : "J'ai inventé le web. Voici trois choses qu'il nous faut changer si nous voulons le sauver."

Dans ce texte court il identifie 3 problèmes majeurs qui sont, dans l'ordre :

  1. la perte du contrôle sur données personnelles qui fait planer la menace d'une surveillance effective globale et produit un effet dissuasif sur la liberté d'expression.
  2. la désinformation (des Fake News aux bots en passant par le modèle publicitaire global qui favorise des contenus en fonction de leur viralité et non de leur exactitude)
  3. la propagande au sens politique ("political advertising") et la manière dont quelques rares plateformes et leurs algorithmes sont devenus la médiation principale et souvent exclusive influençant le choix des électeurs.

Difficile de ne pas partager ce constat. Même si au rang des principaux problèmes pourraient à mon avis également figurer la question de "l'intelligence artificielles" et du Digital Labor (étant entendu que "l'intelligence artificielle c'est toujours le digital labor de quelqu'un d'autre", thxs to @antoniocasilli)

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Pour répondre à ces trois problèmes, voici les solutions proposées par Tim Berners Lee :

  1. de la technologiedévelopper de nouvelles technologies permettant de bâtir des applications décentralisées et respectueuses des standards du W3C
  2. de l'économie : explorer de nouvelles modalités économiques comme l'abonnement ou le micro-paiement (j'ai souvent écrit et expliqué – ici notamment – que le mouvement semblait inéluctable et que les gens étaient prêts – et les GAFAM aussi … – à payer pour protéger leur vie privée)
  3. du juridique : continuer d'aller devant les tribunaux si nécessaire
  4. de la négociation de gré à gré : encourager les efforts que font les grandes plateformes pour lutter contre la désinformation (et y travailler avec elles)
  5. de l'éthique : favoriser les principes de transparence dans la responsabilité ("accountability") algorithmique.

Là encore difficile de ne pas partager les solutions proposées. Même si à titre personnel je regrette profondément que l'idée d'un index indépendant du web ne soit jamais évoquée alors qu'elle me semble être le creuset de l'ensemble des propositions avancées et leur première condition de possibilité d'existence.

Bien sûr on peut, comme le fait David Carzon, louer le fait que Tim Berners-Lee nous incite à "reprendre la main, garder le contrôle, construire des règles communes", mais il m'a manqué quelque chose.

Une perspective. Un peu de lyrisme. Ce texte de Tim Berners Lee est, sur le fond comme sur la forme, assez éloigné de ses anciennes tribunes dans lesquelles il tirait à boulets rouges sur les jardins fermés du web, où il pointait le risque énorme d'un web applicatif à des années lumières de son projet initial. Il y a quelques années, Tim Berners Lee n'aurait probablement pas renié un seul mot de la récente tribune d'Aral Balkan sur ce gigantesque "scanner qui nous numérise" et nous prépare un monde aussi dangereux que normatif et étouffant, à mille lieues des promesses émancipatrices dont il se gargarise ou qu'il est capable de faire miroiter à grands coups de marketing émotionnel. Il y a à peine 3 ans de cela, pour les 25 ans du web, il nous parlait encore des 2/3 de la planète n'ayant pas accès au réseau, il voulait créer une architecture globale ouverte capable de tourner sur n'importe quel terminal et de rendre caduques l'ensemble des solutions propriétaires.

J'étais fan du Tim Berners-Lee punk à chien, j'ai davantage de mal avec le Tim Berners-Lee contraint à la compromission avec les défenseurs de DRMs par défaut dans le code même du web.

Un débat qui avait émergé en 2013 et qui refait surface aujourd'hui. Il y a moins d'un mois, le site Ars Technica titrait sur "la bataille qui faisait rage pour le futur du Web",  bataille dans laquelle Tim Berners-Lee joue, peut-être malgré lui, le rôle de général en chef. Rien n'a changé depuis 2013. A l'époque c'est Cory Doctorrow qui avait écrit à Tim Berners Lee :

"Un état où chaque amélioration est vue comme une occasion d’instaurer un péage. Un Web construit sur le modèle économique de l’infection urinaire : plutôt que d’innover dans un flot sain, chaque nouvelle fonctionnalité doit venir d’une petite goutte contractée et douloureuse : quelques centimes si vous voulez la lier à un temps spécifique de la vidéo, encore quelques centimes si vous souhaitez intégrer un lien provenant de la vidéo dans une page web, encore plus si vous souhaitez mettre la vidéo sur un autre appareil ou la décaler dans le temps, et ainsi de suite."

Et quelques jours plus tard sur le site du W3C c'est Wendy Seltzer (pourtant peu suspecte de connivence avec l'ennemi) qui lui répondait dans le texte "DRM and the Open Web." :

"Le W3C ne développe pas de nouveau système de DRM, pas davantage qu'il ne reconnaît les DRM en tant que composante. Mais nous reconnaissons que quelques secteurs industriels réclament la protection des contenus et que l'usage de DRM est largement répandu. Nous savons aussi que d'autres (sic) considèrent les DRM comme un anathème adressé au web ouvert. En construisant le web ouvert, un contenu "ouvert" n'est pas pour nous l'équivalent d'une ressource qui devrait être gratuite. Alors que rejoignent le web ouvert un grand nombre d'industries en demande régulière de mesures liées à la protection des contenus, nous cherchons une solution qui prenne en compte à la fois les réalités techniques et les modèles d'affaire d'aujourd'hui, ainsi que la santé à long-terme du Web."

Quatre ans plus tard, en 2017, alors que cette décision est imminente, c'est cette fois Joi Ito qui parmi d'autres en rajoute une couche et rappelle

"En autorisant les DRM à être inclus dans le standard (du web) nous "cassons" l'architecture de l'Internet en permettant à des entreprises de créer des endroits pour stocker des données et exécuter du code sur votre ordinateur sans que vous puissiez y avoir accès. Nous devrons alors faire face à une architecture brisée et fragilisée, un peu à la manière dont les logiques internes du code des navigateurs sont en dehors du champ d'analyse des chercheurs en sécurité informatique qui sont brutalement punis à chaque fois qu'ils essaient de déterminer si votre accès à internet est suffisamment sûr pour vous permettre d'y aller en toute confiance." (Source)

Pas de politique.

Hélas. 

Donc oui, je suis un peu resté sur ma faim en lisant cette tribune de Tim Berners-Lee pour les 28 ans du web. Mais ce qu'il m'a surtout manqué, la dimension du discours que j'ai trouvé notablement absente, c'est la dimension politique. Bien sûr nous appeler à "garder le contrôle", à "reprendre la main", à "construire des règles communes" c'est déjà faire de la politique. Mais tout le texte de Tim Berners-Lee, y compris dans les exemples qu'il donne (Google et Microsoft sont-ils les mieux placés pour définir les standards d'une transparence algorithmique ?), tout le texte de Tim Berners-Lee est empreint d'une touche de "real-politik" qui me semble a des années lumières du discours qu'il faudrait être aujourd'hui capable de défendre (à moins qu'il ne s'agisse juste de ce que j'ai envie d'entendre, mais je ne crois pas 😉

Si la dimension politique me semble absente, c'est surtout parce qu'il y a quelques jours, c'est un autre pionnier, un certain Mark Z., qui 13 ans après avoir créé un réseau social permettant de noter les filles les plus sexy du campus, nous parlait de "bâtir un monde dans lequel nous aimerions vivre", voulait édifier de nouvelles "infrastructures sociales", voulait régler les problèmes des guerres, de l'accès aux connaissances, du suicide, de la désespérance sociale, bref, nous présentait un projet politique total (et un peu totalitaire aussi), donnant un peu plus de grain à moudre à ceux qui l'imaginaient déjà en prochain président des Etats-Unis

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Il y a quelque chose d'un peu désespérant à constater que l'homme qui, il y a 28 ans, a donné le web au monde, et je dis bien "donné", est aujourd'hui moins puissant mais paraît surtout davantage résigné que l'homme au pied duquel les données de notre servitude volontaire font chaque jour allégeance coupable. Quelque chose d'un peu désespérant de voir que l'idée d'un index indépendant du web est un point-aveugle du discours de Tim Berners-Lee.

Du coup je vous remets la conclusion qui fut celle de l'article que j'avais consacré à l'annonce du projet politique de Mark Zuckerberg, en espérant qu'elle ne s'applique jamais au créateur d'un web qui aurait accepté que la gangrène des DRM vienne salir de manière irrémédiable l'un des plus beaux projets dont il fut donné à l'humanité de pouvoir disposer. Parce que "Donner, c'est donner. Et remettre des DRM, c'est voler.

Une conclusion qui disait ceci

On ne construit pas une communauté globale sur une plateforme fermée et propriétaire mais sur un acte fondateur qui est celui du don désintéressé. C'est ce que fit Tim Berners Lee lorsqu'il inventa le World Wide Web sans lequel ni Facebook ni Google ne pourraient exister aujourd'hui. C'est ce que fit Tim Berners Lee lorsqu'il plaça immédiatement cette invention, son invention, dans le domaine public. Il n'avait à l'époque ni la fortune ni même les ambitions qui sont aujourd'hui celles de Mark Zuckerberg. Il n'envoya pas de lettre à 1,7 milliard d'êtres humains. Mais lui et lui seul, par ce simple don, réussit à créer cette possibilité d'une communauté globale au sein de laquelle chacun avait, non pas l'obligation de se reconnaître dans une aspiration qu'on lui disait être partagée par tous, mais la possibilité d'imaginer, de décrire et de partager le monde auquel lui, et lui seul peut-être, avait envie d'appartenir. 

Alors comme ni Zuckerberg ni aucun autre milliardaire de la vallée des larmes de silicone ne renonceront à leur fortune ou à leurs ambitions politiques ou à leurs concours de Moonshots technologiques, c'est à nous qu'il incombe de faire le job, de se mettre au travail, pour créer les conditions d'émergence d'une nouvelle infrastructure sociale numérique qui à son tour pourrait permettre l'émergence de nouvelles utopies concrètes. Cela pourrait par exemple prendre la forme d'un index indépendant du web. Mais vous connaissez déjà toute l'histoire non ?  

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