A la recherche de l’utopie.

Au lendemain du premier tour des primaires du PS, journaux, radios, télés, éditorialistes de tous poils et de tous bords, opposants de droite et de gauche au projet de Benoît Hamon ont tous ce même mots à la bouche : "utopie". A tel point que même lui se sent dans l'obligation de nier l'utopie.

Ce projet, son projet, serait utopique. Wikipédia donne la définition suivante de l'utopie

"une représentation d'une réalité idéale et sans défaut. C'est un genre d'apologue qui se traduit, dans les écrits, par un régime politique idéal (qui gouvernerait parfaitement les hommes), une société parfaite (sans injustice par exemple, comme la Callipolis de Platon ou la découverte de l'Eldorado dans Candide) ou encore une communauté d'individus vivant heureux et en harmonie (l'abbaye de Thélème dans Gargantua de Rabelais en 1534), souvent écrites pour dénoncer les injustices et dérives de leurs temps."

Même s'ils s'opposent fortement sur la question centrale du revenu universel (qui cristallise, pour ses détracteurs, l'utopie suscitée), l'autre caractéristique du projet de Benoît Hamon est d'être, avec celui de Jean-Luc Mélenchon, celui qui prend le plus en compte un basculement numérique à l'échelle – notamment – du monde du travail. Basculement qui pourrait, s'il est mal anticipé, précisément nous faire basculer dans une dystopie, soit le contraire d'une utopie.

Puisque le numérique et la transformation du monde du travail (revenu universel) sont donc au coeur de ce projet, et puisque ce projet est presqu'unanimement stigmatisé comme "utopique", je voudrais ici rappeler quelques éléments. 

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Utopie !

En 1938, alors âgé de 72 ans, l'écrivain de science-fiction H.-G. Wells publie un livre dans lequel on trouve le texte : "World Brain : The Idea of a Permanent World Encyclopedia". Cette encyclopédie mondiale est décrite comme suit : 

"Le coeur d'une telle institution serait une synthèse mondiale de bibliographie et de documentation à l'aide des archives indexées du monde. A très grand nombre de travailleurs seraient engagés dans l'amélioration perpétuelle et la mise à jour de cet index des connaissances humaines."

Soixante-trois ans plus tard, en Janvier 2001, naîtra Wikipédia. Pendant quelques années, on débattra – de manière assez virulente – sur ce nouveau modèle d'encyclopédie, sur sa légitimité ; pendant quelques années on débattra de la résistance de l'ancien modèle encyclopédique. Un nombre important d'universitaires, d'enseignants, d'éditorialistes, de journaux presse, radio, télé stigmatisaient cette utopie d'une connaissance encyclopédique mise à jour par des gens qui n'avaient aucune reconnaissance universitaire ou scientifique. Et en quelques années tout cela fut plié. Toutes les anciennes encyclopédies cessèrent d'exister. Chaque jour, plusieurs fois par jour, à chaque moment de notre vie, nous utilisons Wikipédia. Cette utopie. 

Utopie !

En 1998, deux étudiants mettent en ligne un nouveau moteur de recherche baptisé Google. A l'époque, Altavista et quelques autres dominent totalement le marché. Personne, vraiment personne n'imagine un seul instant qu'il soit possible de faire mieux, tellement mieux, et tellement vite. Il faudra moins d'un an à Google pour faire imploser les anciens acteurs de la recherche en ligne et s'imposer. Avec un projet : "Rendre universellement accessibles l'ensemble de connaissances disponibles". Une utopie. Chaque jour, plusieurs fois par jour, à chaque moment de notre vie, nous utilisons Google. Cette utopie.

Utopie !

En Mars 1989 un ingénieur du CERN à Genève dépose un mémo sur le bureau de son patron. Le mémo est titré : "Information Management : A Proposal". Mike Sendall (le patron en question), griffonera en haut du document : "Projet vague mais excitant". Il vient pourtant de parcourir le document qui décrit le fonctionnement de ce que nous appelons aujourd'hui le World Wide Web. Cet ingénieur s'appelait Tim Bernes Lee. Une utopie. Une de plus. Chaque jour, plusieurs fois par jour, à chaque moment de notre vie, nous utilisons le Web. Cette utopie.

Utopie !

En Février 2004 un jeune Geek monte un site pour noter les étudiantes de son Campus. Peu de temps après un journaliste du New-York Times écrira :

"Les hommes vont chercher l’information à deux endroits : dans les grands médias ou dans tout autre organisation centralisée (…) et auprès de leur réseau familial, de leurs amis, de leurs voisins, de leurs collègues. Nous avons déjà numérisés les premiers. (…) Ce que Zuckerberg essaie de faire avec Facebook, c’est de numériser les seconds.

De son côté le jeune patron de Facebook explique sa vision du graphe social et de la mission qu'il fixe à sa plateforme

"Le graphe social c’est l’ensemble des relations de toutes les personnes dans le monde. Il y en a un seul et il comprend tout le monde. Personne ne le possède. Ce que nous essayons de faire c’est de le modeler, le modéliser, de représenter exactement le monde réel en en dressant la carte."     

12 ans plus tard, la moitié de l'humanité connectée dispose d'un compte sur cette plateforme. Et Mark Zuckerberg pourrait être candidat aux prochaines élections présidentielles.  

Next Station : Utopia. 

A grand coups de Moonshots, Google, Facebook mais aussi leurs équivalent russes et chinois abordent aujourd'hui la question de la médecine, du travail, de l'emploi, de la mort avec la même utopie. Ils veulent éradiquer le cancer, vaincre la mort, créer l'algorithme du plein emploi comme ils ont il y a presque 20 ans créé l'algorithme du plein accès aux connaissances, ou celui du plein accès … aux autres. Utopies d'aujourd'hui dont il nous faudra reparler dans 10 ans. Mais qui sont, déjà, des utopies structurantes, financées à grands coups de milliards, incarnées, prototypées, expérimentées. 

Le politique après la technique ?

Le Web, Wikipédia, Facebook, Google n'ont aujourd'hui rien d'une utopie : la société qu'ils mettent en oeuvre ou tentent de saisir est loin d'être parfaite et les communautés d'individus qui les peuplent, qui les alimentent ou qu'ils mettent en relation sont loin de tous vivre "heureux et en harmonie". S'ils n'ont rien d'une utopie ils ont en revanche atteint l'utopie qu'ils s'étaient fixés au départ. Leur projet utopique s'est concrétisé. Mais si l'utopie paraît avoir échoué, peut-être est-ce en partie car aucun de ces ingénieurs n'avait de projet "politique". Peut-être également que, au-delà des ambitions personnelles supposées de quelques-uns, peut-être que si tous ces sites ont aujourd'hui un rapport au pouvoir politique à la fois dense, complexe et essentiel dans nos actuelles démocraties, peut-être que si Zuckerberg aujourd'hui et d'autres peut-être demain se piquent de "faire de la politique", cela traduit avant tout leur volonté de s'inscrire dans un nouveau cycle utopique, celui d'une pragmatique de la gouvernance, d'une nouvelle algocratie.

Il faut remonter assez loin dans le temps, et dans un champ très particulier – celui de la documentation – pour retrouver le projet d'une utopie réalisée qui fut conçue, pensée et mise en oeuvre par les efforts conjugués d'un homme politique et d'un ingénieur. 

Henri-Marie La Fontaine (1854-1943) est un homme politique belge, pacifiste et féministe, qui reçut le prix nobel de la paix en 1913. Paul Otlet (1868-1944) est un "bibliographe" (donc une sorte d'ingénieur en bibliographie, en classement des connaissances), il est aussi militant socialiste et pacifiste convaincu. Et il est "le Belge qui a rêvé internet". A eux deux, sur la base des travaux d'Otlet et à l'aide du financement et du réseau politique de La Fontaine ils vont bâtir le Mundaneum. Une utopie documentaire pleinement réalisée. 

Le nombre et le temps.

C'est un homme politique anglais, Thomas More (1478-1535), qui a fondé la notion d'utopie. Et son ouvrage éponyme (Utopia), paru en 1516 (et accessible intégralement ici en pdf), comporte deux clés de compréhension essentielles qui résonnent parfaitement avec notre actualité politique, économique et numérique.

La première est celle des mathématiques, du nombre. Sur l'île d'Utopia, la largeur des rues est de vingt pieds, les journées de travail font 6 heures et l'on trouve tout un ensemble de règles mathématiques qui sont au coeur de la doctrine utopiste. L'utopie est d'abord une histoire de nombres, car le nombre est mesurable, objectivable, et serait donc garant d'égalité entre chacun des citoyens. La "mesure", la mise en nombre du monde. Cela s'appelle aujourd'hui "les algorithmes", "le Big Data", "le quantified self", mais l'idéologie de la mise en nombre du monde pour un égalitarisme mesurable n'a pas sensiblement varié sur ce point, de l'humanisme d'Erasme aux ambitions algorithmiques des GAFAM.

L'autre clé de lecture de l'Utopie est plus connue : c'est celle du rapport au travail et à la propriété. Pour Thomas More (qui est aussi un personnage du livre) l'idée de n'avoir ni propriété (les maisons sont prêtées pour 10 ans) ni argent semble d'abord une incitation à la fainéantise. Très exactement le même terme, le même argument que celui des opposants au revenu universel … cinq siècles plus tard.  

Revenu universel ou biopolitique ?

Dans le temps médiatique de cette élection, le revenu universel est donc présenté comme une "utopie" par ses opposants, c'est à dire par tout le monde. Parce que dans le temps médiatique actuel qualifier un projet d'utopique c'est désigner en même temps que signifier son inutilité sociale et politique, mais c'est aussi le disqualifier moralement en continuant de pontifier à l'aveugle sur la "valeur travail" dans un monde qui n'a jamais connu une telle situation de chômage de masse. Et c'est profondément dommage. Et dangereux.

D'abord parce que le revenu universel ou revenu de base n'est ni une idée de droite ni une idée de gauche. Ses théoriciens et principaux défenseurs s'inscrivent autant dans le champ du libéralisme que dans celui du socialisme ou du communisme. Ensuite parce que le revenu universel est un concept qui permet de penser de manière entièrement nouvelle une logique de redistribution de richesses qui structure l'ensemble de l'offre politique, et que ce concept est autrement plus fécond et opératoire que la notion de "bouclier fiscal" que la droite nous servait hier pour les riches et que la gauche nous ressort aujourd'hui pour les pauvres. Indépendamment de celui qui a déjà beaucoup tourné sur les réseaux sociaux ("Que répondre à votre beau-frère qui est contre le revenu universel"), je veux aussi mentionner cet autre article : "Le revenu universel : une idée authentiquement libérale".

Bien qu'étant (on s'en fout mais c'est juste pour clarifier mon propos), bien qu'étant plutôt en faveur d'un revenu universel, cet article est surtout intéressant car on y trouve la critique la plus virulente, la plus construite et la plus efficace du revenu universel, et le fait qu'elle émane de Michel Foucault plutôt que d'Alain Minc n'y est certainement pas étranger ;-). Bref, sur cette idée qui est davantage à l'époque (1979), celle d'un impôt négatif, voici ce que Foucault écrivait dans son cours donné au Collège de France : 

"Cet impôt négatif est, vous le voyez, une manière d’éviter absolument tout ce qui pourrait avoir, dans la politique sociale, des effets de redistribution générale des revenus, c’est-à-dire en gros tout ce qu’on pourrait placer sous le signe de la politique socialiste. Si on appelle politique socialiste une politique de la pauvreté “relative”, c’est-à-dire une politique qui tend à modifier les écarts entre les différents revenus, si on entend par politique socialiste une politique dans laquelle on essaiera d’atténuer les effets de pauvreté relative due à un écart de revenus entre les plus riches et les plus pauvres, il est absolument évident que la politique impliquée par l’impôt négatif est le contraire même d’une politique socialiste.

Cet impôt négatif «assure en quelque sorte une sécurité générale, mais par le bas, c’est-à-dire que dans tout le reste de la société on va laisser jouer, précisément, les mécanismes économiques du jeu, les mécanismes de la concurrence, les mécanismes de l’entreprise. […] Ce tout autre mode, c’est celui de cette population assistée, assistée sur un mode en effet très libéral, beaucoup moins bureaucratique, beaucoup moins disciplinariste qu’un système qui serait centré sur le plein emploi et qui mettrait en œuvre des mécanismes comme ceux de la sécurité sociale. On laisse finalement aux gens la possibilité de travailler s’ils veulent ou s’ils ne veulent pas. On se donne surtout la possibilité de ne pas les faire travailler, si on n’a pas intérêt à les faire travailler. On leur garantit simplement la possibilité d’existence minimale à un certain seuil, et c’est ainsi que pourra fonctionner cette politique néolibérale.

Difficile de faire plus explicite pour doucher l'enthousiasme autour du revenu universel. Mais un texte n'est rien sans son contexte. Et pour comprendre la réalité de ce sur quoi porte réellement la critique de Foucault, il faut parcourir l'ensemble de sa leçon inaugurale sur la "naissance de la biopolitique". Car à l'époque (1979) où Foucault prononça ce discours le taux de chômage était autour de 4% quand il atteint aujourd'hui les 10%. A l'époque c'est Valéry Giscard D'Estaing et Raymond Barre qui sont aux manettes et réfléchissent à l'application de cet impôt négatif. Et à l'époque, enfin, le même impôt négatif est bâti autour de ces fameux "seuils" que Foucault pourfend à raison, alors que dans les projets contemporains de revenu de base ou de revenu universel (je ne parle pas ici des programmes politiques qui veulent le mettre en oeuvre mais des textes d'économistes qui l'ont théorisé), la notion de seuil est précisément évacuée au profit d'un modèle de redistribution globale des richesses.

Mais il est des coïncidences parfois troublantes. Celle qui veut que cette critique de l'impôt négatif figure dans la leçon inaugurale d'un cours intitulé "Naissance de la biopolitique" en est une remarquable. Car la biopolitique (et le biopouvoir) au sens Foucaldien, c'est la capacité d'exercer un nouveau type de pouvoir sur le corps et sur la vie, à la différence du plus ancien qui s'appliquait, selon le modèle juridique, sur les sujets. Et c'est très exactement ce qui est aujourd'hui également au coeur du projet des NBIC (nano-bio-info-cogno technologies) et de la puissance algorithmique des GAFAM au service de la même idéologie libertarienne. C'est leur prochaine utopie. Et les chances qu'elle vire à la dystopie sont, cette fois, presque certaines.  

Et l'utopie dans tout ça ? Votez Foucault !

Ah oui, je me suis un peu éloigné de mon sujet. Mais peut-être pas tant que ça finalement.

Penser politiquement la mutation numérique du monde, c'est penser une utopie d'un point de vue politique, pour mettre en place les conditions d'équilibre et de justesse sociale qui devront accompagner les effondrements opérationnels autant que symboliques que cette mutation numérique engendrera. Penser l'utopie d'un point de vue politique c'est s'assurer de penser contre l'utopie des seuls ingénieurs qui n'ont d'autre projet politique que celui du syndrôme du tailleur dont ils sont atteints et chez qui l'utopie est indissociable d'une forme de mégalomanie.

Le client : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n'êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.

Le tailleur : Mais monsieur, regardez le monde, et regardez mon pantalon.

Pour le reste, moi je vais voter Michel Foucault. C'est à dire que je voterai pour le candidat qui, à défaut de cadre conceptuel suffisant, fournira un cadre idéologique cohérent, fût-il "utopiste", pour contrer les logiques du biopouvoir et du panoptique que la régulation algorithmique ambitionne de mettre en oeuvre à tous les niveaux de la société et dans tous les champs de régulation du vivant et de son écosystème. 

L'utopie féminine. 

Hier, 23 Janvier 2017, un "utopiste" remportait le premier tour des primaires du Parti Socialiste. Dans le même temps, aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde, des centaines de milliers de femmes défilaient contre celui qui veut les "attraper par la chatte" et remettre en cause un certain nombre de leurs droits fondamentaux. C'était la "Women's March". Le même jour, en France, un autre défilé, rassemblait quelques intégristes au rang desquels nombre de membres du bureau politique de François Fillon dans une marche "pour la vie", c'est à dire contre l'avortement. C'est précisément cela, la forme la plus extrême et dévoyée de biopouvoir que Foucault décrivait déjà en 1979 et à laquelle il nous faut être particulièrement attentifs et vigilants, tant du côté des fantoches et des clowns à la Trump que des idéologues enfarinés de christiannisme rétrograde à la Fillon, mais également du côté des GAFAM qui déploient déjà l'ingénierie nécessaire à l'exercice de ce biopouvoir.

Votez Foucault. Mais dépêchez-vous.  

Post-Scriptum : on me signale que Foucault ne sera pas candidat aux présidentielles pour cause d'empêchement suite à un décès. Heureusement il nous reste ses livres. Et sa présence sur cette grande utopie qu'est le web. 

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