La Youtubeuse et le puissant : petite chronique de l’influence.

L'histoire comporte tous les éléments de la viralité : les petits contre les gros, les jeunes femmes courageuses contre les vieux hommes lâches, les faibles contre les puissants, bref, le pot de terre contre le pot de fer. L'histoire est donc en train de faire le tour des réseaux. Cette histoire c'est celle de cette Youtubeuse, choisie par Youtube dans le cadre de son programme qui sélectionne lesdits Youtubeurs / Youtubeuses pour leur proposer d'aller interroger des "puissants".

Aux Etats-Unis, Barack Obama s'est déjà trouvé dans cette position, ainsi que d'autres hommes politiques ou stars des médias. En Europe, où démarre ce programme Youtube, c'est Laetitia Nadji qui se trouve choisie pour aller questionner Jean-Claude Juncker.

Et soudain c'est le drame.

Episode1. Dans la préparation de l'interview, et au regard des questions qu'elle prévoit de poser, un employé de Youtube la menace ouvertement de "Red Flag" : en gros, si tu poses ce genre de question, tu perds ton compte Youtube et donc ta source de revenus. Et là problème : cette menace est captée et enregistrée par un smartphone. Fin de l'épisode 1.

Yt1 Yt2

Dans l'épisode 2, la jeune femme fait son interview et ne cède pas à la pression : elle pose à Junker les questions qu'elle avait prévu de lui poser. Courageuse. Rien qui ne soit susceptible de déstabiliser cet homme rompu au media-training et qui enchaîne langue de bois sur enfonçage de portes ouvertes, ce qui n'est pas le cas de la Laetitia Nadji qui pose d'excellentes questions mais ne maîtrise pas l'art de la relance. Bref, attitude (très) courageuse quand même. Fin de l'épisode 2.

Dans l'épisode 3, l'interview réalisée, la jeune femme s'attend donc assez fébrilement à recevoir les foudres de Youtube et à voir son compte fermé ou ses revenus publicitaires chuter. Mais voilà qu'elle reçoit un courrier de Youtube qui la … félicite d'avoir enfreint les règles et de ne pas s'en être tenue aux consignes qui lui avaient été données, et qui lui propose un contrat de 25 000 euros pour devenir, pendant un an, "ambassadrice Youtube".

Dans la vidéo où elle raconte cette aventure la jeune femme est naturellement à la fois soulagée d'avoir évité le clash, étonnée de s'en trouver ainsi félicitée, et flattée, ravie et comblée de se voir proposer ce contrat dont elle n'aurait jamais osé rêver. Mais elle n'est pas non plus dupe et se demande s'il ne s'agit pas là d'une manière de la faire rentrer dans le rang … pour 25 000 euros.

La méthode FUD.

Puisqu'elle termine sa vidéo en demandant à son public ce qu'il pense de ce retournement de situation, voilà ce que j'en pense : il n'y a pas que les algorithmes qui font de la politique. Youtube est un média. Il fonctionne comme un média. Un média d'influence. Qui use de l'ensemble des stratégies d'influence connues. Dont la méthode FUD : Fear, Uncertainty, Doubt. Après la menace du "Red Flag" (Fear), les félicitations plongent logiquement la jeune femme dans d'insondables abimes de perplexité (Uncertainty), et le contrat de 25 000 euros proposé vient à la faire doublement douter (Doubt) : soit c'est une embrouille (on achète son silence), soit Youtube n'est finalement pas si méchant que ça (et reconnaît ses erreurs). 

FUD. Fear, Unvertainty, Doubt, un classique des cours d'école d'espionnage et autres récréations de guerre économico-politique.

Naturellement, les 3 actes de ce spectacle plus du tout cathodique prennent place sur, dans et à propos de Youtube qui, en termes d'audience (la seule chose qui compte pour la régie), retourne ainsi à son entier bénéfice le Bad Buzz généré par la vidéo.

L'autre méthode pour, sinon faire taire un Youtubeur, en tout cas le placer dans une situation de dépendance qui l'amènera à réfléchir à deux fois avant de se déclarer insoumis, l'autre méthode consiste à lui couper les vivres. Ou en tout cas à lui montrer à quel point il est facile de lui couper les vivres. Et là encore, Youtube s'est récemment illustré de manière magistrale. Taper ou menacer de taper sur les revenus publicitaires de Youtubeurs stars a de quoi faire réfléchir les Youtubeurs amateurs. Cette méthode aussi est connue : acheter la paix sociale en faisant taire au plus vite le leader.

Moralité ?

Dans un vision court-termiste on pourrait être tenté de consacrer la victoire du pot de terre contre le pot de fer, de la Youtubeuse frondeuse contre les puissants, de Laetitia Nadji contre Jean-Claude Juncker. "Youtubeurs : 1. Google : 0". Ce serait une erreur.

Ce qui est en train de se jouer sur le long terme au travers de cette histoire, c'est un nouveau déplacement des aristocraties de la parole et de l'opinion.

En même temps qu'une sacralisation, qu'une "installation" desdites nouvelles aristocraties dans un paysage médiatique qui, s'il a changé de support et de volume, n'en a pas pour autant changé de fonctionnement.

Les mêmes aristocraties que Google fut le premier en capacité de détecter et de hiérarchiser (mais également de déplacer) grâce à son algorithme PageRank, et qu'il est donc particulièrement à l'aise pour reproduire aujourd'hui à l'échelle de programmes qui ne sont plus ceux qui aliment son "moteur de recherche" mais sa "stratégie d'influence" sur le pot commun d'une course à l'audience. Il peut pour cela s'appuyer sur les innombrables "Youtubeurs pots de terre" qui une fois apaisé leur besoin de visibilité, sont désormais en quête d'une légitimité que seul ce média est en capacité de leur offrir.

Après les éditorialistes "éditocrates" qui avaient – et ont toujours – leur rond de serviette dans tel ou tel plateau télé à grande audience et connaissaient parfaitement le prix du repas, c'est désormais la plupart des Youtubeurs "à forte audience" qui vont être contraints de s'aligner sur la politique éditoriale voulue et pensée par Google pour servir ses intérêts. Croire le contraire est d'une naïveté confondante. Même si cela n'enlève rien au courage de Laetitia Nadji, l'erreur serait de penser qu'elle est la règle plutôt que l'exception.

 

3 commentaires pour “La Youtubeuse et le puissant : petite chronique de l’influence.

  1. Merci à nouveau pour les analyses que vous proposez via ce blog.
    Je retiens en particulier ces passages :
    “Dans un(e) vision court-termiste on pourrait être tenté de consacrer la victoire du pot de terre contre le pot de fer […] Ce serait une erreur.”
    “Après les éditorialistes “éditocrates” […] s’aligner sur la politique éditoriale voulue et pensée par Google pour servir ses intérêts.”
    Avec la référence à la stratégie du PageRank, rien n’a changé, comme vous l’écrivez.

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